lundi 6 octobre 2008

Montagnier et Sinoussi Nobel

1994 (Archives)

Je republie cet article-entretien avec Luc Montagnier, en hommage au prix Nobel de médecine 2008 qui distingue aujourd'hui les travaux des chercheurs français Françoise Barré-Sinoussi et Luc Montagnier sur le sida ainsi que ceux de l'Allemand Harald zur Hausen dans un autre domaine, le cancer de l'utérus

Dix ans après la découverte du virus du sida, Luc Montagnier publiait chez Odile Jacob "Des virus et des hommes". Le récit de sa croisade de médecin-chercheur, du parcours de la maladie, ses espoirs face au mal du siècle.

Cet entretien fut réalisé dans sa résidence, au sud de Paris


"Vous avez de la chance, j'ai pu dormir un peu, je suis reposé ". Nous sommes un dimanche. A vingt minutes de Paris et de son laboratoire Luc Montagnier a déployé sourire et transats sur la pelouse qu'il vient de tondre. Un moment-oasis dans l'agenda d'un homme plus sollicité qu'un ministre. Les derniers remous tièdes de l'été font chahuter les arbres sentinelles, tandis que le découvreur du virus du sida évoque quelques souvenirs. Son arrivée à l'Institut Pasteur...

"Ce qui m'a vraiment ému, c'est l'annexe de Garches... La petite bâtisse où Pasteur est mort, dans cette chambre modeste. A l'Institut le culte de Pasteur est un peu trop caricatural et frise parfois la bigoterie, mais le personnage est fascinant par bien des aspects... Par son sens des réalités, par exemple. Il ne perdait jamais de vue les applications potentielles de ses recherches. Son culot aussi. Entre nous, il a eu de la chance que ses premiers essais de vaccination fonctionnent. Aurions-nous une telle audace aujourd'hui ?"

D'humeur buissonnière, l'oeil pétillant de complicité, Montagnier élargit un instant le cercle de ses mots et confie quelques affections. Ce qui le fascine ? Le vivant. L'exceptionnelle continuité du monde animé, avec ses mécanismes les plus minuscules, les molécules, leurs outils à l'échelles des chaînes d'atomes. Mais aussi les objets les plus complexes, les organes les plus finis. Quelle loi préside à cette organisation de la matière ?

On retrouve ici les compagnons de vie de Montagnier, les virus, aux marges du vivant et de l'inanimé.
"On peut aujourd'hui accélérer, produire leur évolution en éprouvette, pour observer quelles mutations peuvent survenir..., lesquelles s'adaptent, et tout cela en quelques heures... Cela s'applique aussi aux médicaments, des peptides, qui sélectionnent leur composants et leur forme, par le jeu des sélections...

Pourra-t-on ainsi, par le jeu des hasards nécessaires produire demain en laboratoire des médicaments qui n'existent pas dans la nature et que notre esprit aurait lui aussi négligé de concevoir ? Peut-être...
C'est dans la chambre de cette maison sémaphore, à l'orée d'une mer d'arbres, que les nuits du chercheur voient déferler cohortes de doutes, de questions, quelques lucioles d'espoirs aussi.
"Je suis en manque de sommeil depuis des années, alors chaque fois que je ferme l'oeil, les cauchemars me tendent leurs bras. Je passe le moins de temps possible en leur compagnie....".

Le plus souvent, étendu, les yeux ouverts, le médecin réfléchit. Prépare les questions qu'il va soumettre à ses collaborateurs, aux responsables de recherches de son département de virologie, et se demande s'il faudrait oser d'autres pistes, plus audacieuses encore. A quelles flammes se forge un personnage ?
Parfois, tout de même, le sommeil gagne. Un mince rempart de repos. Entre la lecture d'articles scientifiques, qui l'amène jusqu'au coeur de la nuit, et le travail difficile, qu'il retarde pour mieux en venir à bout sous les lueurs de l'aube.
Dans son livre, Luc Montagnier révèle quelques fragments de sa vie. Ceux qui l'ont, pour l'essentiel, construit. Son enfance, avec un accident qui laisse quelques empreintes, et la disparition de ce grand-père emporté par le cancer, qui l'aiguillera en douleur vers la médecine.

Mais c'est comprendre et savoir qui anime déjà l'adolescent de Châtellerault. Bien entendu, il engloutit son Jules Vernes et grignote toutes les expériences amusantes qui lui passent sous la main, derrière les épaules de son expert-comptable de père, bricoleur amoureux de progrès. C'est tout juste la fin de la guerre. Dans la cave-laboratoire de la nouvelle maison (la précédente a été bombardée), c'est un voyage extraordinaire : piles électriques au sodium, laboratoire de chimie, mélanges explosifs...

A seize ans, et deux bacs en poche, Montagnier (pas assez forcené en labeur mathématique pour devenir physicien) se lance à la fois sur les sentiers de la science naturelle et de la médecine. Pour se reconnaître, sept ans plus tard, en cet assistant de biologie moléculaire, à la Fondation Curie de Paris. Avant d'opter encore, en 1957. Mais cette fois, ça y est, c'est pour la virologie, et la rencontre d'un maître, Raymond Latarjet...

"C'est en 1982 que le sida commence à retenir mon attention de chercheur.... l'agent responsable pourrait être un virus..."
Que vient faire le hasard ici ? Tout, peut-être.
C'est Paul Prunet, directeur scientifique de l'Institut Pasteur Production, qui pilote Montagnier vers cette recherche. Par une simple question : regarder si un rétrovirus, vecteur du sida, pourrait être présent dans le sang dont se sert le laboratoire pour préparer des vaccins. Une excellente et précoce question, à l'origine de la création de l'équipe Montagnier, Chermann, Barré-Sinoussi.

L'histoire de la découverte du virus restera entachée d'une polémique scientifique. Celle occasionnée par une contamination des cultures virales du laboratoire américain de Robert Gallo, le concurrent de Montagnier. Un virus communiqué par les français, selon les habitudes de la recherche internationale, et que Gallo baptise d'un autre nom, dans la logique de ses travaux à lui.

La polémique est aujourd'hui close, à l'avantage exclusif des Français.
Gallo a-t-il "volé" le virus français ? Le pasteurien n'a pas d'atomes crochus avec l'Américain. Les tempéraments des deux personnages sont à l'opposé, et Montagnier relate dans son récit une rencontre glaciale avec Gallo, chez un ami commun... La question fait souffler une brise glacée sur le regard du virologue.
"Je n'ai pas de raison de douter de la thèse présentée par Gallo, qui est celle d'une contamination de laboratoire". Avec un regret toutefois : "Si l'administration française avait été convaincue plus rapidement par le travail de notre équipe, on aurait pu gagner des mois sur la mise au point de tests de dépistage..."
Aujourd'hui, on en est-on ? Un vaccin reste-t-il concevable ?
"Oui, définitivement... C'est difficile, certes. Par exemple, la piste la plus avancée, celle des anticorps neutralisant, semble vouée à l'échec, car les anticorps reconnaissent une partie extrêmement variable du virus.
Plus prometteuse, mais aussi plus complexe, une autre stratégie consiste à mettre en oeuvre des anticorps qui s'en prennent à des parties conservées du virus. Ou encore à provoquer une immunité des cellules contre le virus, avant son intrusion. C'est plus complexe, et pose le problème éthique de l'essai de ces vaccins.
Là encore, l'espoir pourrait venir de voies plus originales, qui passent par une expérience de terrain.
"Sur ce point nous comptons beaucoup sur l'Afrique. Dans des pays où l'incidence de la maladie est forte vous avez parfois dix pour cent des gens infectés. Les probabilités que les gens rencontrent le virus sont très grandes. Or on constate précisément que tous ne s'infectent pas. Un certain nombre ont probablement une résistance immunitaire naturelle, qu'il faut étudier et comprendre..."
En attendant le vaccin partiel ou total, les chercheurs tentent toutes les portes thérapeutiques. Comme les association entre divers antiviraux qui agissent sur différentes étapes de la réplication du virus.
"A mon sens, il faut une approche thérapeutique globale. Associer des anti-oxydants, des antibiotiques, restaurer l'immunité cellulaire qui permet la survie à long terme. Tout ceci dans l'esprit de bloquer l'évolution vers la maladie, bien entendu".
Une autre approche, ce sera demain, lorsque l'on connaîtra bien ces divers moyens de lutte, d'utiliser massivement ces médicaments.

"L'objectif étant, en quelques semaines de traitement choc, de faire sortir les virus présents dans les cellules à l'état latent, puis de les coincer par un traitement antiviral, pour éradiquer l'infection."
C'est ce type de stratégie que Luc Montagnier souhaite faire étudier dans les centres de recherche clinique qu'il met en place, dans la cadre de sa Fondation, et avec le soutien financier de la soirée contre le sida.
Ici le chercheur couvert d'honneurs, habitué aux joutes scientifiques autour des thèmes les plus discutés avoue sa sensibilité devant les ravages de la maladie.
Des patients amis ont été emportés...
"Je suis enragé de cela. C'est à la fois très dur, et une formidable motivation..." Celle du médecin ? "Oui, pas seulement... J'ai imaginé faire venir des séropositifs dans mon service, pour qu'ils rencontrent des chercheurs, mais je ne sais pas comment faire. Mais pour moi c'est clair, la motivation est là. L'urgence, pour que demain des gens bien portants puissent raconter au passé : j'ai eu le sida. Il faut lever le nez de sa paillasse, penser aux malades... Je me souvient de tous les noms des premiers patients. Ce n'est pas facile à vivre".
Depuis plus d'un an, le chercheur se bat aussi dans les couloirs et les antichambres lambrissées pour faire vivre sa Fondation, avec le soutien de l'Unesco. Les fruits de ce labeur à porte-documents mûrissent.

