jeudi 17 juillet 2008

Du son dans la piscine

Janvier 1993

Par gorgées de bulles, la piscine se faufile sous nos néoprènes. "On peut faire la planche", murmure quelqu'un. C'est vrai. Dès que la nuque touche, l'effet est là. Et lorsque la tête bouchonne, le monde bascule en harmonies. Au zénith, le regard note machinalement des puffins qui fusent vers le mauve, ailes dépliées. Mais c'est sous l'eau que les esprits ont à comprendre. L'eau ? Ce liquide-là ? La première réaction est de ressortir. Peur de briser le rêve. De casser le cristal... Peut-on flotter dans des sons, y nager ?

Peu à peu les gestes reviennent, on fait la planche. On écoute. Voici la piscine promue auditorium, concert, cathédrale engloutie à la nef farcie de sirènes par la magie nue de la musique subaquatique. D'un oeil, tout en vérifiant les équilibres des diffuseurs sonores, Michel Redolfi surveille mes réactions. Le compositeur et directeur du Centre international de recherche musicale de Nice connait bien ces émotions. Le public pataugeur des concerts sous-marins qu'il donne depuis des années se comporte comme je viens de la faire. Une reculade, une agitation, et puis l'installation dans un mode d'écoute, avec des positions et des nages propres à chacun. Certains flottent, passifs. D'autres voyagent en apnée, font l'ascenseur dans le bleu. Pour mieux capter les vibrations de l'onde, on peut aller en groupe, se réfugier au loin, solitaire. En quète de quelque chose comme la fragilité du temps...

Cocteau aussi, a défloré de quelques brasses cet émeraude qui glougloute et sert de piscine au Bel Air, le palace du Cap Ferrat. Entendrait-on rire Picasso, autre habitué des lieux? On peut parier, il aurait aimé se verser à l'eau sonore.
Les bulle musicales sont celles de Crysallis, l'opéra de Redolfi. C'est la première oeuvre que l'on écoute pas, que l'on ressent par toutes les cellules. Le corps entier et le crâne surtout sont des récepteurs. Pour le cerveau et son oreille, égarée, dépassée, le son vient de l'intérieur. Une voix intérieure... C'est la meilleure description de cette illusion humide. Comme si dans vos entrailles de ludion un coup de poing venait révéler la source sonore tapie.

Dommage, la tête hors de l'eau la magie s'estompe. A peine une rumeur...
"L'énergie passe très mal : seulement un cinq millième de la puissance sonore se transmet de l'eau à l'air..." explique Michel. Ce qui vaut à la piscine, pour nos amis restés au sec, de demeurer muette. En apparence.
La phrase s'éteint, nous replongeons, avec des tubas cette fois, histoire d'immerger nos fronts. Le rêve s'allume encore un peu davantage, l'effet est plus fort. Les sons s'offrent en pâture, métalliques et minces, à la limite de la rupture. Fragiles, intimes et distants. En se rapprochant de l'une des sources sonores, on perçoit autrement. Mais toujours, l'origine du son se dérobe, s'évanouit. Il est partout...

"C'est normal, l'eau est des milliers de fois plus dense que l'air... Et le son se propage quatre fois plus vite (1450 mètres par seconde, au lieu de 350). Pour l'oreille, habituée à s'orienter sur des décalages plus lents, le son est du coup omniprésent. D'autant que le tympan, inutile, écrasé d'eau, est court-circuité. Ce sont les os du crâne qui captent les vibrations de l'eau, et les répercutent vers l'oreille interne, directement", explique Redolphi, assis au bord du bassin. On entend donc émoussé, en monophonie, un son qui fait vibrer.

Comme dans le ventre d'une mère...

"C'est probable.. Dans l'espace maternel, l'embryon entend des sons qui lui sont transmis par conduction osseuse, par la colonne vertébrale, pour l'essentiel, souligne Alfred Tomatis, oto-rhino-laryngologiste auteur d'une méthode de rééducation par des sons indirects. L'embryon est au coeur d'une sorte de cathédrale osseuse... Démuni de tympan, son oreille est ouverte, et c'est l'oreille interne qui capte les sons... Et heureusement pour les bébés, les bruits sourds et graves, comme ceux du coeur, sont largement amortis. Il les entend pas ou mal..."
Il fait nuit à présent. Encore une plongée dans les vibrations englouties. Cette fois, Michel joue les Nemo et nous offre quelques lieues peuplées de mammifères marins, pour le plaisir. Dans la seconde, les hurlements fauves envahissent l'espace, retrouvent un univers qui leur faisait défaut...

