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jeudi 17 juillet 2008

Du son dans la piscine

Janvier 1993

Par gorgées de bulles, la piscine se faufile sous nos néoprènes. "On peut faire la planche", murmure quelqu'un. C'est vrai. Dès que la nuque touche, l'effet est là. Et lorsque la tête bouchonne, le monde bascule en harmonies. Au zénith, le regard note machinalement des puffins qui fusent vers le mauve, ailes dépliées. Mais c'est sous l'eau que les esprits ont à comprendre. L'eau ? Ce liquide-là ? La première réaction est de ressortir. Peur de briser le rêve. De casser le cristal... Peut-on flotter dans des sons, y nager ?

Peu à peu les gestes reviennent, on fait la planche. On écoute. Voici la piscine promue auditorium, concert, cathédrale engloutie à la nef farcie de sirènes par la magie nue de la musique subaquatique. D'un oeil, tout en vérifiant les équilibres des diffuseurs sonores, Michel Redolfi surveille mes réactions. Le compositeur et directeur du Centre international de recherche musicale de Nice connait bien ces émotions. Le public pataugeur des concerts sous-marins qu'il donne depuis des années se comporte comme je viens de la faire. Une reculade, une agitation, et puis l'installation dans un mode d'écoute, avec des positions et des nages propres à chacun. Certains flottent, passifs. D'autres voyagent en apnée, font l'ascenseur dans le bleu. Pour mieux capter les vibrations de l'onde, on peut aller en groupe, se réfugier au loin, solitaire. En quète de quelque chose comme la fragilité du temps...

Cocteau aussi, a défloré de quelques brasses cet émeraude qui glougloute et sert de piscine au Bel Air, le palace du Cap Ferrat. Entendrait-on rire Picasso, autre habitué des lieux? On peut parier, il aurait aimé se verser à l'eau sonore.
Les bulle musicales sont celles de Crysallis, l'opéra de Redolfi. C'est la première oeuvre que l'on écoute pas, que l'on ressent par toutes les cellules. Le corps entier et le crâne surtout sont des récepteurs. Pour le cerveau et son oreille, égarée, dépassée, le son vient de l'intérieur. Une voix intérieure... C'est la meilleure description de cette illusion humide. Comme si dans vos entrailles de ludion un coup de poing venait révéler la source sonore tapie.

Dommage, la tête hors de l'eau la magie s'estompe. A peine une rumeur...
"L'énergie passe très mal : seulement un cinq millième de la puissance sonore se transmet de l'eau à l'air..." explique Michel. Ce qui vaut à la piscine, pour nos amis restés au sec, de demeurer muette. En apparence.
La phrase s'éteint, nous replongeons, avec des tubas cette fois, histoire d'immerger nos fronts. Le rêve s'allume encore un peu davantage, l'effet est plus fort. Les sons s'offrent en pâture, métalliques et minces, à la limite de la rupture. Fragiles, intimes et distants. En se rapprochant de l'une des sources sonores, on perçoit autrement. Mais toujours, l'origine du son se dérobe, s'évanouit. Il est partout...

"C'est normal, l'eau est des milliers de fois plus dense que l'air... Et le son se propage quatre fois plus vite (1450 mètres par seconde, au lieu de 350). Pour l'oreille, habituée à s'orienter sur des décalages plus lents, le son est du coup omniprésent. D'autant que le tympan, inutile, écrasé d'eau, est court-circuité. Ce sont les os du crâne qui captent les vibrations de l'eau, et les répercutent vers l'oreille interne, directement", explique Redolphi, assis au bord du bassin. On entend donc émoussé, en monophonie, un son qui fait vibrer.

Comme dans le ventre d'une mère...

"C'est probable.. Dans l'espace maternel, l'embryon entend des sons qui lui sont transmis par conduction osseuse, par la colonne vertébrale, pour l'essentiel, souligne Alfred Tomatis, oto-rhino-laryngologiste auteur d'une méthode de rééducation par des sons indirects. L'embryon est au coeur d'une sorte de cathédrale osseuse... Démuni de tympan, son oreille est ouverte, et c'est l'oreille interne qui capte les sons... Et heureusement pour les bébés, les bruits sourds et graves, comme ceux du coeur, sont largement amortis. Il les entend pas ou mal..."
Il fait nuit à présent. Encore une plongée dans les vibrations englouties. Cette fois, Michel joue les Nemo et nous offre quelques lieues peuplées de mammifères marins, pour le plaisir. Dans la seconde, les hurlements fauves envahissent l'espace, retrouvent un univers qui leur faisait défaut...

"Le plus décevant, quand on immerge des haut-parleurs conventionnels, c'est que l'on entend rien, ou presque. Dans l'eau, les seuls timbres vraiment perçus sont entre 500 et 5000 Hertz, dans le médium-aigu. Et la rigidité du crâne, qui reçoit les vibrations, écrase encore un peu davantage la dynamique, réduit les contrastes de volume entre deux plages musicales", poursuit le compositeur.

Autrement dit, Wagner et Pink Floyd sont interdits de séjour dans l'univers plat de l'Atlantide sonore. Inaudibles. Ce qu'il faut ici, c'est une musique conçue en prévision du spectre sonore sous-marin, fondamentalement différent. Sous peine, comme bien de propriétaires de piscine, de carboniser les haut-parleurs étanches que vous aurez immergés dans votre bassin, à force de monter la puissance de l'amplificateur, et de vouloir entendre ce que les os du crâne ne peuvent capter.
Pour mieux contourner cet écueil, Redolfi a carrément inventé des hauts-parleurs d'un genre nouveau. Des cristaux piézoélectriques enfermés dans des coques en aluminium, pour ses recherches et les concerts qu'il donne à travers le monde. Ils sont faits sur mesure pour lui, s'usent et se brisent si l'on s'en sert trop brusquement.

Le fruit rare d'un travail étrange, commencé à la fin des années 70 en Californie, dans ces caissons d'isolation sensorielle alors très en vogue. "J'y ai découvert que mon attention aux sons était plus grande, que mon univers mental était plus ouvert..."
Hasard, Redolfi est alors chercheur à San Diego, site d'une base importante de l'U.S. Navy. Et il peut accéder aux compte rendus des expériences de la marine, sur des communications en phonie avec les plongeurs de combat, des techniques d'enregistrement sous-marin...
"Une matière fabuleuse... J'y ai trouvé mes bases techniques, poursuit le musicien, et bien d'autres choses..."
Sous l'eau, donc, les sons sont autres, l'oreille fonctionne différemment... Redolfi-compositeur voit là un terrain à explorer, tout comme un peintre se ruerait vers un espace où le rouge serait bleu et les carrés changés en bulles !
Pour comprendre, il commence par traquer des sons en mer, phoques et baleines, et à les restituer en piscine. Et en 1981 il commence à composer des pièces totalement destinées à être interprétées sous l'eau. Un gong sous-marin est aussi créé, qui transmet ses vibrations à de l'électronique située en surface. Puis avec Dan Harris, de New York, il concocte une console de mixage... sous-marine ! Muni d'un scaphandre autonome, il peut savourer tout un concert au fond de l'eau, y règler la puissance des amplis, les répartitions sonores...

Le subaquatique ne s'interdit pas non plus la voix humaine. Une cantatrice peut chanter au bord du bassin, et le son est alors transmis sous l'eau. Deux cent personnes se sont ainsi immergées dans les mélopées de Susan Belling, cet été à Lisbonne. L'artiste peut même, comme à Grenoble au printemps, chanter dans une bulle d'air immergée, réalisée par un vieux complice, l'architecte Jacques Rougerie.
N'est-ce pas aller un peu trop loin ?
"Je ne veux rien revendiquer de surnaturel, encore moins le New Age grand-dadais. Cette technique musicale est un atout, car elle permet aux auditeurs de changer d'univers brutalement. Une modification de leurs équilibres sensoriels qui les rend simplement plus attentifs, plus ouverts...", répond Redolphi.
Une psychiatre parisienne, pourtant, va plus au-delà. Et use de cet "état de grâce" que procure un bassin habité de sons. Claire Carrier utilise dans sa pratique thérapeutique la situation peu banale de se trouver dans une eau sonorisée par Redolphi, pour induire une adaptation corporelle chez ses patients.
Le rêve de Michel ? Sonoriser une crique, une baie entière, avec des capteurs qui lorgneraient le soleil, tâteraient la température de l'eau, renifleraient vent et nuages. De cette arène sortirait une modulation sous-marine, amplifiée. Sans cesse changeante, cette musique deviendrait une sorte de ligne sonore, consacrée à une forme de cohabitation de nos cultures avec le monde naturel.
Eloignés de la mer ne désespérez pas. Redolphi se déclare disposé à faire fabriquer des systèmes miniaturisés qui équiperaient les baignoires, et pourquoi pas, les piscines municipales...
Ecouter le chant des baleines, ou des musiques contemporaines sous l'eau : bon programme pour le crawl du samedi, non ?