L'installation de trois centres de recherche clinique est en bonne voie. Il y a celui de l'hôpital Saint Joseph à Paris, un autre à Abidjan, et encore un autre aux Etats-Unis à San Diego.
Cela ne suffit pas au médecin ennemi du temps. Trois millions de malades, dix sept millions de séropositifs. C'est assez pour trransformer l'oxygène de l'air en énergie, à chaque instant.
"C'est vrai, j'ai sacrifié beaucoup de choses à cette lutte, mais que pouvais-je faire d'autre ? Il reste tant à essayer..."
Comme ces rencontres inédites avec d'autres chercheurs. Montagnier organise à Venise les 8 et 9 octobre prochain une réunion d'un genre inédit. Destinée à ouvrir un dialogue entre physiciens et biologistes.
Les prions, la maladie d'Alzheimer, peut-être dans le sida, les nucléations, un phénomène physique, intervient... Le vieillissement aussi, est concerné. Une réalité qui, aux yeux du pasteurien, montre bien que "pour avancer sur le sida, il faut bouger sur le plan des connaissances intimes de la vie elle-même".

Ce dimanche, le traqueur de virus consacre quelques heures de liberté à préfacer une biographie de Pasteur. Ce qui le frappe au détour du récit, c'est la manière dont vivait l'homme, séparé de la société, détestant les mondanités, réfugié dans son ultime cercle de famille.

Alors qu'en même temps, il pensait aux applications industrielles et sociales de ses travaux.
"Il était isolé, mais proche du monde réel, entouré de médecins, ressentait très violemment les problèmes de la société. Le sida aurait été de son époque, je suis certain que Pasteur s'y serait intéressé".

samedi 20 septembre 2008

Le mal de l'altitude

Octobre 1991

Les alpinistes sont des noyés. A 5.500 mètres d'altitude, il ne disposent plus que de la moitié de l'oxygène présent au niveau de la mer, et à 8.800, on descend à un tiers. Cuisante privation : 60 % des amateurs de trekking ou d'alpinisme souffrent du mal des montagne (migraines, nausées, insomnie, fatigue) et 20 % sont atteints au point de risquer l'oedème pulmonaire ou cérébral s'ils insistent. Plusieurs dizaines de fois par saison, il faut dans l'Himalaya les redescendre en urgence, ou les enfermer dans des caissons pressurisés pour que leur état s'améliore. Chaque année, certains insistent, et au bout du malaise rencontrent la mort. Etonnant, les derniers 20 % grimpent comme des cabris, sans le moindre malaise.
Les montagnes sont devenues un laboratoire pour les chercheurs. Pour nos corps acclimatés au niveau zéro, le manque d'air en altitude revient à débarquer sur un monde inconnu, à y bouleverser les habitudes de l'organisme. "L'oxygène, c'est la vie, et des quantités de systèmes de régulation agissent vigoureusement pour compenser les effets de l'hypoxie". Le Pr. Jean-Paul Richalet, responsable de l'Association pour la Recherche en Physiologie de l'Environnement, à l'instar de ses confrères italiens, est un habitué des cimes. Bardé de matériel, il court chaque année dans l'Himalaya, sur le Mont Blanc ou dans les Andes pour prendre le pouls des volontaires qui se prètent à l'exercice, leur prélever des tissus. Utilité ? Mettre le doigt sur les agents biochimiques qui interviennent dans l'adaptation au manque d'oxygène. Au programme, les chémorécepteurs. De petits détecteurs placés dans des vaisseaux sanguins, qui signalent le manque d'oxygène dans le sang et commandent le rythme cardiaque (adrénaline). S'ils sont trop sensibles, le mal des montagnes s'installe plus rapidement, et l'apparition d'oedèmes pulmonaires devient possible. La compréhension de cette régulation, et la mise au point de substances pharmaceutiques pour la contrôler pourrait bénéficier aux amateurs de montagne (on peut aussi être malade dans une station de ski ou sur une montagne à vaches), mais concernerait aussi les insuffisants respiratoires (bronchites) ou circulatoires, voire les candidats aux infarctus.
De manière plus fondamentale, on tente dans la pyramide himalayenne de comprendre comment le corps s'adapte. Pourquoi, par exemple, une limitation du rythme cardiaque s'installe-t-elle ? Le rythme le plus élevé que peut atteindre un alpiniste décroît au fur et à mesure qu'il monte. Comme si le coeur voulait en "garder sous le pied", conserver une réserve en limitant sa dépense en énergie, pour ne pas risquer l'infarctus. Intéressant pour tous ceux qui ont un coeur qui accélère trop vite, ou irrégulièrement.
L'atout de la pyramide c'est encore de pouvoir comparer notre métabolisme avec celui des sherpas. Les indigènes, bien adaptés à l'altitude, ne fabriquent pas de globules rouges en surnombre quand ils grimpent. Les occidentaux, au contraire, en ajoutent des quantités pour mieux véhiculer l'oxygène. Le plus surprenant, c'est que les habitants des Andes, qui vivent confortablement à plus de 4.000 mètres secrètent eux aussi des globules rouges dès qu'ils montent. Contrairement aux Népalais. Pourquoi ? La piste génétique est étudiée de près. Demeure le mystère du poids. Les muscles fondent à haute altitude comme neige au soleil, et les grimpeurs laissent 5 à 10 kg sur les pentes, essentiellement par perte d'apétit. Une clef pour accéder aux arcanes de la régulation du poids par les enzymes et les hormones.
Dans un autre domaine, on tente aussi de démasquer les responsables des troubles du sommeil. Insomniaques, les alpinistes fourniront peut-être des indices pour identifier les facteurs qui commandent les apnées nocturnes. A travers le monde, des milliers de dormeurs oublient de respirer pendant des secondes entières, et se réveillent en permanence, par réflexe. Plongeurs de la nuit, ils sont condamnés à porter des appareils respiratoires pour dormir sans danger. Leurs cauchemars trouveront-ils leur solution sur le toit du monde ?

