mardi 22 janvier 2008

Chercheurs : rencontres et émois

Pour l'Almanach Jules Vernes (1992)
Quels furent vos prémiers émois, en dehors ou avec la science ?


1. Jean-Pierre Changeux
Académie des Sciences
Directeur du laboratoire de neurobiologie moléculaire (CNRS-Institut Pasteur)
L'homme neuronal, ed Fayard
Le premier choc culturel de ma vie est la visite des collections du Muséum d'Histoire Naturelle, quand j'avais dix ans, associé à la lecture des "Souvenirs entomologiques" de Fabre, vers la même époque.
Frappé par la beauté et la diversité des formes animales, mais également par la richesse du comportement, c'est aussi le moment ou je rencontre les idées darwiniennes sur l'évolution.
Plus tard, un autre grand moment a été mon contact avec Jacques Monod, qui fut mon patron vers 22 ans. Son ouvrage "Le hasard et la nécessité" m'a marqué au plus haut point, et montré qu'un scientifique peut être bon philosophe.
J'ai aussi découvert à cette époque Saint John Perse, à travers des poèmes comme "Amers", qui me séduisaient par la précision, notamment des noms d'insectes et de plantes insérés dans les textes comme des pierres précieuses.
L'homme qui m'a acquis au matérialisme est Diderot, avec "Le rêve de d'Alembert". Ce mélange d'humour, d'imagination, et de réflexions scientifiques très solides, joint à une profonde humanité représente pour moi une qualité de pensée et d'écriture inégalée depuis.
Dans un tout autre domaine, la peinture du 17-ème siècle, je mentionnerai la monographie "Jean Jouvenet", un élève du peintre Lebrun, écrite par Antoine Schnapper, professeur d'histoire de l'art à la Sorbonne. C'est une réflexion sur le "grand genre", peinture religieuse et mythologique avec un message humaniste égaré depuis.
Et puis il y a aussi "L'entraide", du Prince Kropotkine, un anarchiste de la fin du XIX-ème, qui se préoccupait de fonder l'éthique sur l'entraide dans un cadre évolutionniste.

2. André Langaney
Responsable du Laboratoire d'Anthropologie Biologique du Musée de l'Homme (Muséum-CNRS), Paris
Le sexe et l'innovation, ed du Seuil
Mon premier grand choc de lecture, vers 12 ans, est un ouvrage un peu tarte qui s'appelait "capturez-les vivants", et qui racontait l'aventure d'un type qui capturait des animaux pour les parcs zoologiques. Cela a contribué à déclencher chez moi un goût pour l'exotisme et la nature en général. Cela explique peut-être pourquoi j'adore aller sur le terrain.
Plus tard, il y a eu "les animaux dénaturés", de Vercors. Un très grand livre, qui résume toute l'anthropologie dans la tentative de définition de l'homme. Et puis "La clef des gestes" de Desmond Morris, pour la qualité de sa vison sur les communications entre les individus.
Dans le domaine de la fiction pure, "La condition humaine", par la violence, les déchirements liés à la haine et l'extrémisme des situations. Qui se rapportaient un peu à ce que vivais, adolescent dans un collège où je me trouvais déchiré entre des amis pro-indépendance et une famille avec des branches pieds-noirs. Où est la vérité ?
Camus, également, traite souvent ce thème, dans l'ensemble de son oeuvre. J'aime également beaucoup Dostoïevsky
Dans le domaine musical, j'ai un très net penchant pour les musiques exotiques. Qui permettent de pénétrer dans l'univers émotionnel des gens qui créent la musique. Le meilleur exemple, au Sénégal oriental, est la musique des Bedik, une polyphonie inaudible pour la plupart des gens, mais qui porte remarquablement les émotions.

3. Daniel Cohen
Directeur du Centre d'Etudes du Polymorphysme Humain, Paris
J'ai toujours été dans une filière musicale, et j'ai faillit devenir pianiste avant de devenir chercheur. J'ai eu le Premier prix du conservatoire quand j'étais en Maths Sup. Le choix a été extrèmement douloureux. La musique a bercé ma vie, et m'a conduit à m'interroger sur ses liens avec la recherche. En fait, à mes yeux, les univers deux sont très proches. La recherche consiste à construire des expériences aux résultat impalpables, et la musique, un peu de la même façon, désire restituer à travers quelque chose d'impalpable, la pièce musicale, des émotions, des éléments de votre environnement.
En littérature, il y a un livre que je mettrai par dessus tout, et pas spécialement parce qu'il s'agit d'un homonyme, c'est "Le livre de ma mère" d'Albert Cohen. Ce n'est pas une oeuvre de fiction, en fait je préfère les histoires vécues aux romans. Il y raconte sa mère de façon inégalée. Je l'ai relu quinze fois. L'humour, la désinvolture de sa vision de la vie, mais en même temps la puissance, le mordant de sa pensée m'a réellement marqué. Et m'a conduit, au passage, à réfléchir à l'utilité de cette obsession des chercheurs à vouloir être reconnu par leurs pairs.
Plus jeune j'étais évidemment fanatique de Baudelaire, mais "La ballade des pendus" de Villon, comme Ronsard et Montaigne sont très présents dans mes souvenirs. Montaigne, sa sagesse... Il y a une maxime à laquelle je pense souvent : "Il n'y a de fols que certains irrésolus". Dans notre monde scientifique il est essentiel de savoir se tromper, de pouvoir le reconnaître. Tout le problème réside dans le fait que cela demeure très mal perçu par la communauté.