vendredi 13 juin 2008

Carpes Koï

1994


"Ce sont des tableaux vivants, et en plus, on peut les aimer. Elles apprennent à te connaître, elles te reconnaissent quand tu marches près du bassin". Avec le lointain et désarmant tutoiement des exilés d'Albion, Peter raconte déjà ses poissons. Et dans le crépuscule de ce chemin creux du bocage normand, ses yeux s'innondent de cette lueur qui sommeille chez tous les rêveurs qui on sacrifié à la passion.
"Tu sais, la carpe Koï, c'est pas très compliqué parce que quand tu commences à te prendre au jeu, tu fais attention l'eau, à la nourriture, et puis tu deviens fou de ces poissons, alors ils sont en pleine santé..."
On approche. Le petit portail s'ouvre, la voiture s'échine sur un gouffre défoncé qui ressembla jadis à un chemin...
Là, le parcours initiatique tourne au surréalisme.
Les roues de la berline patinent dans la boue d'un interminable verger en pente douce. Figure libre et toupie sur gadoue, hurlement de moteur dans la nuit... Voiture repeinte de terre, immobiles sous le crachin, on baisse les bras : "cela ne passera pas..."
Tout le monde se transborde dans une Land Rover d'époque churchilienne, qui elle, démarre bravement et pétarade vers une petite grange en moêllons.
"O.K., nous y sommes..."
Quelques instant plus tard, dans une barque soigneusement isolée, sous un néon de fortune, deux cent fuseaux bariolés dansent. Une foule bigarrée, aux mouvements hypnotisants..
Dans ce rude écrin de ciment, des carpes Koï, les poissons les plus chers du monde sont venus commencer une autre vie...
Les records des prix, pour les spécimen de concours, sont édifiants... Un million de francs pour une Ogon dorée, couramment plusieurs centaines de milliers de francs pour de belles Asagi (dos bleu et flancs dorés). Mais le sommet, le nec plus ultra reste la Kohaku. Aux seules couleurs nationales rouge et blanche, cette carpe-là vaut trois millions de francs si elle est parfaite : blanc ivoire, taches (hi) rouges très vif, aux dessins réguliers et équilibrés, sans envahir la queue, ni la bouche. Subtilités de l'art : une carpe à défauts ne vaudra rien (hormis l'affection que peut lui porter un aquariophile), ou alors une fortune, si son orginalité esthétique est forte...
Si la seule tache rouge est de forme circulaire, placée sur la tête, en forme de drapeau japonais, c'est une Tancho Kohaku... Le gros lot. Son record officiel est de cinq millions de francs.
"Mais les plus belles ne sont pas connues. Ce sont des géniteurs que les éleveurs gardent au secret, dans des bassins dissimulés dans leurs caves... Pour que l'on ne sache pas ce qu'ils préparent", confie Peter.
Pour l'heure, l'ancien rocker compagnon de scène de Genesis ou de David Bowie reconverti dans l'aquariophilie n'a pas encore importé ce genre de merveilles. Le marché européen n'est pas prêt, et le risque est trop grand. Ici, dans le bassin d'hivernage, les deux cent carpes exilées représentent "seulement" quelques centaines de milliers de francs de chiffre d'affaire.... Du tout venant, qui permettra aux cielnst de Peter de s'initier à l'art de la Koï. Une drogue douce ?
"Les voir et s'en occuper est vraiment un grand plaisir. J'en connais, à Amsterdam, qui ont fait construire leur maison sur un bassin. Tu déjeunes, et des Koïs viennent voir tes pieds, à travers un plancher vitré... Paradoxalement, ces prix sont inférieurs à ce qui se pratique au Japon, car j'arrive à négocier sur les prix à l'export. Là-bas, le marché est tenu par les producteurs,...."
Folie et tradition, la carpe Koï, ou Nishikigoi en japonais, est l'un des sommets de la culture du pays du "Chat qui dort". Dans les grands magasins chics de Tokyo, des échoppes de luxe leurs sont consacrées.
Pourtant tout commenca fort banalement, il y a plus de mille ans. La carpe, venue de Caspienne via la Chine était alors destinée à l'assiette. Son élevage, source de revenus, était réservé aux aristocrates et Samouraï. Peu à peu, le poisson de table trouva pourtant sa place dans les mythes japonais. Endurante, courageuse, calme, régissant à la présence humaine, la carpe commune devint vite un symbole, et se retrouva dans le décor des demeures. Elle y symbolisa la majorité des jeunes hommes (tan-go-no-sek-ku).
Connaissant les capacités de patience et d'attachement des japonais aux symboles, on comprend que les hasards de la génétique devinrent des aubaines esthétiques : les mutantes blanches ou rouges, les carpes à dessins colorés furent peu à peu mises de côté, choyées, conservées pour l'ornementation, resélectionnées. Une habitude qui s'installa au siècle dernier et devint culte entre les deux guerres mondiales.
Apparurent alors des élevages intensifs, des armées de trieurs chargés de repérer dans les 400.000 alevins d'une pondeuse lesquels seront suceptibles de devenir de superbes Koï... Sur les 10.000 jeunes qui sortiront de ce tri, un millier environ connaitront les aquariums. Mais le grand jeu, le pari suprême, c'est évidemment de pouvoir reconnaître chez un jeune les capacités à devenir, adulte, un tableau. Une lecture de l'avenir aui est en soi un art. Un vilain petit canard peut se métamorphoser en une bête de concours hors de prix, tandis qu'une charmante jeune carpette répondant à tous les critères de beauté peut les voir s'évanouir avec la croissance...
A ce petit exercice, des fortunes se sont construites, et beaucoup de spéculateurs se sont essouflés. Le coup d'oeil valant ici des millions de francs... Les secrets de fabrication également : la manière de soigner les carpes, de traiter leur eau, d'y ajouter des minéraux, de modifier l'alimentation au gré des saisons peut modfier l'aspect extérieur des poissons.
Alors le secret rôde autour des bassins.
Audrey Baschet, secrétaire du Koï Club de France, et très dynamique associée de Peter dans l'activité d'importation et d'élevage des carpes se souvient ainsi d'un client important, surpris en train de fouiner dans les documents de Peter à la recherche de quelques recettes confidentielles...
"Mais ce qui est important avec le Koï, c'est de se faire plaisir... Comme ça tu n'es pas déçu, et tu calmes ta vie....", ajoute Peter, si loin aujourd'hui des rumeurs de la pop music.

jeudi 12 juin 2008

Incroyables bébés

avril 1993

Les bébés nous manipulent
entretien avec Boris Cyrulnik



Le pédo-psychiatre de la Seyne-sur-Mer a aussi soumis les petits en devenir à quelques tests simples. Comme leur administrer l'air du basson de Pierre et le Loup dans leur dernier mois. Ils manifestent une nette activité en réponse aux vibrations. Hélas, au dixième passage, déjà, ils se lassent, s'habituent. Un phénomène révélateur d'une reconnaissance, d'une mémorisation...

Les bébés sont-ils manipulateurs ? Dans un sens. Pour assurer leur devenir ils jouent d'un arsenal destiné à mobiliser les parents, à nous encourager à les dorloter, à prendre le temps de les aimer. Révélateur de cette délicate rouerie, le sourire.
Pour traquer le tout premier sourire chez le nourisson, Boris Cyrulnik, fondateur du Groupe d'éthologie humaine, a disposé une caméra dans la salle d'accouchement. Dans le même temps, on réalise un électro-encéphalogramme du bébé. Du coup, on apprend que lors de l'accouchement, le bébé est en général en sommeil, aux antipodes de ce que certains entrevoyaient comme le traumatisme de la naissance. Après une sortie tranquille, et un premier cri automatique et libérateur, le nouveau-né se rendort dans son berceau translucide. Le voici à présent qui frémit des zygomatiques. Enfin, se dit la mère. Un sourire. Pour leur part les signaux électriques produits par le petit cerveau indiquent un sommeil paradoxal, cette phase qui fait le nid du rêve. On sait par d'autres études que ce sourire là, involontaire, est induit par la présence d'une substance chimique naturelle dans le cerveau, un neuropeptide.
La mère s'en contrefiche. Ce qu'elle voit, c'est le premier sourire de son adorable bambin. Pétrie d'émotion, souriante à son tour, elle s'approche du trésor, le caresse, s'en empare, lui parle. Elle crée autour du bébé une bulle de tendresse et de chaleur. Avec un double résultat : le nourrisson s'en souviendra et sera (en principe) porté sur le sourire, mais surtout,... il grandira. Son cerveau, sorti du sommeil paradoxal, y replonge quelques instants plus tard. Une phase de retour au sommeil à rêves qui est aussi celle qui encourage le mieux la fabrication d'une hormone de croissance...
Et voici comment un phénomène biologique (un sourire automatique que la mère interprète comme un message explicite), destiné à mettre deux êtres en synchronisation affective, sert aussi de support à des mécanismes biologiques essentiels : "l'amour fait grandir les bébés", glisse Cyrulnik.
Comportement acquis ou inné ? "Ce débat est dépassé. Il faut 100 % d'inné et 100 % d'acquis pour faire un beau bébé. Ce n'est pas parce que j'écoute La Tosca tout les jours que mon chien la fredonnera. Il faut une "promesse génétique" pour devenir homme. Mais sans l'environnement affectif, intellectuel un bébé est en danger".