L'enfant "sauvé" par son chien

Décembre 1991

A la lisière des cheveux noirs en bataille, les yeux de Donny ont percé le brouillard. Dans le couloir, le trottinement de Rusty le chiot devient galop. Tornade, la boule de poils échappe aux mains qui la retiennent, tourne le coin de la chambre, et s'élance pour s'affaler d'un bond sur la poitrine du malade. "Bad Rusty, bad". Fournaise de plaisir, le souffle coupé par le poids du chiot sur son ventre, le garçonnet de 11 ans a tenté de se lever de son fauteuil roulant. Pour mieux noyer un filet de voix et un sourire dans le pelage roux. Métamorphose. Impossible de reconnaître le personnage apathique, indifférent au monde, qu'il incarnait quelques instants plus tôt.
"C'est comme cela que ça s'est passé, il y a tout juste une semaine. Rusty a sauté sur le lit de Donny, lui a léché le visage, et l'a sorti du coma", répète encore une fois la soeur du garçon. Comme si elle craignait qu'au pays de Mickey et de l'inflation médiatique l'histoire de Rusty et Donny soit trop belle pour être crue.
Face aux eaux brumeuses de la passe de Long Island, North Haven étire ses rangées de maisons de bois, déjà vues dans les rêves américains de ce coin de Nouvelle Angleterre. Coincée entre New York et Boston, les deux mégalopoles trop pressées, la petite ville vient de vivre son conte de Noël. Comme on en raconte parfois aux enfants sages. Donny Tomei, le petit d'homme heurté par une voiture pendant qu'il courait et riait fort, du mauvais côté du trottoir, a plongé deux semaines durant dans le coma. A l'unité de soins intensifs de l'hôpital de New Haven, on refusait de se prononcer sur son éventuel "réveil". Et finalement c'est sa soeur, Angela, qui a eu l'idée de rétablir le contact en passant par le chien. "On a vu que Donny bougeait ses doigts quand on lui parlait de Rusty. J'ai demandé à pouvoir le lui amener". A première vue, cela commençait mal. Le chiot de six mois a bondi sur le lit, écrasant les jambes de son maître, avant de lécher son visage immobile. "Cela lui a arraché son premier sourire", se souvient Angela. Une rupture des normes hospitalières qui depuis fait l'espoir de toute la famille. Car à chaque visite du chien, Donny continue de s'éveiller un peu davantage. "Il aime tellement ce chien... Avant, il passait tout son temps avec lui, à lui parler"... Depuis une semaine, Donny a quitté le service des urgences de l'hôpital de New Haven, pour rejoindre une clinique spécialisée en rééducation pédiatrique. Un hôpital à part, bien connu dans la région pour ouvrir grand ses portes aux animaux de tous poils et aux amitiés de toutes natures.
"Le cas de Donny est révélateur de ce que nous pensons ici. Un animal entretient des relations privilégiées avec un être humain, que rien ne peut remplacer. Et cela peut très bien servir de déclencheur, comme dans le cas de ce garçon, pour favoriser une récupération de la conscience après un traumatisme cérébral important", estime le Dr Philip Arnold, responsable de la réhabilitation médicale de l'hôpital de Newington. Le terme de miracle est banni. Donny n'est pas encore totalement tiré d'affaire. On ignore encore si ses doigts retrouveront la vitesse et si sa bouche reconstruira de longues phrases. Sur l'échelle des "états de conscience", notés de 1 à 8, Rusty l'a déjà propulsé de la note 2 (faibles réactions aléatoires aux sollicitations) à celle de 5 (réactions normales, mais détachement de la réalité, et incapacité à répondre à des problèmes complexes). Il va subir pendant deux mois des exercices de sollicitation visuelle, sonore, et affective qui doivent le ramener progressivement à une conscience normale des choses. Comme s'il s'agissait dans son cerveau embrouillé de retrouver les fils de l'écoute, et les circuits de la décision. Une gymnastique de chaque instant, en présence permanente de sa mère, et la visite hebdomadaire de Rusty. "Il est trop tôt pour se prononcer, mais à cet âge le cerveau possède une certaine plasticité, et même si des structures cérébrales sont détruites, d'autres pourront peut-être se réorganiser pour récupérer une partie des fonctions", glisse le médecin.
Toutes les semaines, dans cet hôpital qui s'apparente davantage à une salle de jeux qu'à un établissement de soins, des chiens viennent rendre visite aux jeunes pensionnaires. "Parce que les chiens donnent de l'amour, sans compter, et sans se préoccuper de savoir si vous êtes beau ou laid, bien portant ou malade, bon ou méchant. Nous avons des résultats qui nous poussent à aller encore plus loin", poursuit Philip Arnold.
Plus loin ? Quand on est psychologue scolaire, chargé de veiller à l'harmonie de 700 petites âmes tumultueuses réunies sous le même toit, on pourrait parfois baisser les bras. Alors, quand l'école primaire Eisenhower de Hopkins, dans le Minnesota recrute un précieux psychologue adjoint, on s'étonne de lui découvrir les traits d'un chien. Farce ? "Cela peut ressembler à une plaisanterie, mais c'est très sérieux". Bob Hollinbeck, descendant de Norvégiens qui vinrent s'installer sur ces rives particulièrement bien enneigées du Mississippi, a une volonté trempée dans l'acier. Quand le conseil de l'école lui explique qu'après toutes ses précédentes lubies pour faire de l'école un foyer plus chaleureux qu'une maison, un chien-psychologue c'est vraiment trop, il passe outre. Et avec la complicité du principal, désigne son labrador Coco, au poste d'assistant. "Au bout de quelques mois, on a bien été obligé de reconnaître mes résultats. En fait, je ne prenais aucun risque d'accident. Je connais Coco depuis son plus jeune âge, et je savais d'avance qu'elle présente le profil parfait pour ce poste : régulière, douce et aimante".
En deux frétillemente de queue et trois regards humides, Coco est devenue la reine de l'école. Pataude et attentive, cette femelle de sept ans arpente les couloirs en toute liberté. Rencontrant deci delà quelques retardataires, un groupe en train de jouer, accompagnant les enfants lors de leurs activités. A sa guise, elle pénètre dans les classes en plein cours, va s'asseoir dans un coin sans que les élèves se dissipent autrement qu'en lui dispensant quelques sobres caresses au passage.
"Paradoxalement, elle renforce la concentration et provoque une amélioration des résultats scolaires. Essentiellement parce que si quelque chose va de travers, les enfants ont spontanément envie de se confier à elle. Elle est leur amie, leur confidente". On a vu, en plein cours des enfants se lever, sortir de la classe pour aller "parler à Coco". "Parfois des enfants dont les parents s'étaient battus, ou dont le père boit. A moi, ils ne l'auraient jamais dit directement, ou cela aurait été beaucoup plus long", poursuit Hollinbeck. Coco "travaille" seule, dans toutes l'école, mais assite aussi aux entretiens que Bob conduit avec les élèves. Le courant passe mieux. "On l'aime fort, parce qu'elle est très douce, très gentille", explique Rachel, neuf ans. "La dernière fois que lui a parlée, c'est parce que je venais de me disputer avec une copine. J'avais un gros chagrin. Mais Coco, quand je la regarde dans les yeux, je me sens mieux. C'est un truc vraiment spécial à ce chien"
"Oui, elle est très spéciale, elle n'est pas comme les autres animaux ", renchérit Kevin, 10 ans, pourtant propriétaire d'un chien et de plusieurs cochons d'Inde. "On lui dit des choses qu'on ne dira jamais à M. Hollinbeck".
Les plus attachés à Coco sont les plus jeunes, les moins de 8 ans. Que la chienne se dégourdisse les pattes dans la cour de récréation enneigée, et c'est la ruée. Chacun veut la toucher, l'embrasser, lui mettre les bras autour du poitrail. Des accidents ? "Pas le moindre en trois ans", précise Bob Hollinbeck. "Ah si j'oubliais. Une fois, des enfants sont venus me chercher dans mon bureau en criant que Coco avait mordu quelqu'un. Quand je suis arrivé, c'était en fait un petit garçon particulièrement baggareur et difficile qui avait attrapé Coco à pleines dents. Sans que la chienne ne réagisse".
Mais ne pensez pas que Coco est une nature morte qui aime se prélasser au coin du feu. "A la chasse, dans les lacs à l'eau glacée, elle va chercher les canards avec une énergie incroyable, et déploie une agressivité étonnante. Mais cela, personne ne le verra, s'amuse Bob Hollinbeck. Aucun enfant, ni aucun journaliste. C'est notre jardin secret, à elle et moi. A mon sens, c'est indispensable à son équilibre, pour qu'elle ne devienne pas une nounou ramollie." Il y a une question que nous n'osons pas poser à Bob Hollibeck, tandis q'il s'éloigne avec Coco. Qui est l'assistant de l'autre ?

De Gennes, prix Nobel

Décembre 1991

Avec son inusable allure de jeune homme enthousiaste et un peu gauche, Pierre-Gilles de Gennes est venu à Stockholm en solitaire, recevoir le prix Nobel. Anne-Marie, sa femme, est à Orsay, derrière les fourneaux de son "Boudin Sauvage" de restaurant. "Toute cette effervescence est assez lourde à porter, nous n'avons pas envie d'en rajouter", dit-elle. Le "clan" de Gennes, avec ses trois enfants et ses sept petits-enfants fêtera donc le Nobel au retour, bien sagement. "Bien sûr nous sommes heureux, mais nous continuons notre vie comme avant".
Couronné pour ses "coups de balais", spécialiste de la clarification, Pierre-Gilles de Gennes, prix Nobel de physique 1991 possède l'intelligence de la discrétion. Même quand on lui répète qu'après 21 ans, la France est en manque de Nobel de physique, et qu'on lui tend tous les micros pour qu'il dise ce qu'il pense du Monde, il répond qu'il n'a guère le temps de faire de l'esbrouffe, encore moins les qualités pour jouer les oracles. Une évasion qui n'est pas faiblesse, mais sérénité. Tout Nobel qu'il soit, de Gennes entend préserver de l'énergie pour ses travaux. Il en est capable, il l'a déjà prouvé. D'autres que lui auraient déjà laissé mourir la flamme de la recherche sous la multiplication des responsabilités et l'étouffoir des honneurs : directeur de l'Ecole de Physique et de Chimie de la ville de Paris, professeur au Collège de France, membre de l'Académie des Sciences et de plusieurs académies étrangères, etc... Il assume, et à 59 ans continue de pelleter le charbon, de mettre les mains "dans le cambouis" comme un étudiant. Se passionnant pour les problèmes complexes que la physique ne sait pas prendre en compte. A coup de déjeuners familiaux écourtés, de dimanches sacrifiés, il avance, reconstitue les puzzles de la difficulté. "Jusqu'à ce que l'image de la solution s'impose, évidente". Merci, pourrait lui dire l'industrie : magnétisme, supraconducteurs, cristaux liquides, colles, polymères, on ne compte plus les domaines où les équations de de Gennes ont permis de travailler sérieusement, au lieu de faire de l'a peu près. "Des fruits mûrs que j'ai su cueillir au bon moment" s'excuse-t-il. Encore faut-il reconnaitre une poire d'une pomme, ce qui en sciences est l'apanage des meilleurs. Un éclectisme et une intuition stupéfiants, qui lui ont valu le redoutable surnom de "Newton". Même le comité Nobel, dans son communiqué, use de cette comparaison. Autant gêné par cette marée d'honneurs qu'il l'a toujours été par cette grande taille qui lui fait dépasser les foules d'une tête, ce brillant timide trouve à son gabarit un seul avantage : les enjambées. Il ne marche pas. Il court, vole et sème le temps. Depuis son premier laboratoire, jusqu'aux amphitéatres où il enseigne, il a toujours avalé les marches par quatre, essouflé ses interlocuteurs. On le qualifie de surdoué ? Il refuse le qualificatif, et rétorque par des conférences sur ses erreurs dont raffollent les étudiants. Outre sa clarté de vision, ce chercheur a su créer des équipes, s'entourer des plus affamés de science. "C'est à eux, et à mes maîtres que je dois tout" dit-il. Des craintes ? Une seule. "Que la récompense m'entraîne sur la pente savonneuse des médias, à parler de ce que je ne connaîs pas..."

Saga des algues "tueuses"