4. David Ruelle
Académie des Sciences
Professeur de physique théorique à l'Institut des hautes études scientifiques, Bures-sur-Yvette
Hasard et chaos, ed Odile Jacob
Les oeuvres qui m'on vraiment marqué sont "littéraires". J'ai lu beaucoup de livres de vulgarisation, et de manuels qui me tombaient sous la main étant jeune, mais aucun ne m'a particulièrement marqué.
J'ai découvert les quatre évangiles étant très jeune, et bien que je sois devenu fermement athée, ils demeurent une référence. Un grand nombre de mes décision morales sont prises en suivant ou en rejetant cette référence. Du point de vue littéraire et poétique, cela reste une oeuvre époustouflante.
"Paroles" des Jacques Prévert est le livre d'une génération, de mon adolescence. J'en ai acheté, lu, relu plusieurs exemplaires, abandonnés ensuite çà et là. Un livre non conformiste, et je suis mal à l'aise de voir des lycées Prévert, et de voir le poète quasiment canonisé.
Une des lectures qui m'ait le plus marqué à l'âge adulte est "El laberinto de la Soledad", d'Ocatavio Paz. Un des regards les plus lucides sur le monde d'aujourd'hui. Une citation me revient : "Penser es el primer deber de la inteligensia. Y en ciertos casos, el unico". Cela me paraît si juste, et pourtant des générations d'intellectuels ont milité d'abord, et pensé ensuite...

5. Jean-Pierre Gasc
Spécialiste de la locomotion animale au Muséum National d'Histoire Naturelle.
L'ouvrage qui reste présent à mon souvenir de l'adolescence, Quand j'étais élève au Lycée Henri IV, est "L'hippopotame et le philosophe" de Théodore Monod. C'est la réunion des textes qu'il avait écrit pour l'antenne de radio Dakar, pendant la guerre. Ce sont les propos d'un humaniste face au nazisme et au racisme, mêlés de considérations biologiques. Ce message m'a fortement influencé.
Il y a aussi "Robinson Crusoë", de Daniel Defoe. Là, ce qui m'a fasciné c'est cette expérience de reconstruction d'un monde humain à partir de rien. Partir de quelques débris pour reconstituer un mode de vie. C'est aussi la puissance du savoir sur l'inconnu, l'hostile.
Le relativisme, l'esprit critique de Montaigne m'ont toujours séduit. La remise en question du monde de son époque mais aussi de notre univers actuel fait de ses textes une fabuleuse manière de prendre ses distances, et d'élever le niveau de la réflexion. J'apprécie beaucoup son chapitre sur les cannibales, et son parallèle avec l'Inquisition.
Dans un domaine très différent, je voudrais citer "La dialectique de la Nature", d'Engels, point de vue captivant de ce penseur sur la science de son temps, qui replace l'évolution humaine, l'outil et le travail dans une perspective nouvelle. Je partage tout à fait son point de vue sur le travail perçu comme un facteur d'hominisation, de socialisation, ce qui en fait un moteur essentiel de l'évolution des sociétés.
J'ai beaucoup aimé la littérature d'Henry Miller, le théatre de Shakespeare, et celui de la Grèce antique.

6. Hubert Curien
Cristallographe. Ministre de la recherche et de l'espace
Mes rencontres avec des livres ont été nombreuses, mais s'il n'en faut citer que trois, je commencerai par "Sans Famille", d'Hector Malot, à qui j'accorde la palme de mes lectures enfantines. Je me suis plongé avec ravissement dans cet océan de bons sentiments.
Puis vint Victor Hugo et sa "Légende des Siècles", éblouissante démonstration de l'art du verbe et du jeu des rimes.
Dans le domaine de la philosophie, pourquoi ne pas citer "Les atomes", de Jean Perrin, impressionnante leçon de logique scientifique et de foi dans l'intelligence.
Dans un autre domaine, je voudrais encore mentionner le choc ressenti par le petit vosgien de douze ans que j'étais, en 1937, lors de ma venue à Paris et de ma visite de l'Exposition Universelle. Ce ne sont ni le pavillon du Japon, ni celui de l'URSS qui me bouleversent, mais le Palais de la Découverte : la science expliquée, mise entre vos mains, c'est délicieux.
Plus tard, en 1947, ce fut aussi la découverte de la musique, à un concert de Yehudi Menuhin. Et finalement, en 1949, tombé amoureux d'une camarade d'études, je suis présenté à son père. Il s'agit de Georges Dumézil. Je souhaite à tous d'être le gendre d'un aussi grand savant.