"La naissance du sens", Boris Cyrulnik, Hachette editeur

Voir le monde et le penser
Roger Lécuyer
La tête blonde est au boulot. Sur son petit trône expérimental, isolé par un rideau manière photomaton, monsieur bébé se retrouve face à un écran vidéo et une ronde de lapins verts qui jouent à cache-cache avec son ragard. Pas courant à trois mois. Surtout quand à l'autre bout un système permet de superposer le bébé-regard sur l'écran que surveille un chercheur. Enjeu : savoir si les bébés ont une perception du monde dépendante de leur connaissance. Débat intellectuel ? Demandez donc à une mère s'il lui est indifférent de savoir que son bébé continue à la "percevoir" même si aux yeux du petit elle vient de prendre l'aspect terrorisant d'un corps sans tête puisqu'elle enfile un pull-over.

"Que les très jeunes bébés soient capables de concevoir qu'un objet continue tout de même à exister, même s'il est caché par un autre est tout à fait nouveau". Roger Lécuyer, professeur au laboratoire de psychologie et du développement de l'enfant (Université Paris V-CNRS) a refait ces expériences américaines, mais en deux dimensions, avec des objets stylisés sur des écrans vidéo. Pour obtenir le même constat, à l'encontre des thèses de Piaget. Les chercheur suisse estimait qu'à moins de 6 mois les bébés étaient incapables de cette notion de "permanence" des objets. On observe aujourd'hui le contraire.
"Nous avons besoin de beaucoup de modestie, car il est facile dans une expérience de masquer un comportement ou d'empêcher un enfant de livrer sa vraie décision", souligen Lécuyer
A 5 mois, les bébés sont ainsi capables de suivre des yeux un nounours qui va se cacher derrière des obstacles. Mais si on leur demande de soulever un cache parmi plusieurs, ils se trompent souvent. Incapacité ? On l'a cru. En fait on s'aperçoit aujourd'hui que la chaîne complexe des gestes qui permet de débusquer le petit ours est soumise à une inertie plus grande que le regard. Les yeux suivent bien le trajet variable de nounours, et le bébé "sait" où il se trouve. Mais le cerveau moteur ne coordonne pas le geste à réaliser pour soulever un cache différent de l'essai précédent.
Lécuyer compare les bébés à des astronomes, qui observent le monde à distance, avec leurs sens, sans pouvoir influer sur la réalité. Ils n'ont guère besoin d'être programmés pour réaliser leurs apprentissages, les sens leur permettant très vite d'acquérir une bonne représentation de ler environnement.

"Bébés astronomes, bébés psychologues", R. Lécuyer, Mardaga éditeur


C'est l'enfant qui se construit
Montagner
La scène vous fige devant l'écran. Deux bambins de quatre mois en conciliabule. Sans un regard pour leurs pauvres mères. Et voici que je te regarde, que je crie ou que je tapote du pied contre ta chaise. Mais certainement, j'en ai autant pour toi, et d'ailleurs si tu regardes ailleurs, je hurle...
Que celui ou celle qui n'a jamais douté de l'aptitude de son enfant à soutenir de telles communications à un âge aussi précoce aille constater les faits à l'Unité 70 de l'INSERM (institut national de la santé et de la recherche médicale), à Montpellier. Son directeur, Hubert Montagner, y montre que nos marmots s'y entendent comme personne pour prendre en charge leurs propres compétences. Si l'on leur donne le moyen de les exprimer, et des compagnons pour les exhiber.
"L'enfant est capable de révéler très tôt de capacités complexes. Des comportements qui reposent sur des gestes chargés de sens, et que l'on retrouvera à la base des processus d'interaction avec les autres, pendant des années". Des modules de base du comportement que Montagner nomme "organisateurs du comportement". Fondations gestuelle de l'enfant, ils deviendront par la suite gestes d'offrande, de sollicitation, de refus.
L'équipe de Montpellier a montré que des enfants de un an, mis en confiance dans un espace adapté à leurs possibilités de déplacement, ont des interactions sociales dès la mise en place de la motricité. Ils marchent, ils communiquent. Comme s'il existait un lien entre le fait de se mouvoir et le fait de s'intégrer dans un groupe. Un phénomène qui se produit dans le contexte de la vie ordinaire vers l'âge de deux ans.
"L'important est ici que le bébé ait l'occasion de découvrir ses propres compétences, qui existent très tôt mais aussi de les montrer aux autres", souligne Montagner.
Inutile de tenter de renouveler ces expériences sur nos petits génies. "L'enfant doit rester l'acteur de son développement", précise le chercheur.
Une règle que les parents-spectateurs peuvent suivre, en prenant le temps de le "regarder faire" leur enfant dès les premiers mois, et en le mettant en confiance dans son espace de jeu.

"L'enfant acteur de son développement", Hubert Montagner, ed Stock

Programmé pour rencontrer les autres
Jacques Mehler

Maternité Baudelocque, à Paris. De la pièce du fond filtre une litanie en japonais. Dans un local protégé des perturbations extérieures, une tétine résiste aux assauts d'un nouveau-né de deux jours.
"On joue sur le réflexe de succion de l'enfant. Quand il tête, l'ordinateur le détecte et lui fait écouter le mot suivant" commente Josiane Bertonsini, du laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique
En japonais ?
" Nous voulons savoir s'il est capable de détecter des structures complexes particulières au japonais, les morae (unité de base variable, entre la syllabe et la lettre). S'il les reconnait, il tête d'avantage."
Ce travail de l'équipe de Jacques Mehler, directeur de recherches (CNRS-EHESS) a déjà montré qu'un bébé de deux jours est tout à fait capable de séparer des mots de deux et de trois syllabes, dans une langue fictive imitant le français.
Car Jacques Mehler est persuadé que quelque chose, dans le cerveau de l'enfant, le prépare à acquérir le langage. "Le bébé est capable de reconnaître la voix de sa mère après deux jours, mais aussi de classer des sons très différents, mots ou signaux musicaux", explique Mehler. Une capacité à distinguer les contrastes ténus entre les sons, à ses yeux d'origine génétique.
Paradoxe, toutefois, c'est en "oubliant" certaines de ces compétences que le bébé va apprendre. Il va commencer à négliger certains contrastes inutiles, simplifier et automatiser son écoute, pour ne plus tenir compte que des différences en usage dans sa langue maternelle.
"Il existe une richesse conceptuelle formidable chez le bébé, pour les sons, la vision, les calculs même, mais il faut le rappeler, un bébé coupé du reste du monde ne fera rien de ce potentiel vertigineux", ponctue le chercheur.
Chez certains oiseaux, des oisillons ainsi élevés en isolement ne produisent que deux syllabes sifflées. Si par apprentissage extérieur on leur en inculque une troisième, prise au hasard dans le répertoire de 52 syllabes de l'espèce, ils débloquent alors subitement toute la gamme, et se mettent à piailler aussi aisément que leurs congénères élevés en groupe. Comme si l'apprentissage était programmé, tout en dépendant étroitement de rendez-vous obligatoires avec l'environnement", poursuit Mehler.

"Naître humain", Jacques Mehler, Odile Jacob ed.







vendredi 25 janvier 2008

Les dessous du yoga

Ca m'intéresse 1991

Le yoga, c'est quoi ? Si vous posez la question à un médecin qui pratique cette vieille technique indienne, vous n'obtiendrez pas la même réponse que si vous allez consulter un guru dans son ashram des contreforts de l'Himalaya. "Le yoga c'est une discipline en action", dit la Bhagavad Gita, l'un des plus importants textes de la philosophie indienne. Et le sage Patanjali, qui rédigea voici 2.000 ans les principaux écrits du yoga, en parle comme d'une "science du mental". "Pour ma part, je dirai que c'est une hygiène corporelle, qui peut devenir une hygiène de vie et une hygiène mentale", explique Isabelle Brachet, docteur en médecine, spécialiste de psychiatrie, pratiquante de yoga.