Décembre 1991

"Tenez, goutez". Avec un sourire narquois Alexandre Meinesz, responsable du laboratoire d'environnement litoral de Nice, me tend une éprouvette bourrée de feuilles graciles. "A faible dose il n'y a pas d'inconvénient, mais crachez la, ensuite". Je machonne donc, un minuscule fragment de Caulerpa Taxifolia. Une minute plus tard, le picotement de la toxine est là, qui gagne langue et palais. "Alors, vous comprenez, quand certains racontent que cette algue est tellement innofensive que l'on pourrait la consommer en salade, je bondis..." Alexandre Meinesz s'époumone depuis 1989 à alerter les autorités sur les dangers de cette algue : "Il faut agir et vite, l'algue se répand exponentiellement, et tout le littoral est menacé".
Un avis tempéré par les organismes publics de recherche, dont les chercheurs hésitaient jusqu'ici à mettre en oeuvre un programme d'études.
Pour Meisnez, le débat scientifique ne doit pas inhiber l'action. A quelques encablures des plages d'or, un drame sous-marin est peut-être en train de se nouer. Chercheurs et plongeurs du cru, à chaque fois qu'ils retournent au fond sont médusés par l'extension de la "gangrène verte". De vastes prairies sous-marines se forment, couleur vert printemps. Trop belles pour être honnètes ? Aucun animal ne vient spontanément se nourir de ces herbages-là. "Les oursins que nous avons mis en présence de caulerpes, avec le professeur Boudouresque (laboratoire d'écologie de Marseille), ont préféré manger la peinture des aquariums, le plastique des tuyaux, puis se laisser mourir plutôt que de consommer les algues", raconte Meisnez. Plus résistants à la toxine, des poissons comme les saupes peuvent se laisser aller à brouter, s'ils ne trouvent rien d'autre. En devenant eux-mêmes toxiques. Le problème, c'est cette algue croit et se multiplie à toute vitesse, voyage au gré des courants, s'adapte à tous les reliefs, s'immisce jusqu'à étouffer les autres algues. Déjà à Monaco, au Cap Martin, à Agay, dans la rade de Toulon, la tache fluorescente croise ses feuilles avec les grandes nourrisseuses de la mer, les posidonies. Et si celles-ci disparaissaient ? "Ce serait une catastrophe majeure, bien supérieure à une marée noire", soupire Meneisz.
De quels abysses a surgit cette créature ? Du Pacifique. Là-bas, l'algue folle se trouve endiguée par un milieu concurrentiel. Les espèces s'y battent entre elles à coup de toxines" Ici, en Méditerrannée, une guerrière aussi lourdement équipée est tout à fait déplacée. Les espèces indigènes sont sans défense et "on ne voit pas très bien ce qui pourrait l'arrèter", s'inquiète Meinesz.
Reste le mystère du transport. Comment une algue des lagons a-t-elle pu élire domicile au pied des falaises de la Principauté ? Probablement par le truchement de l'aquarium de Monaco, estime le chercheur, puisque comme dans bon nombre d'endroits, elle y servait de fond décoratif. C'est du moins devant cet établissement qu'elle a été repérée, dès 1989, entre 5 et 35 mètres de fond. "On ne peut en vouloir à personne, qui aurait pu imaginer que cette algue d'eau chaude (25 degrés) s'adapterait aussi bien aux eaux froides (18 degrés) de notre région", se demande un chercheur. Une redoutable première, qui pose déjà le problème de l'éradication. Plusieurs voies sont envisagés, chimiques, biologiques, en important des prédateurs du Pacifique, ou par simple arrachage, par une armée de plongeurs munis de suceuses... Une guerre verte dans le grand bleu.

Asimov

Avril 1992

Les seuls vrais robots sont les siens. Ils nous font rire, soumettent notre cerveau biologique à la torture logique, et paraissent se transformer en meurtriers pervers, dans des roman plus noirs que les entrailles du cosmos.

Dans son dernier rêve, Isaac Asimov a-t-il été victime à son tour d'une de ces créatures de métal déprogrammée par un ennemi d'enfance revenu d'une autre planète ? On ne saura jamais. Le maître des songes robotiques et galactiques s'est éteint à l'âge de 72 ans, victime d'une crise cardiaque. Sa plume, depuis plus de 40 ans, a fait veiller tard dans la nuit des millions d'écoliers, d'étudiants en sciences, mais aussi de parents de cette Terre. A travers "Fondation" (Denoël) et le cycle de "Trantor" (J'ai Lu), et les "Robots" (J'ai Lu), ils embarquaient pour des voyages intersidéraux à la dimension des "space operas" d'Asimov. Gagnant les Empires où se joue le destin de milliers de planètes, l'avenir de confédérations titanesques, ou plus modestement le devenir d'un personnage écrasé par toute cette mécanique. Ou alors, à travers des nouvelles croustillantes ("Histoires mystérieuses", Denoël), Asimov nous entraîne dans l'univers caché de la science, fracassant les vitrines du réel le temps d'une cordée sur les parois de son imaginaire. Tout y est possible. Les canes pondent des oeufs d'or, les pierres parlent. A condition de partir d'une base rationnelle (l'occasion d'expliquer un peu de chimie et de physique) et d'accepter les règles d'un auteur qui adorait bousculer et surprendre ses "chers confrères" scientifiques.

Un mélange de provocation et d'adulation du progrès qui faisait la force de cet écrivain imbu de lui-même (il a rédigé sa propre biographie). La science, nous répètent ses romans, permettra un jour le voyage intersidéral à travers l'infini de l'espace. Pour faire quoi ? Bâtir une fédération de planètes libres, évidemment. Avec une constitution calquée sur celle de quelques provinces terriennes. Comment s'appelle déjà ce texte, qui clôt "Tyrann" (J'ai Lu) ? A oui, la Constitution des Etats-Unis. Un coup de laser sur le décalage entre nos mythes et l'état réel de nos sociétés.

Dieu, liberté et économie de marché : le bouillonnant Asimov n'oubliera jamais ses convictions. Un profil forgé par ses origines russes (né dans la banlieue de Smolensk, en 1920), son immigration aux Etats-Unis à trois ans, et surtout la découverte du rêve américain, prolongé par la "Nouvelle Frontière" de l'espace. Avec une production de plus de 500 livres durant sa carrière (plus de dix par an), l'immigré devenu professeur de biochimie à l'université de Boston a bâti une galaxie à la mesure de son angoisse d'écrire, à la vitesse de la lumière. Ce qui n'empêchait pas l'écrivain couvert de prix de rester cloîtré chez lui, de refuser l'avion, et les interviews. Sauf pour parler de la conquête de l'espace, dans le Figaro Magazine du 22 juillet1989. Au rythme de dix heures de labeur par jour, le "Good Doctor", comme le désignent ses fans, touchait à tout : nouvelles, romans, articles, livres de vulgarisation scientifique pour jeunes, pour adultes, cours pour étudiants. Un guide de la Bible, aussi.

Des ballons pour Mars ?

Mai 1992

La créature s'ébroue, en danger mortel sous l'aube naissante. Une brassée d'air évente ses replis livides. Feulement d'un parachute que l'on rudoie. Va-t-elle crever là ? Expirer sous les ruades du vent ? A ses pieds, dans la plaine de Chryse, le cobra de métal est coincé entre les rochers. Il la retient, piège mortel. Le soleil est trop haut, bientôt sa peau va éclater. Elle tire, tire encore. Jusqu'à ce tourbillon improbable, miséricorde de poussière, qui la libère. Dans un ciel blanc d'étoiles, la méduse de mylar s'élève enfin. Emportant son boulet de titane et d'électronique.

"Elle décolle". Au centre de contrôle de Toulouse, les ingénieurs sont atteints d'un rire nerveux. Le stress s'évacue. A l'instant, les écrans des ordinateurs viennent de s'éveiller pour offrir des centaines de données. Les imprimantes crépitent, livrent les renseignements atmosphériques : température, pression, vitesse du vent. Signe que le ballon vient de quitter le sol martien pour un nouveau vol. A la clef, une journée entière de survol de la planète rouge. Avec sa fournée de trouvailles et de découvertes.

"Non, ce n'est pas un rêve. Le ballon que nous préparons sera effectiment un être étrange, s'envolant le jour pour survoler Mars et se posant la nuit, pour ausculter le sol et les entrailles de la planète, à l'aide des instruments contenus dans sa queue". Christian Tarrieu, responsable du projet des ballons martiens, au Centre National d'Etudes Spatiales (CNES) de Toulouse, vit depuis quatre ans aux heures de cette créature de fiction. En fait il est l'heureux père de deux monstres hybrides. Deux jumeaux, ballons et serpents à la fois, puisque la mission sera doublée, pour plus de sûreté. Des créatures de vent et de technologie, qui jongleront en 1997 avec les lois martiennes pour nous livrer le maximum de renseignements sur ce monde secret et quasiment inconnu. "Ils sont prèts à être réalisés, les études sont quasiment terminées", poursuit l'ingénieur. En fait, le vrai problème pour les explorateurs gonflables du CNES est aujourd'hui de s'assurer de la partance de leur train spatial pour Mars. Les difficultés économiques et politiques de la CEI ont évidemment précipité les organismes spatiaux de l'ex-URSS dans une série de turbulences et d'incertitudes. Et le maître d'oeuvre de l'opération demande à ses partenaires étrangers de mettre la main à la poche pour assurer la survie de l'opération. Cela paraît probable. Les scientifiques sont optimistes et c'est toujours à bord de fusées Proton que les ballons français doivent décoller vers Mars, en 1996.

L'idée est de Jacques Blamont. Cette "figure" du CNES, depuis trente ans court les colloques et les réunions de travail avec des dessins de ballons pleins la tête. Pour ce fils spirituel de Pilâtre de Rosier, le ballon est l'arme absolue pour explorer les planètes dotées de la moindre parcelle d'atmosphère. Infiniment moins cher qu'un véhicule tout-terrain, capable de changer d'altitude et de franchir des barres montagneuses, l'aérostat peut aussi emporter une palette d'outils scientifiques sur des distances considérables.
La preuve en a été faite en 1985 dans l'atmosphère de Vénus, quand les sondes soviétiques Vega y gonflèrent les deux premier ballons d'exploration atmosphérique, d'inspiration française. Le bilan, fut toutefois mitigé. "Parce que les Soviétiques n'avaient pas tenu compte de tous nos conseils", commente un chercheur français.

Cette fois, pour Mars, les ingénieurs du CNES et de Zodiac peaufinent des ballons qui vont au bout de leurs idées.