"Le plus décevant, quand on immerge des haut-parleurs conventionnels, c'est que l'on entend rien, ou presque. Dans l'eau, les seuls timbres vraiment perçus sont entre 500 et 5000 Hertz, dans le médium-aigu. Et la rigidité du crâne, qui reçoit les vibrations, écrase encore un peu davantage la dynamique, réduit les contrastes de volume entre deux plages musicales", poursuit le compositeur.

Autrement dit, Wagner et Pink Floyd sont interdits de séjour dans l'univers plat de l'Atlantide sonore. Inaudibles. Ce qu'il faut ici, c'est une musique conçue en prévision du spectre sonore sous-marin, fondamentalement différent. Sous peine, comme bien de propriétaires de piscine, de carboniser les haut-parleurs étanches que vous aurez immergés dans votre bassin, à force de monter la puissance de l'amplificateur, et de vouloir entendre ce que les os du crâne ne peuvent capter.
Pour mieux contourner cet écueil, Redolfi a carrément inventé des hauts-parleurs d'un genre nouveau. Des cristaux piézoélectriques enfermés dans des coques en aluminium, pour ses recherches et les concerts qu'il donne à travers le monde. Ils sont faits sur mesure pour lui, s'usent et se brisent si l'on s'en sert trop brusquement.

Le fruit rare d'un travail étrange, commencé à la fin des années 70 en Californie, dans ces caissons d'isolation sensorielle alors très en vogue. "J'y ai découvert que mon attention aux sons était plus grande, que mon univers mental était plus ouvert..."
Hasard, Redolfi est alors chercheur à San Diego, site d'une base importante de l'U.S. Navy. Et il peut accéder aux compte rendus des expériences de la marine, sur des communications en phonie avec les plongeurs de combat, des techniques d'enregistrement sous-marin...
"Une matière fabuleuse... J'y ai trouvé mes bases techniques, poursuit le musicien, et bien d'autres choses..."
Sous l'eau, donc, les sons sont autres, l'oreille fonctionne différemment... Redolfi-compositeur voit là un terrain à explorer, tout comme un peintre se ruerait vers un espace où le rouge serait bleu et les carrés changés en bulles !
Pour comprendre, il commence par traquer des sons en mer, phoques et baleines, et à les restituer en piscine. Et en 1981 il commence à composer des pièces totalement destinées à être interprétées sous l'eau. Un gong sous-marin est aussi créé, qui transmet ses vibrations à de l'électronique située en surface. Puis avec Dan Harris, de New York, il concocte une console de mixage... sous-marine ! Muni d'un scaphandre autonome, il peut savourer tout un concert au fond de l'eau, y règler la puissance des amplis, les répartitions sonores...

Le subaquatique ne s'interdit pas non plus la voix humaine. Une cantatrice peut chanter au bord du bassin, et le son est alors transmis sous l'eau. Deux cent personnes se sont ainsi immergées dans les mélopées de Susan Belling, cet été à Lisbonne. L'artiste peut même, comme à Grenoble au printemps, chanter dans une bulle d'air immergée, réalisée par un vieux complice, l'architecte Jacques Rougerie.
N'est-ce pas aller un peu trop loin ?
"Je ne veux rien revendiquer de surnaturel, encore moins le New Age grand-dadais. Cette technique musicale est un atout, car elle permet aux auditeurs de changer d'univers brutalement. Une modification de leurs équilibres sensoriels qui les rend simplement plus attentifs, plus ouverts...", répond Redolphi.
Une psychiatre parisienne, pourtant, va plus au-delà. Et use de cet "état de grâce" que procure un bassin habité de sons. Claire Carrier utilise dans sa pratique thérapeutique la situation peu banale de se trouver dans une eau sonorisée par Redolphi, pour induire une adaptation corporelle chez ses patients.
Le rêve de Michel ? Sonoriser une crique, une baie entière, avec des capteurs qui lorgneraient le soleil, tâteraient la température de l'eau, renifleraient vent et nuages. De cette arène sortirait une modulation sous-marine, amplifiée. Sans cesse changeante, cette musique deviendrait une sorte de ligne sonore, consacrée à une forme de cohabitation de nos cultures avec le monde naturel.
Eloignés de la mer ne désespérez pas. Redolphi se déclare disposé à faire fabriquer des systèmes miniaturisés qui équiperaient les baignoires, et pourquoi pas, les piscines municipales...
Ecouter le chant des baleines, ou des musiques contemporaines sous l'eau : bon programme pour le crawl du samedi, non ?

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