Autant dire qu'aujourd'hui le yoga, c'est une sorte d'auberge espagnole. "Chacun peut y apporter ce qu'il veut, en fonction de sa manière d'être et de vivre, mais il est rare, pour ceux qui s'y intéressent, qu'on ne modifie pas un tant soit peu sa façon de voir les choses de la vie", explique Isabelle Morin-Larbey, enseignante membre de l'Ecole Français du Yoga.
Ceci explique peut-être cela, à savoir l'étonnante vitalité de cette science et technique de la sagesse et de la souplesse. Pourtant, il y a de quoi s'étonner. De méprisé, ignoré au siècle dernier, le yoga a déferlé sur les civilisations occidentales au cour de la deuxième moitié de ce siècle seulement, mettant à profit la facilité croissante de voyage des maîtres et disciples, et le goût occidental pour le mystique abordable à travers des recettes. C'est tout l'avantage du yoga. Une technique qui met relativement facilement sur la voie de la Pensée, de la Recherche. Facilité et signes extérieurs des positions yogi ont fait de cet art antique un label, une marque de fabrique pour "soixante-huitards" et autres routards en quête de marginalité reconnue. Un piège ? Nombreux sont ceux qui ont pensé qu'avec son goût pour le folklore des ashrams, et les marques d'obédience à des divinités comme Krishna, la méditante pratique ne passerait pas le cap des années 80. Erreur. Le yoga est toujours là. Mais cette fois accepté, digéré, banalisé par un Occident qui y puise ce qu'il veut.

"La vitalité, elle se comprend surtout quand on sait que le yoga peut très bien s'adapter à la façon de vivre de chacun, et qu'il répond très bien aux problèmes majeurs de la société, qui sont à la fois le stress, la fatigue, la course, et pour certains la recherche de vraies valeurs, au lieu de la course à la consommation...", précise une pratiquante.

"C'est normal que la yoga soit fort et toujours présent, puisque c'est une pratique authentique, qui ne date pas d'hier", explique le guru Maesh.

Et puis, à côté du grand déferlement actuel de dizaines de techniques "New Age", qui proposent à tous de se reconcilier avec le "Grand Tout", de faire corps avec l'Univers, il y a probablement place pour une technique qui propose cela depuis plusieurs millénaires, et puise une légitimité dans la pratique quotidienne de millions d'Indiens.

Et puis le yoga, c'est une fantastique porte ouverte. En entamant sa première "salutation au Soleil", le disciple vit un instant magique celui ou il se penche avec son corps tout entier sur des millénaires de pensée et de réflexion spirituelle de l'une des plus ancienne civilisations du monde. Un sacré voyage, tout de même, qu'une plongée aussi facile vers un univers ou les questions les plus angoissantes de l'existence ont été résolues...

"C'est dans le combat que réside la connaissance. La douleur est ton maître, et c'est d'elle que surgit la lumière", ponctue Bellur Krishnamachar Sundaraya Iyengar. Cet homme de 73 ans se plie en deux comme une couleuvre, sous nos yeux, raconte comment il a enseigné le yoga au violoniste Yehudi Menuhin, à Aldous Huxley et à feu la reine Elisabeth de Belgique. Iyengar est le maître de l'institut de Pooma, à 200 kilomètres de Bombay. Son "Yogashala", lieu ou il enseigne sa connaissance du chemin à ses disciples, est bondé. On vient du monde entier pour se frotter à lui, à sa technique, à sa vision. Pour apprendre les Voies.

"Si tu veux avoir un contenant, il te faut un bon sol, si tu veux accrocher ta chemise, un cintre. Le yoga est une base qui te permettra d'aller loin sur le chemin que tu choisis", commente le "guruji" (cher maître), qui n'hésite pas au passage à envoyer un coup de pied aux élèves distraits de son ashram, à ceux n'équilibrent pas bien les énergies dans leur corps au supplice. Son attention est partout, sa voix aussi, qui transporte les disciples vers l'horizon de la méditation. Un instant de pitié pour ces corps au martyr. Le yoga est-il vraiment compatible avec l'anatomie d'un occidental. Certaines postures paraissent tellement "extrèmes". "Ce n'est pas un problème, le yoga est universel, pour tous", laisse tomber Iyengar.

Le terme de yoga vient de la racine sanskrite Yuj, qui signifie lier, unir, diriger son attention, utiliser, mais aussi communion. "C'est l'union même de notre volonté avec celle de Dieu", poursuit Iyengar. Tous les pouvoirs du corps, de l'esprit et de l'âme doivent être soumis à Dieu. En schématisant, les hindous pensent que tout est imprégné par l'Esprit Suprême Universel (Paratma, Dieu) dont le jivatma (esprit individuel) de chacun est une partie. La manière de créer l'union, d'unir le jivatma de tous, de le mettre en communion avec le Parata et permettre la libération (Moska) c'est le yoga. C'est le moyen, par la peine et la souffrance, de devenir un Yukta (celui qui est en communion avec Dieu). Le yoga permet par différentes voies d'atteindre cet état, en maîtrisant l'esprit, l'intelligence et le soi, de les libérer du désir et de l'effervescence. C'est le plus grand des trésors, la joie éternelle, selon la Bhagavad Gita. Ces efforts de l'homme pour se réunir à Dieu (c'est vrai pour le ,boudhisme, le tantrisme et l'hindouisme) ont plusieurs aspects. Il y a donc plusieurs yogas, comme le Karma Yoga (yoga de l'action, des gestes quotidiens, du travail), le Yoga Marga (yoga de la méditation), ou connu chez nous sous le terme générique de yoga, Hatha Yoga (hatha pour force, effort soutenu).

Yoga a depuis fort longtemps fasciné les voisins de l'Inde. Dont les Arabes, qui mentionnent le yoga dans des textes datant du 2-ème siècle après Jésus-Christ. Très rapidement aussi, ces techniques ont été assimilées au "folklore" local, notamment sous la colonisation britannique. Les exploits des yogis et des bonzes ont été assimilés aux "trucs" des fakirs et autres magiciens, auxquels les Européens accordaient facilement crédit. Bien peu d'officiers ou de négociants de l'Empire Britannique se sont alors laissés tenter par cheminement spirituel au sein des ashrams. Il faut se souvenir que les pratiques religieuses des indigènes étaient considérées avec dégoût, les rites funéraires de crémation ou d'abandon aux fleuves, les pratiques orgiaques de quelques sectes, les sacrifices humains étant rapportés, amplifiés et confondus pêle-mêle dans l'esprits des colons. Les yogis, parfois constitués en bandes armées, pour défendre leurs ashrams contre les musulmans n'étaient en outre pas vraiment bien vus par les Britanniques chargés de maintenir un semblant d'ordre dans ces contrées "sauvages". Ce n'est que vers la fin du dix-neuvième siècle que peu à peu, un nombre significatif d'informations vont transpirer, esquissant un profil plus précis et réaliste de la quête spirituelle des hindous.

Pour les occidentaux, la subtile réalité de la pensée indienne a brutalement surgi dans le panorama vers les années 1940, à travers les travaux de quelques chercheurs, et les interrogations de Georges Dumezil, Max Müller ou Mircea Eliade. Identifié, la pensée religieuse indienne a été utilisée et "récupéré" dans les années 60. Avec l'apothéose bien connue de 1968, et la période hippie où les thèmes mystiques indiens transportèrent des troupes d'Occidentaux vers la quête spirituelle. Cliché historique, le chemin de Katmandou que prirent alors bon nombre de vedettes, d'intellectuels et de jeunes. D'autres semaient des ashrams, lieux de vie et de méditation dans nos campagnes, qui en Auvergne, qui en Haute-Provence.
Les choses ont changé. Krishna ne fait plus guerre recette de ce côté de l'Euphrate, et le yoga se pratique désormais aussi au Club Méditerrannée, entre 17 et 19h00, entre le ski nautique et l'apéro-spectacle du soir. Ils sont plusieurs centaines de milliers, comme à la Fédération Française du Yoga, à pratiquer régulièrement dans des cours, sans guru, comme d'autres font de la danse ou de l'aviron. Font-ils fausse route ? Sont-ils hors de l'authentique Voie ? La spiritualité, la recherche de la communion avec le Grand Tout est-elle indispensable à la pratique du yoga ?

"Pas du tout", estime Ysé Masquelier, la présidente française de la Fédération Nationale des Enseignants du Yoga. "On peut pratiquer le yoga comme une détente, acquérir par une série d'exercices une unification de la personnalité sur le plan physique, affectif et mental". A condition de ne pas en demander trop à cette pratique "légère" et purement physique. Si l'on veut aller plus loin et rejoindre les Sentiers, c'est à un véritable travail sur soi auquel il faudra se livrer.
"En Occident, de nombreuses personnes se tournent vers le yoga comme vers une gymnastique. Et en effet les asanas (postures) calment, détendent, les dos se redressent, les attitudes deviennent plus libres, les sentiments plus sereins et les idées claires. Mais il faut bien constater que l'Européen normal est radicalement différent de l'Hindou, ce qui explique bien des échecs, allant parfois jusqu'au désespoir de disciples ayant voulu aller trop loin dans la Recherche", note Arnaud Desjardins, auteur de "Yoga et Spiritualité (Ed La Table Ronde).