"Le problème n'est pas simple car s'il est vrai que Mars a une atmosphère, elle nous est très mal connue, et y envoyer voguer des ballons demande quelques décisions délicates", souligne Christian Tarrieu.
Pour commencer, les chercheurs de la Nasa, de l'Institut de Sciences Spatiales de Moscou (IKI) et du CNES ont demandé à des superordinateurs de digérer toutes les données connues sur ce monde hostile, pour établir des cartes météorologiques de la planète rouge. Ils n'ont pas été déçus. Dans ce monde de glace, les températures oscillent entre moins 50 et moins 100 degrés C, et les vents saturés de poussières rouges atteignent aisément 70 km/h, quand ils ne déferlent pas en tornades de 200 km/h ! Envoyer des baudruches de 45 mètres de hauteur et 12 mètres de diamètre gonflées à l'hélium se promener dans cette ambiance, entre des reliefs qui peuvent dépasser 20 km d'altitude, demande pour le moins d'adapter les coutumes de l'aérostation.
A commencer par le matériau, puisque les ballons terrestres réalisés en polyéthylène craqueraient sous le seul effet du froid. On a donc opté pour le Mylar, un film plastique translucide de DuPont de Nemours, dont l'épaisseur de 6 millièmes de millimètres a été calculée pour réduire le poids et l'encombrement du balon. Cette matière, dont on a testé le dépliage sans rupture sous un viaduc, a aussi été longuement étudiée pour pouvoir se réchauffer sous le soleil. C'est ce "chauffage" naturel par les infra-rouges qui provoquera la dilatation de l'hélium le jour, et le décollage matinal de notre ballon-lézard, pour un vol entre 2 et 4 km d'altitude. Le soir, avec le rafraichissement apporté par l'ombre, le ballon se dégonfle et se pose en douceur.

Ce n'est pas tout. Pliée, la baudruche devra tenir dans un "camembert" de 35 cm de hauteur, d'où elle sera finalement extraite par un système de fils cassants, qui lui permettront de se gonfler à la seule vitesse idéale pour éviter sa rupture : 300 secondes.

Car évidemment, le gonflement par l'hélium des ballons aura lieu pendant la descente des sondes martiennes vers le sol. Un scénario que l'on imagine d'une aisance inouïe, verouillé au quart de seconde.
Les créatures sont éveillées vers 10.000 d'altitude. Sorties de leurs cocons, elles se boursouflent en quelques minutes, toujours sous la protection des parachutes qui freinent la descente de leurs mères. L'opération terminée, les bouteilles vides sont larguées, et la chute continue, dans le sillage d'un bouclier de protection. Quand celui-ci percute le sol, au bout d'un filin de 400 mètres, le cordon ombilical se rompt. Chaque bulle est alors libre. De sa nacelle elle déploie encore le "guiderope", cette queue de titane de 7 mètres de long, qui trainera sur le sol la nuit. Un appendice reptilien fait d'une vingtaine de cylindres reliés par des cardans, et qui sera soumis à toutes les embardées du ballon, à des chocs extrèmement violents contre les rochers. Bardé d'équipements scientifiques, d'une électronique réchauffée par des piles, et notamment d'un radar capabe de fouiller le sol martien à un km de profondeur, cet ustensile "renifleur" permettra peut-être enfin de savoir combien il y a d'eau sur Mars.

C'est le grand mystère de notre cousine pourpre. Car on subodore que jadis, une atmosphère chaude et moite faisait ruisseler des torrents clairs sur les montagnes. Les indices ? Des traces de rivières, d'érosion, de canyons que l'on croirait terrestres. Ou est passée cette eau ? Evaporée, peut-être, en partie. Mais aussi enfouie, gelée, pense-t-on. Formant avec la poussière un pergélisol, un soc gelé à moins 60 degrés en moyenne.

Le radar du guiderope permettra peut-être d'étudier cette eau. Et de savoir si un jour, des projets délirants comme d'aller "ensemencer" la planète rouge pourraient se réaliser.

Dans le doute, nos sondes martiennes seront soigneusement stérilisées avant le décollage. Histoire d'éviter toute contamination sauvage de ce sol inviolé par des virus ou des germes terriens. On ne sait jamais. Avouez que le comble serait de découvrir dans quelques décennies que une vie malencontreusement importée par les hommes, aux alentours de l'an 2.000.

Sciences et sports

Juin 1992

"J'ai un secret. Je cours 60 km par jour". Info ou intox ? Stratèges, à l'instar du coureur de fond et recordman britannique David Bedford, les champions passent leur vie à livrer les canulars les plus énormes sur leurs entraînements. Histoire de brouiller les cartes et les esprits des musclés d'en face, de les déstabiliser et de les orienter vers de mauvaises solutions. La science du sport est devenue une denrée stratégique, que l'on protège et que l'on manipule. Car la victoire, si elle est toujours aussi belle, se prépare désormais dans des stades-laboratoires, où les chercheurs règnent en alchimistes sur les coulisses de l'exploit.

"C'est vrai. On ne dit pas tout. Mais de toute manière, les autres sont en général bien renseigné, les choses finissent par se savoir. Parfois on arrive simplement à garder de l'avance, le temps de rafler quelques victoires." Eric Jousselin, responsable de l'équipe médicale de l'Institut National du Sport et de l'Education Physique (INSEP), ménage pourtant les athlètes : "le sportif reste un homme et non un sujet de laboratoire, on ne peut pas tester n'importe quoi sur lui". Sage résolution. Alors on teste souvent les améliorations techniques et les astuces d'entraînement sur les juniors. Mais les coureurs sont des têtes brulées, trop souvent prêts à croire et à faire n'importe quoi pour gagner. "Pour eux, si un adversaire gagne, c'est qu'il a un truc. Ils remettent rarement en cause leurs aptitudes et leur entraînement, mais cherchent du côté du matériel, des astuces de préparation physique, voire du dopage". Parmi les fausses rumeurs les plus mémorables, celle de l'équipe de France d'escrime, sur une photographie, en train de simuler des assauts au fond d'une piscine. Pour faire croire à des entraînements en apnée.Totalement bidon.

A côté de nous, Bruno Thibou respire toujours. Avec son tuyau dans la bouche et sa pince à linge sur le nez, ce jeune espoir n'a pas l'air à la fête. La sueur ruisselle sur ses cuisses et cicatrices de cycliste : il a de fortes chances d'aller à Barcelone, pour l'épreuve sur route des Jeux Olympiques. Pour l'instant, les techniciens de l'INSEP lui font un "VO2 max". Ils mesurent la capacité de sa machine énergétique à dévorer de l'oxygène.

C'est devenu la marotte des physiologistes du sport de la fin des années 80. On ne rencontrera pas un sportif de haut niveau qui n'ait galopé sur le tapis roulant, pédalé sur le vélo de salle, nagé contre un courant artificiel avec le fameux embout entre les lèvres. Sous l'effort, la machine humaine absorbe une quantité d'oxygène qui correspond à sa puissance maximale. En mesurant ce chiffre clef, véritable donnée biologique des champions, les chercheurs savent combien d'oxygène peut se rendre dans les muscles, pour y brûler des sucres, et y produire de l'effort. Si on lui demande de faire mieux que ce palier naturel, les muscles du sportif répondront à la demande. Mais pas pour longtemps. L'athlète pénètre dans un autre monde, sans oxygène, où ses fibres travaillent en apnée. Les sucres, incomplètement brûlés, y deviennent de l'acide lactique, qui s'accumule dans les tissus et le sang. Une logique biochimique qui va progressivement enrayer la belle machine avec les sables de la fatigue.

Pour progresser, il faut connaître le VO2 maximum, mais aussi l'effort auquel il correspond. Et en faisant travailler le sportif à ce niveau-là, par paliers, en surveillant l'acide lactique au moyen de petites prises de sang, on peut obtenir des améliorations étonnantes des performances.
Pour mieux connaître cette machine humaine, on dose encore les hormones, on pose sur les sportifs des capteurs cardiaques. "Certains les gardent tout le temps, quasiment 24 heures sur 24", note Eric Jousselin. Sur l'écran d'une petite montre reliées à un harnais pectoral, les cyclistes peuvent voir à quel rythme bat leur coeur lors d'une montée d'une côte. Ils constatent l'effet d'un changement de braquet, ou d'un démarrage, et s'octroient quelques plages de travail au-delà de leur rythme maximum, gérant comme des rentiers leur capital fatigue.

Mais attention, les surprises sont là. Il faut tenir compte du stress, comme sur une grille de départ de Formule 1, où les rythme cardiaques s'enflamment à plus de 150 pulsations, sous le seul effet de l'angoisse. Ou des synergies, comme en aviron, où le coeur d'un barreur immobile bat à l'unisson de ceux de ses rameurs, en pleine galère.

La chaudière musculaire est désormais connectée à des ordinateurs qui la surveillent, la diagnostiquent et l'entraînent. Les engins de musculature la jaugent et l'astreignent au bon effort. Mais dans le domaine de l'exécution du geste, obsession des bio-mécaniciens, la performance demeure une notion floue. "On peut visualiser et comprendre comment un athlète prend ses appuis quand il lance son disque, et corriger des pertes latérales d'effort, mais il est quasiment impossible de lui dire si son épaule travaille bien dans les trois dimensions, à ce moment-là", constate Régis Mollard, de la faculté de médecine Paris V et chercheur au CNRS.

On peut heureusement définir les grandes lignes des bons gestes techniques. Un démarrage de sprinter, par exemple, est filmé en cinéma stroboscopique, analysé par ordinateur. "En plaçant des détecteurs d'efforts dans les pistes d'athlétisme (pour les prises d'appuis), on pourrait mieux former les juniors, améliorer leurs performances très tôt", demande Mollard.

Au plus haut niveau, les gourous des laboratoires augmentent ainsi peu à peu leur ascendant sur des entraîneurs jaloux Les escrimeurs disposent de l'ARVIMEX, qui mesure leur temps de réaction par rapport à un signal de cible à toucher, et trahit la précision du geste. Chez les tireur à l'arc, c'est un laser qui mesure l'écart à la cible et des accéléromètres placés sur l'arc qui indiquent pourquoi la cible a été manquée. Et en boxe, tennis de table, ou en tir, une micro-caméra fixée sur la tête du sportif montre à l'entraîneur si son poulain regarde de travers son adversaire, la balle ou la cible. Tiens ? On s'est aperçu au passage que les très bons athlètes écoutent parfois bien peu leurs entraîneurs, inventent leur propre technique.