7. Boris Cyrulnik
Psychiatre, éthologue
Sous le signe du lien, Ed Hachette
Les livres qui m'ont marqué, je les ai découvert enre 15 et 20 ans, à l'âge des grandes empreintes sociales. Et si je m'en souviens, 40 ans plus tard, c'est que ma sensibilité à ces ouvrages était particulièrement grande. Le premier, c'est "La vie des fourmis", d'Henri Fabre. Son ouvrage m'a ravi par la "scientifisation" de l'observation de la nature et du vivant qu'il représentait pour moi. Il y a surtout "Les animaux dénaturés" de Vercors, qui pose un problème fondamental sur le ton du bavardage. Qui est "homme" ? En fait c'est un débat autour de la guerre, l'ouvrage d'un résistant qui a mélangé l'action et la réflexion, ce qui emporte mon admiration. J'y trouve l'idée que celui qui pense mal est condamné à mort, car il est sous-homme. Une expérience largement vécue pendant le conflit mondial, et que l'on retrouve aujourd'hui, du côté de la Yougoslavie par exemple.
'L'île aux pingouins" d'Alphonse Daudet, développe un thème qui a été repris par William Golding dans "Sa majesté des mouches". La survie dans une île s'articule autour des nécessité de l'espèce, les pingouins recréent un monde de pingouins, les hommes un univers d'hommes.
Cela m'amène à la réflexion qu'en général ceux qui, pensent qu'il est possible de prendre le pouvoir par la force sont ceux qui croient distinguer que les animaux et les autres hommes procèdent de la sorte, tandis que ceux qui pensent différemment observent que les dominants sont les individus plus politiques, qui savent provoquer une coopération.
Globalement, les problèmes qui m'on passionné dans ces livres sont ceux du passage de la nature à la culture. Je pense que c'est une clef essentielle pour saisir notre fonctionnement, et qu'il faut violemment se garder d'être simpliste dans ce domaine. Car dans ce domaine les fausses pistes empoissonnent trop volontiers notre pensée occidentale.

8. Gérard Mégie
Directeur adjoint du service d'aéronomie du CNRS
Ozone, l'équilibre rompu, Ed du CNRS
Vers 12-13 ans, j'ai été transporté par "Le petit Chose", d'Alphonse Daudet.. C'est un livre très classique, qui raconte une extraction modeste, la puissance de la formation scolaire et intellectuelle, l'émergence de la personnalité. Cela m'a fasciné.
Un peu plus tard, il y et Victor Hugo et Stendhal, pour la puissance de leur verbe, et Vercors, avec "Le silence de la mer". Je voudrais aussi citer les écrits et les planches de Buffon, et de Fabre (la vie des fourmis), qui m'ont emballés vers 16-17 ans.
Aucun de ces livres n'a décidé de ma destinée scientifique, car l'étais sur les rails de la formation, par le lycée Louis le Grand à Paris, puis l'école Polytechnique, mais il ont contribué à forger doucement mon âme scientifique. Plus tard, à la fin de mes études, la visite du Professeur Jacques Blamont a décidé de ma spécialité scientifique à travers le goût du spatial.
Aujourd'hui je suis un lecteur assidu de Michel Serres, mais aussi de Descartes (La philosophie des sciences). Et je garde un faible pour mes lectures politiques de la fin des années 60 : Edgar Morin et Yvan Ilitch.
Le dernier livre important que j'ai lu ? "Le chercheur d'or", par le Clezio. La musique de son écriture, l'atmosphère de cet auteur me fascinent.

9. André Lebeau
Directeur de la météorologie nationale (Météo France)
L'espace en héritage, Ed Odile Jacob
A l'âge de 7 ans, j'ai lu intégralement l'Iliade et l'Odyssée, dans la bibliothèque de mes grands-parents. Homère fut mon premier contact avec la littérature, et un choc profond. J'en ai gardé la conviction que même les grands textes sont souvent accessibles aux très jeunes.
Plus tard, au Lycée, ce furent les "Fleurs du Mal", de Baudelaire. Pas très original, mais je savais les vers par coeur, du début à la fin, le livre était en permanence dans ma poche.
Deux autres livres ont influé sur mes activités. Oisans, de Jacques Boelle, a fait de moi un alpiniste, pendant que j'étais élève à l'Ecole Normale, le livre en deux volumes de Michel Barré sur son expédition en Antarctique de 1947 m'a conquis au point de me faire promettre de connaître un hivernage dans ces contrées. Agrégé de physique, je fût membre de la seconde expédition antarctique française, entre 1956 et 1958.
L'auteur qui m'accompagne e plus au fil des ans est Proust. cet univers complet, possédant une existence propre, ma' toujours séduits. je me souviens de longues soirées à Moscou, lorsque je m'occupais de la coopération spatiale franco-soviétique. Proust m'y a été d'un grand secours...