Desjardins, célèbre porte-parole du yoga en France, met en garde les esprits européens contre les abîmes qui peuvent s'ouvrir sous les pas de ceux qui en demandent trop à une quête spirituelle pour laquelle ils sont mal préparés.
Car paradoxalement l'Illumination se recoit, elle ne se gagne pas. Il faut se mettre en position d'être prèt, à travers la pratique yoga, mais il n'y a pas de logique. Ce n'est pas parce que l'on a souffert, martyrisé son corps dans des asanas extrèmes, médité, que la récompense tombe comme un fruit mur. Il faut aller plus loin, se donner, se déstabiliser intellectuellement, au risque de ne jamais connaître l'état magique. Se livrer totalement, s'abandonner sans être certain d'être payé de retour. "Un voyage qu'un Occidental accepte difficilement", estime Desjardins.

C'est pourquoi, plus mystique que l'association d'Ysé Masquelier, la Fédération Française de Hatha Yoga fondée par Sri Mahesh, un indien installé en France depuis une trentaine d'année s'insurge contre la consommation du yoga à l'occidentale. On y considère qu'apprendre le yoga à d'autres fins que la réalisation d'un voyage spirituel est un appauvrissement. Le maître s'oppose également à la publication d'ouvrages techniques sur le sujet (leurs fins sont commerciales, ce qui une contradiction avec la philosophie de la discipline), estimant que rien ne peut remplacer la relation guru-disciple, ou maître-élève, et l'enseignement oral.

Faux débat ? Dans le duel yoga-gym ou yoga-voie spirituelle, on tourne un peu en rond. Mais a regarder les pratiques en Inde, on s'aperçoit que souvent le yoga est d'abord une pratique physique et devient une quête spirituelle plus tard. Pourquoi n'en serait-il pas de même en Europe, même s'il est vrai que nous ne baignons pas dans le même océan de spiritualité ? Une autre manière de faire la part des choses est de déterminer s'il vous faut un guru. Si les choses sont claires en Inde, où le disciple (aussi appelé religieux) doit se remettre totalement entre les mains d'un guru qu'il s'est choisi, chez nous, cela se complique. "Pour notre part, nous recommandons aux gens d'être vigilants, car il est vrai qu'une relation très intime avec un enseignant peut dériver vers la domination si celui-ci est animé de mauvaises intentions", explique un professeur. Comment reconnaître un professeur d'un maître, et un vrai guru d'un faux ? C'est tout le problème. "Il faut laisser parler son coeur", estime Sri Mahesh. "Peut-être faudrait-il un cadre règlementaire pour la profession d'enseignant du yoga", se risque un enseignant indépendant.

Il faut savoir qu'aujourd'hui, n'importe qui peut lire quelques livres, suivre des cours, passer quelques semaines en Inde et visser sur sa porte une plaque de professeur de yoga. Le tarif est de 50 francs l'heure. Imposteurs ?
Rassurons-nous, ce phénomène est universel. Car si aux pieds de l'Himalaya la tradition impose le guru, (de gu- qui signifie ténèbres et -ru, lumière) qu'il faut chercher activement, trouver, ce n'est pas simple non plus. Et les faux prophètes sont légions... même au pays des Dieux.

Vigilance donc. Surtout que l'influence d'un maître peut être très grande, notamment au moment du passage à la phase du Yoga Mantra. Une phrase, une formule, une prière que le guru confie à l'élève, et que celui-ci devra réciter pendant des années pour la faire pénétrer dans son être, à la faveur de la méditation et d'un état de transe. Le risque est réel de pratiquer, dans de mauvaises conditions, une suggestion détournée.

Il y a aussi le pranayama. Ces techniques respiratoires très poussées peuvent mener le disciple à un état d'hyper-ventilation, ou d'excès de dioxyde de carbone dans le sang qui le mettent dans des états secondaires dont les risques physiques ne sont pas absents. Et sa réceptivité au conditionnement accrue. On est loin de simples et inoffensives recettes de cuisine. Le yoga utilise de vrais leviers physiques et psychiques pour agir sur les équilibres et les mécanismes biologiques, et sa pratique demande certaines précautions. Sous peine de provoquer d'authentiques dégâts.

Arnaud Desjardins, bien que totalement conquis par la voie des yogis en avertissait déjà ses lecteurs dans les années 60. "Nous n'admettons pas l'exercice illégal de la médecine, les indiens n'admettent pas l'exercice illégal de la sagesse, car les techniques efficaces sont dangereuses. D'innombrables livres décrivent des exercices de yoga, mais la théorie livresque est une chose, la pratique une autre. Personne ne risque de se noyer en lisant à domicile des livres sur la natation, mais il est dangereux de nager dans les remous et les courants, et il est dangereux de jouer avec son mental, avec son corps, ses émotions, et les révélations de son inconscient".

Indubitablement actif, le yoga a donné naissance à quantités de dérivés, qui contournent l'obstacle du débat spirituel.
La méditation transcendantale, la sophrologie, la relaxation respiratoire, le stretching en sont quelques exemples. La thérapie médicale par le yoga, pour sa part, se fonde sur la philosophie indienne, qui définit cinq "enveloppes" dont le physique constitue la première. Viennent ensuite le corps vital, le mental, l'intelligence supérieure et la béatitude. Dans ce cadre, la maladie est un court-circuit, une sorte de déséquilibre entre les trois premiers niveaux. "Les asanas détendent, tonifient les muscles et massent les organes internes, le pranayama ralentit le rythme respiratoire et régule le flux du prana (énergie vitale), la relaxation et la méditation tendent à apaiser le mental et le travail sur les émotions guérit l'esprit", explique le Dr Robin Monro, responsable d'un centre de recherche sur le yoga à Cambridge en Grande-Bretagne, auteur de "Le Yoga pour mieux vivre" (Ed Robert Laffont). Dans cet ouvrage, le biologiste propose toute une série d'asanas pour quantités de troubles. Une démarche qui irrite passablement les puristes. "Si vous considérez le yoga comme une simple thérapie, votre approche sera impropre, votre compréhension très partielle. Certes vos troubles peuvent régresser, et vous vous direz que le yoga est une médecine. Mais c'est faux, le yoga n'est pas une thérapie, il y a des limitations très précises", estime le Dr Gharoté, dans la revue de la Fédération Française de Hatha Yoga. Une manière d'enfoncer le clou de la spiritualité.

Dans cette querelle des anciens et des modernes, dans le choix entre yoga terre à terre et outils mystique, ce sera à chaque pratiquant de trouver sa Voie. Dans le calme et la sérénité.



Pierre Etévenon, l'homme éveille, Tchou,
les aveugles éblouis, Albin Michel
Bernard Auriol, Introduction aux méthodes de relaxation, Pricat
Mircéa Eliade, Le yoga, Payot
Arnaud Desjardins, Yoga et spiritualité, Table Ronde
BKS Iyengar, yoga dipika, lumière sur le yoga, Buchet-Chastel
Dr Robin Monro, Le yoga pour mieux vivre, Laffont
Fédération Nationale des Enseignants de Yoga, 3 rue Aubriot 75004 Paris


Les pouvoirs du yoga (encadré) 1,5 flts
La kundalini, la "force cosmique" qu'éveille le yoga provoquerait des états "assimilables aux extases des mystiques chrétiens", indique Arnaud Desjardins. Perceptions lumineuses, éblouissements, phénomènes sonores, visions du passé et de l'avenir (siddhis), sont parmi les impressions que Desjardins assimile aux "états supérieurs de la conscience" et dont parlent de nombreux voyageurs qui sont partis au pays des gurus. Ils relatent des impressions de "mental qui cesse de fonctionner" (samadhis).
Reste à savoir comment le Hatha Yoga modifie le fonctionnement du corps. de nombreuses recherches ont été menées. Le Dr Bernard Auriol, auteur de l'"Introduction aux méthodes de relaxation" (Ed Privat), note que certains travaux ont montré une amélioration du rythme cardiaque, et de l'homéostasie (auto-régulation, comme celle de la température du corps) physique et psychologique. Ces phénomènes ont des correspondances dans bon nombre d'autres techniques, comme la "méditation transcendantale", note le Dr Bernard Auriol. Directement dérivée du mantra yoga (répétition d'une phrase chargée de sens), cette technique de méditation permet de réduire la consommation d'oxygène, de diminuer le métabolisme, et d'améliorer le passage de l'air dans les bronches. La respiration s'arrête carrément pendant les périodes vécues par le méditant comme de "pure conscience". Ce phénomène n'est pas expliqué, mais mettrait plus particulièrement en jeu un facteur hormonal au niveau de la régulation du transport de l'oxygène par les hématies dans le sang.
L'analyse des ondes électriques du cerveau (EEG) est évoqué comme "caractéristique d'un état qui n'est ni celui du sommeil, ni du rêve, ni de l'éveil". Une sorte de quatrième état de la conscience, qui s'accompagne de phénomènes endocriniens (diminution de sécrétions de substances urénales, et de catécholamines, et un abaissement à long terme du taux de cholestérol).
Physiquement, la pratique régulière du Hatha Yoga entraînerait une diminution de l'asthme, des troubles fonctionnels, de l'hypertension. Sans oublier l'assouplissement considérable du corps."Il vaut cependant mieux consulter un médecin avant de se mettre au yoga par motivation médicale", note Isabelle Brachet.