Finalement les entraîneurs préfèrent encore voir les chercheurs transpirer sur le matériel. Plus faciles à gérer, ces améliorations ont grignoté les fractions de seconde au fil des ans. Sans parler des histoires de pédales que Jeannie Longo entretient avec sa fédération, on se souvient que Bernard Hinault et Laurent Fignon eurent raison d'insister pour déballer les premiers vélos aérodynamiques qu'avaient sculpté des chercheurs un peu obsédés du vent. Un sérieux coup de poussette aérodynamique pour gagner : une minute dans un contre la montre ! Ce n'est pas Francesco Moser, recordman de l'heure à vélo, qui dira le contraire, du haut de son bicycle lenticulé et profilé à la Mad Max. Mais tout cela risque de plafonner. Comment imaginer que des perches encore plus raides, propulsives et puissantes à la fois puissent être moulées, alors que ce qui limite l'usage de ces outils hyper-techniques est précisément la capacité des athlètes à fléchir des brins aussi raides que des poteaux ? Au ras du Tartan, un revêtement qui fait courir très vite, si l'on a gagné 300 grammes en 20 ans sur les chaussures, il est difficile de concevoir un autre bond de cette importance. Mais même si la science ne peut plus faire gagner qu'une poignée de secondes, aucun athlète ne les refusera au passage.

"Ceux qui vivent sont ceux qui luttent", a constaté Hugo. Et on peut compter sur les laboratoires pour aider les athlètes à transpirer.


Encadré
le poids du mental
"Il est plus facile de jouer en compétition contre un ennemi que contre un ami", estime le docteur Pierre Talbot, médecin chef de la Fédération Française de Tennis. Mais vouloir "tuer" l'autre peut être dangereux, voire négatif en matière de performances sportives. "Il faut certes une bonne dose de volonté, mais un athlète trop excité risque de manquer de clairvoyance", explique Philippe Fleurance, chercheur en psychologie à l'Institut National Supérieur d'Education Physique (INSEP). A titre d'exemple, un tireur à la carabine est capable de diminuer son rythme cardiaque, pour se mettre dans une sorte d'état second de concentration calme, où ses performances sont meilleures. Par contre un nageur immobile sur son plot de départ va augmenter sa fréquence jusqu'à 140 pulsations par minute, pour préparer son corps à la violence de l'effort qu'il va accomplir !


Pilotes : la technique fait plier l'homme
Image du dernier Grand Prix de Monaco. Epuisé, lessivé, Mansell est soutenu comme un bébé par des "gros bras" de son équipe. Dans aucun autre sport les hommes ne sont soumis à autant de tortures. Dans une courbe serrée, un pilote de formule un encaisse 3 à 4 G latéraux, avant de réaccélerer, et d'en reprendre 2 ou 3 autres, bien en face. "Il n'y a qu'a voir la musculature du cou, qui contrebalance la force qui s'exerce sur la tête à chaque virage pour comprendre que durant une course, chaque pilote soulève au total 10 tonnes d'un côté de son casque et quatre tonnes de l'autre", estime le docteur Charles-Yves Guezenec, du Centre d'études et de recherches de médecine aérospatiale. Le coeur, moteur des pilotes, bat en moyenne à 140 pulsations par minute, avec des pointes à 190. C'est dans les virages serrés, sans visibilité, qu'il accélère le plus. Cela correspond à un coup de stress, juste après un petit calme provoqué par une "apnée", le pilote ayant cessé de respirer au freinage précédent. Pire. Durant ce même freinage, les 2 à 3 G ont fait descendre un litre de sang dans les jambes. Ce n'est pas le voile noir, le cerveau est alimenté, mais le coeur besogne dur pour faire revenir la pression. Pour les chercheurs, les pilotes devraient, comme dans les chasseurs, porter des pantalons anti-G légèrement gonflés pour éviter ces coups de pompes.

Analyse des pleurs des bébés

Septembre 1992

N'importe quel bébé aimerait, à coup sûr, être blotti dans ces mains-là. De grosses mains, confortables. Qui soulèvent les petits avec cette douceur que permet la puissance d'un colosse. Et peut-être même que si la grosse voix tendre lui demandait de bien vouloir crier un peu, le petit s'exécuterait... Crier ?
Responsable de la néonatalité de l'hopital de Beer-Sheva, dans le sud d'Israel, le Dr Ehud Zemora défile devant les berceaux de plexiglass inondés de soleil.

"Cela fait des années que l'on sait que les vagissements des nouveaux nés sont chargés d'informations. Et depuis que les chercheurs font des spectrographes (étude des fréquences du cri), ils ont identifié quatre catégories : ceux de la naissance, qui favorisent la réorganisation cardiaque et respiratoire, mais aussi les cris de douleur, de faim, et de plaisir".

Dans la ville-champignon du désert, aux avenues ensablées par le vent, Zemora sait que pour avancer, il vaut mieux compter sur ses propres ressources. Vieux réflexe de pionnier. Alors quand son complice, l'informaticien Arnon Cohen (ils se sont connus sous la mitraille de la Guerre des Six Jours), lui a proposé d'utiliser des ordinateurs pour décoder le "langage" des nourissons, il n'a guère hésité.
"Le cri du bébé est un vrai outil de communication. D'abord, il vous mobilise. Sa pulsation est très proche des sirènes de police, parce que la nature l'a sélectionnée. C'est la plus efficace pour mettre les parents en mouvement. Insupportable ", sourit Cohen.

Un hurlement largement codé par le cerveau. Un cri de faim n'a rien à voir avec celui de la douleur. Une mère le sent spontanément. Et pour les sceptiques, il suffit de jetter un oeil aux analyses des différents cris, recueillis et analysés par les ordinateurs à l'université Ben Gourion.
"Au départ, le mécanisme de production est le même, l'instrument thoracique est identique. Ce qui change, c'est le stimulus qui vient du cerveau. Et on retrouve la trace de cette commande cérébrale dans l'analyse du cri...", explique Zemora

Les mères ne sont pas les seules à savoir entendre ces messages de leurs bébés. Au fil des naissances, les oreilles des obstétriciens deviennent des systèmes experts, capable de discerner un cri "anormal" du bon vagissement. Un signal parfois significatif d'une maladie génétique, d'un désordre neurologique. Un bébé qui a souffert d'une carence d'oxygène lors de l'accouchement (hypoxie) ne crie pas de la même manière. Et une affection génétique porte même le nom du son de miaulement qu'évoque alors la petite voix : "le cri du chat".

L'idée, à l'université de Beer Sheva a consité à tenter d'aller plus loin. A mettre au point un système informatique capable, à partir des profils sonores des cris, de retrouver quelle information ils transportent. Plus fin et plus fiable qu'une oreille humaine.

"Cela peut servir à entendre les message de faim ou de douleur du bébé, et à mettre certaine mères mal synchronisées à l'écoute de leurs enfants, mais pour nous, cela serait surtout un outil de diagnostic. Il est tout à fait imaginable de discerner une demi-douzaine de maladies de la sorte, de la jaunisse à la méningite cérébrale", poursuit Zemora.

Le problème technique a été résolu par les spécialistes de reconnaissance vocale du laboratoire d'Arnon Cohen. Mais pour l'heure, le système demeure un prototype. "On peut imaginer des versions simples, qui vous indiqueraient ce que veut dire bébé, et qui pourraient donner l'alerte en cas de troubles. Mais il nous reste à trouver des partenaires industriels", précise l'informaticien. Un cri de recherche de partenariat.

Arecibo, programme Seti

Septembre 1992

1000 étoiles sur table d'écoute ? Tout cela pour entendre bavarder les extra-terrestres ? C'est le 12 octobre prochain, dans l'île américaine de Porto Rico, que quelqu'un appuiera sur le bouton. Dans le camion garé à côté du centre de contrôle du radio-télescope géant d'Arecibo, les circuits d superordinateur concocté par les ingénieurs, sur financement de la NASA, fuilleront les brits radio venant de l'espace, à la recherche de la moindre trace de signal intelligent. Une quête entreprise par certains depuis plus de 20 ans, mais qui à la date symbole de l'anniversaire de la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb, accédera enfin à l'âe adulte, avec un outil de recherche digne de l'envergure du travail.

Avec 7 hectares de surface à piéger les ondes, le réflecteur d'Arecibo est aujourd'hui la plus grande et la plus sensible oreille radio de la Terre. Capable de tirer le portrait d'un quasar (objet céleste) à dix milliards d'années lumière ou de repérer la flamme d'une bougie sur la Lune. En le connectant sur un ordinateur 10.000 fois plus performant que tout ce qui a été fait jusqu'ici dans ce domaine, .les Terriens seront rentrés dans l'ère de "Méga SETI", l'âge adulte de ce programme de recherche financé par la NASA.
Serein, professionnel, Michael Davis, directeur de l'Observatoire, calme le jeu. "L'élément nouveau, c'est l'aspect officiel et à grande échelle de SETI. Ici, nous passerons désormais 5 % du temps à faire de la recherche de signal intelligent. Philosophiquement, c'est important. Quand à savoir si on va trouver quelque chose, c'est une autre histoire... En fait, je crains que pour le grand public, cela soit aussi passionnant que de regarder de l'herbe pousser". En fait le chercheur voit approcher avec inquiétude ce mois d'octobre où Arecibo deviendra le temple de tous les chasseurs d'E.T., et se verra envahit de hordes journalistiques et touristiques en quête d'étrange.

Pourtant, des centaines de scientifiques de par le mone attendent avec impatience ce jour. La commission de bioastronomie mise en place en 1982 par l'Union Astronomique Internationale atteindra alors enfin le but qu'elle poursuit depuis une dizaine d'années : écouter le ciel avec les meilleurs antennes disponibles sur Terre. Le SETI Institute, créé en Californie du côté de San José, est même chargé de rassembler toutes les idées et financements à cette fin.