10. François Morel
Académicien
Directeur du laboratoire de physiologie cellulaire du Collège de France
Dans le domaine littéraire, l'esprit dont la rencontre m'a marqué est celui de Paul Valéry. ses essais, comme "L'homme et la coquille" sont d'une actualité trépidante, son regard sur le monde n'a cessé de me surprendre. C'est une réflexion étonnamment profonde sur la science et ses relations avec la société, alors que Valéry n'était pas scientifique. mais il saisissait tellement bien toutes les subtilités de nos débats qu'il les faisait avancer avec une aisance déconcertante.
Les autres grands chocs culturels ont plutôt été rencontrés dans le monde pictural. les peintures du suisse Paul Klee ou de Juan Miro m'ont touché. C'est bien entendu plus superficiel qu'un bon essai philosophique, mais j'ai été très sensible à l'expression de l'art espagnol pour de raisons de contexte historique. J'étais à Genève lors de la guerre d'Espagne, et bon nombre de toiles avaient été mises à l'abri dans les musées. J'y ai pris l'habitude de fréquenter les expositions, à travers le monde, lors de mes déplacements de scientifique. J'ai également eu la chance de connaître Jacometti. Ce n'est pas mon sculpteur préféré, car éloigné de mes canons esthétiques, mais son talent était réellement fabuleux.

11. Jean Audouze
Astrophysicien. Conseiller scientifique du Président de la République
Conversations sur l'invisible; Ed Belfond
Il y a un thème que j'aime depuis toujours, je crois, au théatre, à l'opéra, dans les romans, celui de Don Juan. Cet homme qui se cherche, déchiré par ses passions, ses pulsions, qui se débat me fascine. Je ne me prends par pour Casanova, loin de là, et je n'ai pas l'ombre d'une envie de lui ressembler. Mais les oeuvres artistiques qui tournent autour de ce thème sont à mes yeux, particulièrement fortes.
De façon générale, j'ai un goût prononcé pour les auteurs qui jouent avec le mot et le verbe. Queneau, Perec, Vian sont de ceux-là. mais le Gargantua de Rabelais me comble également. le mot devient chez ces hommes un élément artistique d'une puissance étonnante, et la truculence de la langue vous surprend en permanence. Le plus saisissant, peut-être, c'est que ces auteurs trouvent souvent, dans les contraintes des règles qu'ils s'imposent, de nouveaux espaces d'expression et de liberté.
Je voudrais aussi mentionner mon attirance pour les horizons étranges. Les voyages de Gulliver, les textes d'Edgar Poe, d'Ambrose Pierce, même la science fiction, avec des écrivains comme Philip K. Dick, me font voyager avec une facilité déconcertante.

12. Yves Coppens
Académie des Sciences
Préhistorien. Professeur au Collège de France.
Plusieurs livres, dont "Le rêve de Lucy"
Mes rencontres avec l'histoire ont été des chocs importants,et c'est sans doute sur le terrain, pendant la guerre, en Bretagne, que ma carrière scientifique s'est dessinée. Une falaise qui venait de s'effondrer dans le Golfe du Morbihan m'a révélé un site gaulois, datant l'époque de la conquête romaine. J'en ai ressenti une émotion très forte, et un trouble réel à l'idée que notre sol puisse être truffé de témoignages de notre histoire.
Un autre évènement fut, à la même époque, ma rencontre avec un professeur de lettres du Lycée de vannes, Pierre Cogny, qui a fait exploser mon horizon intellectuel, et a réussi à me passionner pour le latin. A tel point que je lisais et recopiais sans cesse les textes de Jules César, "De bello gallico", et je grommelais en permanence contre les mensonges du conquérant, qui ne reculait devant aucune tromperie pour obtenir de Rome des troupes et les moyens de poursuivre ses activités militaires.
Parmi les auteurs qui sont restés présents à ma mémoire, je citerai Malsherbes, Dubellay, Montaigne, pour les grands classiques,et Chateaubriand pour les romantiques. J'appréciais beaucoup son "Génie du christianisme", mais il est certain que je ne le relirai pas de la même manière aujourd'hui.
En philosophie des sciences, il y a bien sûr les immenses, Einstein ou Teillard de Chardin

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