La pratique du Yoga (encadré)
Le yoga donne-t-il des résultats rapidement ? De nombreux témoignages mentionnent que c'est la cas, que l'on se sent mieux physiquement, au terme de quelques séances. Mais il y a aussi des réfractaires, qui n'éprouvent rien, sinon la douleur de leur raideur. A chacun d'essayer. Mais avant de parvenir, comme Jacques Mayol, plongeur instigateur du film le "Grand Bleu", à contrôler votre rythme cardiaque et votre concentration, il faudra de la pratique. Pour débuter, le plus simple est de vous adresser aux différentes fédérations et écoles qui fleurissent, en n'hésitant pas à changer si le type d'enseignement ne convient pas à votre démarche. En quelques questions, vous saurez rapidement si la tendance du cours est "gym" ou "mystique". A éviter : les cours trop nombreux (plus de 20), et les pratiques "sauvages" en appartement.
De nombreux livres proposent également des asanas, à exécuter tout seul chez soi. Pratiquement tous nos interlocuteurs déconseillent la pratique solitaire, chez soi, du yoga, qui prive du contact motivant des autres, et expose toujours à de mauvaises pratiques, voire des accidents.

jeudi 24 janvier 2008

La fabrique du beau

Figaro, 1993

La beauté, l'émotion artistique, le talent. Ces denrées que l'homme distille parfois avec générosité, obsèdent Roger Vigouroux, psychiatre et neurologue à l'hôpital de la Timone, à Marseille (et qui n'a rien à voir avec la maire de cette ville). A force de diagnostiquer, de soulager ceux qui souffrent de leur cerveau, de constater comment un mal qui ronge les neurones peut affecter le sens du beau, le travail et la technique de l'artiste, le médecin s'est interrogé sur les mécanismes qui fondent l'esthétique. "Nous n'avons aucun autre moyen de déceler comment fonctionne ce cerveau artiste, que d'observer les peintres, les sculpteurs, les musiciens ou les écrivains présentant des altération organiques", explique le médecin (1).

Précaution préalable : "Aucune étude neurobiologique ne saurait expliquer la musique de Mozart ou de Beethoven. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir si le cerveau de l'artiste fécond présente des particularités, s'il y a là des indices qui puissent nous renseigner sur la nature du don".

Le parcours commence sur les contreforts de la définition de l'art. Un langage, certes, mais dont le siège est indépendant de celui de la langue dans le cerveau (aire de Broca). On a vu des musiciens et des peintres aphasiques, ayant perdu la capacité de parler, continuer à travailler. L'art est ailleurs, une forme de communication plus subtile, complexe, qui fait référence plus ou moins étroitement aux normes subtiles et mouvantes d'une société.

Les animaux ont-ils accès à l'art ? "Non, ils manifestent de l'intérèt pour la technique de création, comme les chimpanzés qui peignent visiblement avec plaisir, et on un sens de l'achèvement de leur travail, mais la toile peinte n'a plus d'intérèt une fois terminée. Elle ne les intéresse plus. Surtout, les singes n'ont pas conscience de faire une oeuvre. La peinture est un simple jeu gestuel, basé sur une mimique de l'homme. L'objet créé n'a aucun statut propre, provisoire, ou permanent".

L'art est donc une forme de communication propre à l'homme. Et récente : les premières traces artistiques sont datées de 35.000 ans, tablettes de pierre peintes d'animaux polychromes retrouvées en Namibie. "L' explosion de l'art correspond à la dernière phase évolutive du développement du cerveau, quand les activités du lobe frontal deviennent prépondérantes", note le médecin. Longue et lente marche à travers le temps, l'affirmation de l'art part de l'outil de communication, le simple appel de l'un à l'autre. Puis le geste se joint à la parole, pour modifier l'environnement. Quelques pierres s'alignent, un pan de caverne se colorie. Viennent les premières représentations ludiques, les esquisses d'animaux, l'écriture, la religion. Enfin l'art se détache des représentations sacrées, existe en tant que tel, symbole esthétique.

Ce parcours, on le retrouve évidemment au coeur du cortex. Jusqu'où ira l'art, quelle part pourra-t-il prendre dans la vie de nos descendants ? Cela dépend de nos sociétés, mais aussi du cerveau, du degré d'abstraction auquel il pourra prétendre dans ce domaine.
Van Gogh était-il fou ? La question est incontournable. La théorie classique parle de psychose. Certains auteurs ont évoqué la schizophrénie. Vigouroux, pour sa part, penche pour une forme particulière d'épilepsie. "Les périodes d'agitation intense, qui poussent le peintre à se mutiler (il se coupe l'oreille) ou à menacer ses amis, à se perdre dans Arles sont entrecoupées de périodes calmes, où Van Gogh se livre à un travail intense".

L'origine de cette épilepsie ? Une lésion probable du lobe temporal, survenue dans la jeunesse, ou à la naissance.
De façon évidente, ce mal n'a pas affecté l'intelligence de l'homme. Et au contraire d'affecter sa production, les crises ont stimulé la créativité. Certes elles empêchaient tout travail sur le moment, et pendant une phase de dépression qui suivait généralement, mais selon plusieurs spécialistes, c'est ce mal qui a empêché Va Gogh de vivre, et l'a forcé à peindre. Ces crises n'ont pas seulement coupé l'artiste du monde. Au sein de son cerveau, elles ont peut-être favorisé une expression plus forte que de coutume : le lobe temporal influe sur nos émotions, nos comportements. Et si la maladie n'est pas suffisante pour expliquer le génie, elle peut en constituer un moteur, amenant l'expression d'une vie intérieure anormalement intense.

C'est un point que l'on retrouve trop souvent pour le négliger. La création est un travail, une souffrance la plupart du temps. Et l'artiste de talent a besoin, bien souvent, d'un élément dans sa vie qui lui fasse aimer ou supporter cette souffrance, pour parvenir à s'exprimer.
Le don, même, n'est pas suffisant. On connait des enfants brillants, qui deviendront souvent des adultes performants, aux capacités importantes. mais ce n'est pas là le génie. Par contre un enfant autiste, comme la petite Nadia, coupée du monde, peut présenter une exceptionnelle compétence pour une activité, en l'ocurence le dessin. Un talent qui disparait vers 9 ans, lorsque la petite fille accède peu à peu à la parole.

Mozart est l'exemple de la combinaison du don, qui s'exprime par un talent précoce, avec une éducation adaptée à son expression complète (un père formateur), et une vie (l'accès aux cercles musicaux) qui a permis sa maturation rapide, sans grandes angoisses.
Le cerveau de l'artiste créateur a besoin des compétences normales d'un cerveau : aptitude technique, mémorisation d'images et d'idées, mais aussi et surtout, une grande sensibilité au plaisir que procure l'art. Le "centre du plaisir", l'aire septale, y est-elle pour quelque chose ? Peut-être, mais le plus étonnant, c'est que l'émotion forte engendrée par une mélodie, par exemple celle d'un poème, trouve souvent ses origines dans des régions du cerveau peu concernées par le langage. Chez certains malades, cerveau droit et gauches ont dû être séparés par chirurgie (section du corps calleux). On a constaté la séparation entre le décodage d'une information (l'hémisphère gauche constate qu'il s'agit d'une photo de femme nue) et les sentiments qu'elle induit (amusement dans le cerveau droit). Les patients peuvent très bien ressentir les sentiments, sans avoir reconnu l'objet, et se déclarent amusés par la salle de projection, le matériel !
De la même manière, on a vu des malades conserver le sens auditif, la capacité de reconnaître une mélodie, mais incapables de ressentir la moindre émotion face à cette musique. Un manque interprété par une "étrange sensation de gène" et un abandon de recherche de plaisir dans la musique. des exemples qui font dire à Roger Vigouroux : "L'art, c'est l'affaire de tout le cerveau".

(1) Auteur de "La fabrique du beau", Ed Odile Jacob

mardi 22 janvier 2008

Chercheurs : rencontres et émois

Pour l'Almanach Jules Vernes (1992)
Quels furent vos prémiers émois, en dehors ou avec la science ?