"C'est une lutte qui n'a pas toujours été facile. Il a fallut convaincre les astronomes conservateurs... Mais depuis une décennie les choses se sont accélérées. L'idée s'est faite, peu à peu, que la chimie existait partout, même dans le vide cosmique, que la vie apparait facilement sur une planète de type tellurique, et que des corps sont souvent présents autour des étoiles... La notion d'une vie intelligente et technologique ailleurs que chez nous est aujourd'hui bien mieux considérée par la communauté scientifique", souligne Jean Heidmann, de l'Observatoire de Meudon, Secrétaire de la Commission internationale de bioastronomie.
Mais dans la pratique, tout cela est un peu plus compliqué que sur le papier. D'abord, pour avoir une bonne chance de capter "quelque chose", il ne suffit pas de chasser les mouches avec le télescope, en balanyant le ciel dans toutes les direction. Il faut viser des étoiles dont on présume nqu'eles sont intéressantes, pour plusieurs raisons. Après un rapide inventaire, mille étoiles proches ont été retenues. Mais 100.000 autres seront elles, rapidement "survolées". Est-ce impressionnant ? Pas du tout. Il existe des millairds de millairds d'étoiles dans le ciel, et la chance pour que dans la poignée que l'on vise se trouve une planète sur laquelle une civilisation contemporaine de la notre (en tenant compte du décallage nécéssaire aux ondes radio pour arriver jusqu'à notre région) se livre à des activités radio (télecommunications, télévision, etc...) est très très faible. Q"'importe semblent avoir décié quelques obstinés optimistes. La beaté du jeu semble en valoir la chandelle !

Et en cas de découverte ? Si, par hasard au détour des crachotements inter-sédraux, la machine d'Arecibo capte un "coucou". Que se passera-t-il ?
Les astronomes ont tout prévu, même la ruée médiatique et le vent de folie qui pourrait alors s'emparer des Terriens.

Règle numéro un : tout signal candidat devra être soigneusement vérifié par les astronomes de plusieurs observatoires. C'est pourquoi, quand l'antenne d'Arecibo sera branchée sur l'ordinateur de Méga SETI, en octobre, le second meilleur chasseur d'E.T, le radio-télescope de Nançay, près d'Orléans, sera lui aussi doté d'un appareil d'écoute. Pour procéder aux vérifications de rigueur, en cas de découverte.
Règle numéro deux : les astronomes terriens devront se concerter pour donner une signification au signal, le situer dans son contexte. Règle numéro trois, l'information devra être confiée aux Nations Unies, pour diffusion auprès des médias.


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autre article
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Les 350 tonnes de toile d'aluminium sont posées dans un nombril de collines et de jungle. Forme immense, béante au seul zénith. Son éclat de métal rongé par l'eau qui suinte sans fin d'un air immobile. Tapie dans ce chaos, l'antenne de Porto Rico veille le cosmos. A quelques encablures des plages qui, voici cinq siècles, firent crisser le bois des chaloupes de l'Amiral des Mers Océanes.
Avec 7 hectares de surface à piéger les ondes, le réflecteur d'Arecibo est aujourd'hui la plus grande et la plus sensible oreille radio de la Terre. Capable de tirer le portrait d'un quasar à dix milliards d'années lumière ou de repérer la flamme d'une bougie sur la Lune. Une sentinelle tendue par les astronomes de l'Université Cornell vers les océans d'étoiles. Nef de la science, taillée même pour remonter les courants inter-galactiques et aborder aux rivages troubles des inconnues stellaires. Coincidence à peine provoquée, le 12 octobre prochain, 500-ème anniversaire du premier pas de Colomb sur le Nouveau Monde, ce vaisseau de câbles, de treillis, de tours géantes et d'électronique appareillera lui aussi vers d'ultimes horizons. Un mois durant, les ordinateurs qui d'ordinaire s'y repaissent de torrents de données dérobées au cosmos seront mis en veilleuse. A bord d'un camion climatisé venu d'un centre de la NASA, en Californie, s'allumeront les écrans d'un super-ordinateur unique au monde. Prendra vie une sentinelle électronique dont la moindre puce de silicium, la moindre ligne de programme aura été conçue et réalisé par les meilleurs techniciens pour dénicher la trace du plus ténu signal artificiel.
Quelqu'un appuyera sur un bouton. En un instant, une intelligence présente sur Terre se sera mise en quête, sur des millions de fréquences de l'océan radioélectrique, d'un signe venu d'ailleurs. Avec un instrument 10.000 fois plus performant que tout ce qui a été fait jusqu'ici. Nous serons rentré dans l'ère de Méga SETI, l'âge adulte de ce programme de recherche financé à coups de millions de dollars par la NASA.
"L'élément nouveau, c'est l'aspect officiel et à grande échelle de SETI. Ici, nous passerons 5 % du temps à faire cela. Philosophiquement, c'est important pour l'espèce humaine, de chercher sérieusement les traces d'autres civilisations. Quand à savoir si on va trouver quelque chose, c'est une autre histoire... En fait, je crains que pour le grand public, cela soit aussi passionnant que de regarder de l'herbe pousser". Avec un sourire de malice qui dévore sa barbe, Michael Davis, directeur de l'Observatoire, tente visiblement de refroidir les esprits à l'azote liquide. C'est que toute cette agitation autour de son instrument et de l'éventuelle découverte d'un monde peuplé d'ET (Extra Terrestres) le ronge. A l'instar des astronomes présents sur le site, friands d'un calme monacal propice au labeur scientifique, et qui voient approcher avec inquiétude ce mois d'octobre où Arecibo deviendra le temple de tous les cultes d'E.T. soumis aux aterrissages de hordes journalistiques et touristiques en quête d'étrange.
Pourtant, l'évènement est une anissance attendue. Des centaines de scientifiques attendent avec impatience ce "D-day", le jour J. La commission de bioastronomie mise en place en 1982 par l'Union Astronomique Internationale atteindra alors le but qu'elle poursuit depuis une dizaine d'années : écouter le ciel avec les meilleurs antennes disponibles sur Terre. Le SETI Institute, créé en Californie du côté de San José, est même chargé de rassembler toutes les idées et financements à cette fin.
"C'est une lutte qui n'a pas toujours été facile. Il a fallut convaincre les astronomes conservateurs... Mais depuis une décennie les choses se sont accélérées. L'idée s'est faite, peu à peu, que la chimie existait partout, même dans le vide cosmique, que la vie apparait facilement sur une planète de type tellurique, et que des corps sont souvent présents autour des étoiles... La notion d'une vie intelligente et technologique ailleurs que chez nous est aujourd'hui bien mieux considérée par la communauté scientifique", souligne Jean Heidmann, de l'Observatoire de Meudon, Secrétaire de la Commission internationale de bioastronomie.
Le grand précurseur de cette mise sur table d'écoute des E.T. fut Frank Drake. Au début des années 60, l'astronome américain est le premier à officiellement orienter un radiotélescope vers des étoiles, pour tenter d'y déceler des signaux non naturels. Petits moyens techniques pas d'argent, cause désepérée : avec son seul canal d'écoute, Drake était dans la situation qu'un mélomane désirant retrouver une fréquence de radio FM parmi cent milliards, et cela avec un récepteur des plus rudimentaires, à des milliards de kilomètres de distance. Effectivement, aucun homme vert ne vint frapper à la vitre du laboratoire de Drake, même avec des récepteurs un peu améliorés. En 1967, un astronome de Cambridge eut tout de même un bel accès de tachychardie. Un bip-bip obsédant résonnait dans ses détecteurs. Vérifications faites, en fait d'extraterrestre il s'agissait d'une espèce inconnue d'astre, un pulsar. Ce qui reste d'une étoile après explosion finale, et qui émet dans l'espace un signal comparable à celui d'un radio-phare. Quelques heures durant, les astronomes mouillèrent leurs chemise, et au final, réalisèrent une jolie découverte...
Du côté des savants soviétiques aussi, on s'était laissé saisir par la fièvre, deux années auparavant. Cette fois-là, radio E.T. était un quasar, autre objet céleste exotique.
Echaudés, les radio-astronomes se posèrent la question : et si nous détectons vraiment quelque chose, que ferons-nous ? Pour parer à tout embrasement mondial , et opposer un barrage aux chasseurs de scoop, un protocole international a été posé sur le papier. Règle numéro un : tout signal candidat devra être soigneusement vérifié par les astronomes de plusieurs observatoires. C'est pourquoi, quand l'antenne d'Arecibo sera branchée sur l'ordinateur de Méga SETI, en octobre, le second meilleur chasseur d'E.T, le radio-télescope de Nançay, près d'Orléans, sera lui aussi doté d'un appareil d'écoute. Pour procéder aux vérifications de rigueur, en cas de découverte.
Règle numéro deux : les astronomes terriens devront se concerter pour donner une signification au signal, le situer dans son contexte. Règle numéro trois, l'information devra être confiée aux Nations Unies, pour diffusion auprès des médias Terriens.
"Que demanderont les gens si nous découvrons des traces d'émission de télévision ou de radio réalisées sur une autre planète ? Ils voudront savoir si E.T parle anglais, s'il mange des hamburgers, s'il est pacifique...", s'amuse le physicien Philip Morisson, instigateur de SETI. "Pendant quelques semaines, imagine-t-il, on en parlera... Et puis, les peuples réaliserons que nous sommes incapables de répondre, car les messages que nous aurons capté auront mis des milliers d'années pour parcourir les océans sombres qui nous séparent d'eux. Nos réponses mettraient autant de temps à leur parvenir. D'ici là ils auront peut-être disparu, et nous aussi...
Mais la chose la plus excitante serait de savoir que nous ne sommes pas seuls", poursuit-il. "Le problème c'est que dans le cas contraire, en l'absence de signal intelligent, nous ne saurons probablement jamais que nous sommes seuls, et nous continuerons à chercher", réplique Daniel Altschuler, directeur adjoint d'Arecibo.
Le disque miroite à nos pieds, en contrebas. Tellement énorme, avec son kilomètre de diamètre, qu'on ne ressent plus guère sa taille, ni celle de la plateforme de 600 tonnes qui le surplombe de 130 mètres. Ce soir le télescope est muet. Parfois pourtant les sirènes d'alerte résonnent dans la cuvette. Ordonnant d'évacuer le site. Sous peine de se faire griller par les 450.000 Watts de rayonnement que va vomir le cratère d'aluminium vers le cosmos. De quoi sonder une planète, un astéroide errant, et d'analyser le minuscule écho qui retournera se faire capturer à Arecibo. Carl Sagan, le plus médiatique des astronomes américains s'est servi en 1974 de ce mégaphone géant pour expédier un message à E.T. La réponse viendra-t-elle un jour ? Notre bouteille à la mer cingle aujourd'hui à 18 années-lumière, en direction de l'amas d'étoiles M13 d'Hercules. Encore 25.000 ans de patience, et notre littérature arrivera à destination !
La Lune est lisse et ronde. Hallucination ? La forêt tropicale semble saisie d'un spasme de rire, qui revient comme une vague. Des cris pulsés, ceux que pourrait crisser une assemblée de cigales hilares. Des oiseaux ? Rey Vélez lâche d'une main son volant, essuie la sueur qui innonde sa nuque et s'éclaire d'un sourire. "Non, non, couqui... Ce sont des couqui. Des millions de grenouilles, gringo..." Et la jeep (au moteur antiparasité, pour ne pas brouiller les signaux de l'espace) de continuer à cahoter sur la pente raide. Droit dans la gueule béante du premier téléphone à E.T.