1. Jean-Pierre Changeux
Académie des Sciences
Directeur du laboratoire de neurobiologie moléculaire (CNRS-Institut Pasteur)
L'homme neuronal, ed Fayard
Le premier choc culturel de ma vie est la visite des collections du Muséum d'Histoire Naturelle, quand j'avais dix ans, associé à la lecture des "Souvenirs entomologiques" de Fabre, vers la même époque.
Frappé par la beauté et la diversité des formes animales, mais également par la richesse du comportement, c'est aussi le moment ou je rencontre les idées darwiniennes sur l'évolution.
Plus tard, un autre grand moment a été mon contact avec Jacques Monod, qui fut mon patron vers 22 ans. Son ouvrage "Le hasard et la nécessité" m'a marqué au plus haut point, et montré qu'un scientifique peut être bon philosophe.
J'ai aussi découvert à cette époque Saint John Perse, à travers des poèmes comme "Amers", qui me séduisaient par la précision, notamment des noms d'insectes et de plantes insérés dans les textes comme des pierres précieuses.
L'homme qui m'a acquis au matérialisme est Diderot, avec "Le rêve de d'Alembert". Ce mélange d'humour, d'imagination, et de réflexions scientifiques très solides, joint à une profonde humanité représente pour moi une qualité de pensée et d'écriture inégalée depuis.
Dans un tout autre domaine, la peinture du 17-ème siècle, je mentionnerai la monographie "Jean Jouvenet", un élève du peintre Lebrun, écrite par Antoine Schnapper, professeur d'histoire de l'art à la Sorbonne. C'est une réflexion sur le "grand genre", peinture religieuse et mythologique avec un message humaniste égaré depuis.
Et puis il y a aussi "L'entraide", du Prince Kropotkine, un anarchiste de la fin du XIX-ème, qui se préoccupait de fonder l'éthique sur l'entraide dans un cadre évolutionniste.

2. André Langaney
Responsable du Laboratoire d'Anthropologie Biologique du Musée de l'Homme (Muséum-CNRS), Paris
Le sexe et l'innovation, ed du Seuil
Mon premier grand choc de lecture, vers 12 ans, est un ouvrage un peu tarte qui s'appelait "capturez-les vivants", et qui racontait l'aventure d'un type qui capturait des animaux pour les parcs zoologiques. Cela a contribué à déclencher chez moi un goût pour l'exotisme et la nature en général. Cela explique peut-être pourquoi j'adore aller sur le terrain.
Plus tard, il y a eu "les animaux dénaturés", de Vercors. Un très grand livre, qui résume toute l'anthropologie dans la tentative de définition de l'homme. Et puis "La clef des gestes" de Desmond Morris, pour la qualité de sa vison sur les communications entre les individus.
Dans le domaine de la fiction pure, "La condition humaine", par la violence, les déchirements liés à la haine et l'extrémisme des situations. Qui se rapportaient un peu à ce que vivais, adolescent dans un collège où je me trouvais déchiré entre des amis pro-indépendance et une famille avec des branches pieds-noirs. Où est la vérité ?
Camus, également, traite souvent ce thème, dans l'ensemble de son oeuvre. J'aime également beaucoup Dostoïevsky
Dans le domaine musical, j'ai un très net penchant pour les musiques exotiques. Qui permettent de pénétrer dans l'univers émotionnel des gens qui créent la musique. Le meilleur exemple, au Sénégal oriental, est la musique des Bedik, une polyphonie inaudible pour la plupart des gens, mais qui porte remarquablement les émotions.

3. Daniel Cohen
Directeur du Centre d'Etudes du Polymorphysme Humain, Paris
J'ai toujours été dans une filière musicale, et j'ai faillit devenir pianiste avant de devenir chercheur. J'ai eu le Premier prix du conservatoire quand j'étais en Maths Sup. Le choix a été extrèmement douloureux. La musique a bercé ma vie, et m'a conduit à m'interroger sur ses liens avec la recherche. En fait, à mes yeux, les univers deux sont très proches. La recherche consiste à construire des expériences aux résultat impalpables, et la musique, un peu de la même façon, désire restituer à travers quelque chose d'impalpable, la pièce musicale, des émotions, des éléments de votre environnement.
En littérature, il y a un livre que je mettrai par dessus tout, et pas spécialement parce qu'il s'agit d'un homonyme, c'est "Le livre de ma mère" d'Albert Cohen. Ce n'est pas une oeuvre de fiction, en fait je préfère les histoires vécues aux romans. Il y raconte sa mère de façon inégalée. Je l'ai relu quinze fois. L'humour, la désinvolture de sa vision de la vie, mais en même temps la puissance, le mordant de sa pensée m'a réellement marqué. Et m'a conduit, au passage, à réfléchir à l'utilité de cette obsession des chercheurs à vouloir être reconnu par leurs pairs.
Plus jeune j'étais évidemment fanatique de Baudelaire, mais "La ballade des pendus" de Villon, comme Ronsard et Montaigne sont très présents dans mes souvenirs. Montaigne, sa sagesse... Il y a une maxime à laquelle je pense souvent : "Il n'y a de fols que certains irrésolus". Dans notre monde scientifique il est essentiel de savoir se tromper, de pouvoir le reconnaître. Tout le problème réside dans le fait que cela demeure très mal perçu par la communauté.

4. David Ruelle
Académie des Sciences
Professeur de physique théorique à l'Institut des hautes études scientifiques, Bures-sur-Yvette
Hasard et chaos, ed Odile Jacob
Les oeuvres qui m'on vraiment marqué sont "littéraires". J'ai lu beaucoup de livres de vulgarisation, et de manuels qui me tombaient sous la main étant jeune, mais aucun ne m'a particulièrement marqué.
J'ai découvert les quatre évangiles étant très jeune, et bien que je sois devenu fermement athée, ils demeurent une référence. Un grand nombre de mes décision morales sont prises en suivant ou en rejetant cette référence. Du point de vue littéraire et poétique, cela reste une oeuvre époustouflante.
"Paroles" des Jacques Prévert est le livre d'une génération, de mon adolescence. J'en ai acheté, lu, relu plusieurs exemplaires, abandonnés ensuite çà et là. Un livre non conformiste, et je suis mal à l'aise de voir des lycées Prévert, et de voir le poète quasiment canonisé.
Une des lectures qui m'ait le plus marqué à l'âge adulte est "El laberinto de la Soledad", d'Ocatavio Paz. Un des regards les plus lucides sur le monde d'aujourd'hui. Une citation me revient : "Penser es el primer deber de la inteligensia. Y en ciertos casos, el unico". Cela me paraît si juste, et pourtant des générations d'intellectuels ont milité d'abord, et pensé ensuite...

5. Jean-Pierre Gasc
Spécialiste de la locomotion animale au Muséum National d'Histoire Naturelle.
L'ouvrage qui reste présent à mon souvenir de l'adolescence, Quand j'étais élève au Lycée Henri IV, est "L'hippopotame et le philosophe" de Théodore Monod. C'est la réunion des textes qu'il avait écrit pour l'antenne de radio Dakar, pendant la guerre. Ce sont les propos d'un humaniste face au nazisme et au racisme, mêlés de considérations biologiques. Ce message m'a fortement influencé.
Il y a aussi "Robinson Crusoë", de Daniel Defoe. Là, ce qui m'a fasciné c'est cette expérience de reconstruction d'un monde humain à partir de rien. Partir de quelques débris pour reconstituer un mode de vie. C'est aussi la puissance du savoir sur l'inconnu, l'hostile.
Le relativisme, l'esprit critique de Montaigne m'ont toujours séduit. La remise en question du monde de son époque mais aussi de notre univers actuel fait de ses textes une fabuleuse manière de prendre ses distances, et d'élever le niveau de la réflexion. J'apprécie beaucoup son chapitre sur les cannibales, et son parallèle avec l'Inquisition.
Dans un domaine très différent, je voudrais citer "La dialectique de la Nature", d'Engels, point de vue captivant de ce penseur sur la science de son temps, qui replace l'évolution humaine, l'outil et le travail dans une perspective nouvelle. Je partage tout à fait son point de vue sur le travail perçu comme un facteur d'hominisation, de socialisation, ce qui en fait un moteur essentiel de l'évolution des sociétés.
J'ai beaucoup aimé la littérature d'Henry Miller, le théatre de Shakespeare, et celui de la Grèce antique.

6. Hubert Curien
Cristallographe. Ministre de la recherche et de l'espace
Mes rencontres avec des livres ont été nombreuses, mais s'il n'en faut citer que trois, je commencerai par "Sans Famille", d'Hector Malot, à qui j'accorde la palme de mes lectures enfantines. Je me suis plongé avec ravissement dans cet océan de bons sentiments.
Puis vint Victor Hugo et sa "Légende des Siècles", éblouissante démonstration de l'art du verbe et du jeu des rimes.
Dans le domaine de la philosophie, pourquoi ne pas citer "Les atomes", de Jean Perrin, impressionnante leçon de logique scientifique et de foi dans l'intelligence.
Dans un autre domaine, je voudrais encore mentionner le choc ressenti par le petit vosgien de douze ans que j'étais, en 1937, lors de ma venue à Paris et de ma visite de l'Exposition Universelle. Ce ne sont ni le pavillon du Japon, ni celui de l'URSS qui me bouleversent, mais le Palais de la Découverte : la science expliquée, mise entre vos mains, c'est délicieux.
Plus tard, en 1947, ce fut aussi la découverte de la musique, à un concert de Yehudi Menuhin. Et finalement, en 1949, tombé amoureux d'une camarade d'études, je suis présenté à son père. Il s'agit de Georges Dumézil. Je souhaite à tous d'être le gendre d'un aussi grand savant.

7. Boris Cyrulnik
Psychiatre, éthologue
Sous le signe du lien, Ed Hachette
Les livres qui m'ont marqué, je les ai découvert enre 15 et 20 ans, à l'âge des grandes empreintes sociales. Et si je m'en souviens, 40 ans plus tard, c'est que ma sensibilité à ces ouvrages était particulièrement grande. Le premier, c'est "La vie des fourmis", d'Henri Fabre. Son ouvrage m'a ravi par la "scientifisation" de l'observation de la nature et du vivant qu'il représentait pour moi. Il y a surtout "Les animaux dénaturés" de Vercors, qui pose un problème fondamental sur le ton du bavardage. Qui est "homme" ? En fait c'est un débat autour de la guerre, l'ouvrage d'un résistant qui a mélangé l'action et la réflexion, ce qui emporte mon admiration. J'y trouve l'idée que celui qui pense mal est condamné à mort, car il est sous-homme. Une expérience largement vécue pendant le conflit mondial, et que l'on retrouve aujourd'hui, du côté de la Yougoslavie par exemple.
'L'île aux pingouins" d'Alphonse Daudet, développe un thème qui a été repris par William Golding dans "Sa majesté des mouches". La survie dans une île s'articule autour des nécessité de l'espèce, les pingouins recréent un monde de pingouins, les hommes un univers d'hommes.
Cela m'amène à la réflexion qu'en général ceux qui, pensent qu'il est possible de prendre le pouvoir par la force sont ceux qui croient distinguer que les animaux et les autres hommes procèdent de la sorte, tandis que ceux qui pensent différemment observent que les dominants sont les individus plus politiques, qui savent provoquer une coopération.
Globalement, les problèmes qui m'on passionné dans ces livres sont ceux du passage de la nature à la culture. Je pense que c'est une clef essentielle pour saisir notre fonctionnement, et qu'il faut violemment se garder d'être simpliste dans ce domaine. Car dans ce domaine les fausses pistes empoissonnent trop volontiers notre pensée occidentale.

8. Gérard Mégie
Directeur adjoint du service d'aéronomie du CNRS
Ozone, l'équilibre rompu, Ed du CNRS
Vers 12-13 ans, j'ai été transporté par "Le petit Chose", d'Alphonse Daudet.. C'est un livre très classique, qui raconte une extraction modeste, la puissance de la formation scolaire et intellectuelle, l'émergence de la personnalité. Cela m'a fasciné.
Un peu plus tard, il y et Victor Hugo et Stendhal, pour la puissance de leur verbe, et Vercors, avec "Le silence de la mer". Je voudrais aussi citer les écrits et les planches de Buffon, et de Fabre (la vie des fourmis), qui m'ont emballés vers 16-17 ans.
Aucun de ces livres n'a décidé de ma destinée scientifique, car l'étais sur les rails de la formation, par le lycée Louis le Grand à Paris, puis l'école Polytechnique, mais il ont contribué à forger doucement mon âme scientifique. Plus tard, à la fin de mes études, la visite du Professeur Jacques Blamont a décidé de ma spécialité scientifique à travers le goût du spatial.
Aujourd'hui je suis un lecteur assidu de Michel Serres, mais aussi de Descartes (La philosophie des sciences). Et je garde un faible pour mes lectures politiques de la fin des années 60 : Edgar Morin et Yvan Ilitch.
Le dernier livre important que j'ai lu ? "Le chercheur d'or", par le Clezio. La musique de son écriture, l'atmosphère de cet auteur me fascinent.

9. André Lebeau
Directeur de la météorologie nationale (Météo France)
L'espace en héritage, Ed Odile Jacob
A l'âge de 7 ans, j'ai lu intégralement l'Iliade et l'Odyssée, dans la bibliothèque de mes grands-parents. Homère fut mon premier contact avec la littérature, et un choc profond. J'en ai gardé la conviction que même les grands textes sont souvent accessibles aux très jeunes.
Plus tard, au Lycée, ce furent les "Fleurs du Mal", de Baudelaire. Pas très original, mais je savais les vers par coeur, du début à la fin, le livre était en permanence dans ma poche.
Deux autres livres ont influé sur mes activités. Oisans, de Jacques Boelle, a fait de moi un alpiniste, pendant que j'étais élève à l'Ecole Normale, le livre en deux volumes de Michel Barré sur son expédition en Antarctique de 1947 m'a conquis au point de me faire promettre de connaître un hivernage dans ces contrées. Agrégé de physique, je fût membre de la seconde expédition antarctique française, entre 1956 et 1958.
L'auteur qui m'accompagne e plus au fil des ans est Proust. cet univers complet, possédant une existence propre, ma' toujours séduits. je me souviens de longues soirées à Moscou, lorsque je m'occupais de la coopération spatiale franco-soviétique. Proust m'y a été d'un grand secours...

10. François Morel
Académicien
Directeur du laboratoire de physiologie cellulaire du Collège de France
Dans le domaine littéraire, l'esprit dont la rencontre m'a marqué est celui de Paul Valéry. ses essais, comme "L'homme et la coquille" sont d'une actualité trépidante, son regard sur le monde n'a cessé de me surprendre. C'est une réflexion étonnamment profonde sur la science et ses relations avec la société, alors que Valéry n'était pas scientifique. mais il saisissait tellement bien toutes les subtilités de nos débats qu'il les faisait avancer avec une aisance déconcertante.
Les autres grands chocs culturels ont plutôt été rencontrés dans le monde pictural. les peintures du suisse Paul Klee ou de Juan Miro m'ont touché. C'est bien entendu plus superficiel qu'un bon essai philosophique, mais j'ai été très sensible à l'expression de l'art espagnol pour de raisons de contexte historique. J'étais à Genève lors de la guerre d'Espagne, et bon nombre de toiles avaient été mises à l'abri dans les musées. J'y ai pris l'habitude de fréquenter les expositions, à travers le monde, lors de mes déplacements de scientifique. J'ai également eu la chance de connaître Jacometti. Ce n'est pas mon sculpteur préféré, car éloigné de mes canons esthétiques, mais son talent était réellement fabuleux.

11. Jean Audouze
Astrophysicien. Conseiller scientifique du Président de la République
Conversations sur l'invisible; Ed Belfond
Il y a un thème que j'aime depuis toujours, je crois, au théatre, à l'opéra, dans les romans, celui de Don Juan. Cet homme qui se cherche, déchiré par ses passions, ses pulsions, qui se débat me fascine. Je ne me prends par pour Casanova, loin de là, et je n'ai pas l'ombre d'une envie de lui ressembler. Mais les oeuvres artistiques qui tournent autour de ce thème sont à mes yeux, particulièrement fortes.
De façon générale, j'ai un goût prononcé pour les auteurs qui jouent avec le mot et le verbe. Queneau, Perec, Vian sont de ceux-là. mais le Gargantua de Rabelais me comble également. le mot devient chez ces hommes un élément artistique d'une puissance étonnante, et la truculence de la langue vous surprend en permanence. Le plus saisissant, peut-être, c'est que ces auteurs trouvent souvent, dans les contraintes des règles qu'ils s'imposent, de nouveaux espaces d'expression et de liberté.
Je voudrais aussi mentionner mon attirance pour les horizons étranges. Les voyages de Gulliver, les textes d'Edgar Poe, d'Ambrose Pierce, même la science fiction, avec des écrivains comme Philip K. Dick, me font voyager avec une facilité déconcertante.

12. Yves Coppens
Académie des Sciences
Préhistorien. Professeur au Collège de France.
Plusieurs livres, dont "Le rêve de Lucy"
Mes rencontres avec l'histoire ont été des chocs importants,et c'est sans doute sur le terrain, pendant la guerre, en Bretagne, que ma carrière scientifique s'est dessinée. Une falaise qui venait de s'effondrer dans le Golfe du Morbihan m'a révélé un site gaulois, datant l'époque de la conquête romaine. J'en ai ressenti une émotion très forte, et un trouble réel à l'idée que notre sol puisse être truffé de témoignages de notre histoire.
Un autre évènement fut, à la même époque, ma rencontre avec un professeur de lettres du Lycée de vannes, Pierre Cogny, qui a fait exploser mon horizon intellectuel, et a réussi à me passionner pour le latin. A tel point que je lisais et recopiais sans cesse les textes de Jules César, "De bello gallico", et je grommelais en permanence contre les mensonges du conquérant, qui ne reculait devant aucune tromperie pour obtenir de Rome des troupes et les moyens de poursuivre ses activités militaires.
Parmi les auteurs qui sont restés présents à ma mémoire, je citerai Malsherbes, Dubellay, Montaigne, pour les grands classiques,et Chateaubriand pour les romantiques. J'appréciais beaucoup son "Génie du christianisme", mais il est certain que je ne le relirai pas de la même manière aujourd'hui.
En philosophie des sciences, il y a bien sûr les immenses, Einstein ou Teillard de Chardin