Illusions d'optique

Septembre 1992

Ne retournez pas trop vite votre magazine. Ces images à l'envers ne constituent pas une erreur de mise en page. Nous vous convions ici à vivre à une expérience visuelle, qui va vous distraire tout en vous faisant visiter des méandres obscurs du cerveau. Un voyage vers un monde un peu troublant, où les repères de notre vision sont culbutés comme de vulgaires quilles sur la piste un peu savonnée des habitudes.

Vous êtes prêt ? Commencez par examiner ces deux visages présentés à l'envers. Ils vous rappellent probablement quelqu'un. Un personnage cathodique que nous fréquentons abondamment, pour la plupart d'entre nous. Mais si, regardez bien.... Ces yeux pimpants, ce sourire.... D'ailleurs, c'est étrange, parmi les deux figures, il semble qu'il soit plus facile de reconnaître l'une d'entre elles. Celle de FFFFgauche peut-être ?

Vous y êtes ? Bien. Maintenant, retournez la page. Brusquement.
Pouah ! Quel est ce Martien, cet "alien" hideux que personne ne souhaiterait recontrer au coin d'un bois ? Le visage de Jean-Pierre Foucault aurait-il été malmené ?

A peine. Oeil pour oeil, dent pour dent, seuls la bouche et les yeux ont été inversés, ce qui suffit à notre cerveau pour se faire duper et classer ce visage comme celui d'un monstre ! Un phénomène d'autant plus fascinant qu'il ne se produit que dans un sens, celui de l'endroit (pour les contours du visage), alors que d'après notre bons sens, cela devrait être le cas à l'endroit comme à l'envers ! Mais non, le visage truqué présenté à l'envers paraît obstinément normal, et grâce aux quelques traits manipulés, on se surprend même à le préférer ainsi, car il est plus facile à identifier que son voisin orginal. Quelle tempête souffle donc sur nos neurones ?

Nous remercions d'abord le sourant propriétaire des traits de s'être amicalement prêté à notre démonstration et à la sérieuse déformation d'image qu'ont entraînés quelques coups de ciseaux. Cette expérience a été concue par Peter Thompson, du département de psychologie de l'Université d'York, en Grande-Bretagne. "L'idéal étant d'avoir quelqu'un de très connu...", nous a précisé le chercheur. Merci, donc, à l'animateur, forcément vedette !

On s'en doute, cette petite farce de laboratoire n'a pas seulement des mérites récréatifs. Elle utilise, dans son fonctionnement, quelques découvertes fondamentales sur la manière dont le cerveau gère les informations visuelles. Une branche très dynamique de la "psychologie cognitive", qui tente par exemple de répondre à une question d'apperence anodine : "Comment lisons-nous le visage d'autrui ?".
C'est un lieu commun que de dire que pour un Provencal tous les Camerounais ou tous les Bengali se ressemblent. Hors de ses références habituelles, le système de reconnaissance visuelle est perdu, et mettra un certain temps à s'habituer, à augmenter son savoir-faire. Les éleveurs de chiens deviennent ainsi capables de discerner infailliblement des centaines de "visages" chez leurs amis à quatre pattes, là ou tout un chacun est incapable de voir autre chose qu'une meute.

C'est quand il est bébé que l'homme apprend à utiliser ses circuits à décoder et identifier le visage de l'autre, peu à peu, en commençant par ceux de ses parents. "Mais la manière dont le cerveau traite cette information va se perfectionner progressivement, pour atteindre une performance maximale avec les visages familiers vers l'âge adulte", note Raymond Bruyer, neuropsychologue à l'Université de Louvain, et auteur de "La reconnaissance des visages", Ed Delachaux et Niestlé. Pas si simple, pourtant. Les enfants, on l'a constaté, n'analysent pas les visages comme les adultes. Ils observent trait par trait, au scanner. Ce qui les amène souvent à se tromper lorsque quelqu'un change de coupe de cheveux, de vêtements, ou de parure. Puis, vers l'âge de 10-11 ans, ils changent de technique, pour adopter celle, plus globale et efficace, (mais aussi plus rigide) des adultes.

Le secret de notre système de reconnaissance, c'est de juger sur pièces. Un visage sera mieux analysé si des schémas globaux déjà engrangés dans le cerveau sont respectés. Mieux vaut que la bouche se trouve entre le nez et le menton. Un exemple, dans un domaine proche. Il est plus rapide de trouver le S dans le mot "VISAGE", qui un sens, que dans l'ensemble de lettres "GASIVE", note Raymond Bruyer.

Et ce qui frappe, c'est l'incroyable conformisme des neurones dans ce domaine. D'abord, il y a une hiérarchie. Chez l'Européen, les traits les plus importants sont par ordre décroissant : la chevelure, les yeux et la bouche (chez un Africain, les cheveux sont secondaires). Pas étonnant qu'il vaille mieux éviter d'être chauve... Mais que le visage soit déjà connu ou non redistribue encore un peu davantage les cartes : yeux, nez et bouche sont très importants sur des visages connus, mais se retrouvent à égalité avec les informations de contour (cheveux, menton) dans le cas de visages inconnus (travaux du Pr Ellis à York). Pour la plus grande efficacité du test, il nous a donc fallu choisir un personnage archi-connu, quasiment familier.

Autre surprises des chercheurs : l'exploration du visage ne se fait pas, comme notre bon sens pourrait nous amener à le croire, du haut vers le bas, comme sur une page. Car dans un visage présenté comme ici à l'envers, les cheveux gardent leur importance, qu'ils soient en haut ou en bas de l'image. Nos neurones se moquent, dans ce cas, de l'envers. Ils observent trait par trait, et rectifient d'eux-même le sens de l'image.

Etonnant. Présentation à l'envers et à l'endroit d'un visage, et seulement d'un visage, modifient complètement la manière dont le cerveau fonctionne. Comme s'il passait d'un mode "global" et rapide à l'endroit, à une analyse plus détaillée et morcellée à l'envers. Essayez donc de contempler les autres photos de ce magazine à l'envers. Tout paraitra facilement reconnaissable, les avions, les maisons, les chateaux. Tout, sauf l'identité des visages. Pour Justine Sergent, qui travaille au Canada, dans un visage présenté à l'endroit, il y a interaction des traits lors de la reconnaissance. La face devient un tableau dont tous les composants renvoient l'un à l'autre, et s'influencent, dans une globalité que construit notre cerveau. Par contre, dans un visage présenté à l'envers, chaque trait est analysé et identifié séparément, passé au scanner, à la manière d'un objet (avion, bateau, etc...), et le cerveau tente de reconstruire l'image à l'endroit. Ce qui conduit tout droit à un paradoxe. Présenté à l'envers, un visage connu supporte comme ici de grandes altérations et sera tout de même identifié, car ses traits sont analysés séparément. Par contre, à l'endroit la reconnaissance globale devient une ornière pour notre regard. La moindre modification des traits principaux entraînera une non-reconnaissance, allant jusqu'à déclencher la panique du phénomène d'horreur, comme ici.

Dans la jungle de notre cerveau, tout se passe donc comme si un enchaînement de neurones hautement performants était tout entier dédié à la reconnaissance explicite des visages familiers. Peut-être pour améliorer la reconnaissance de leurs expressions, ou éviter de se faire berner par quelques sosies. N'est-ce pas, Monsieur Foucault ?

Georges Charpak prix Nobel

Octobre 1992

Un geste de la main ordonne une méche blanche comme la lune de janvier. Les yeux sont bleu, mais les paupières restent closes, souvent, pour tenter d'oublier les rumeurs de l'univers médiatique. "Je surfe sur la vague des sollicitations, et pour tout vous avouer, je ne serai pas mécontent de retomber sur le sable, quand toute cette excitation sera un peu calmée".

"Georges, tu es trop gentil, cesse de dire oui à tout le monde". Dominique, la femme, gronde et veille au grain. Faisant front, tentant de protéger son Nobel de mari dans ce marathon public dont le comité suédois a donné le départ, un mercredi d'octobre. Pour la condition physique de ce jeune homme de 68 ans, l'annonce ne pouvait pas plus mal tomber. Georges Charpak venait de passer plusieurs nuits blanches à surveiller et à règler un détecteur, au CERN de Genève, le temple des physiciens européens des particules. "Plus jamais, disait-il, c'est trop dur". Et puis dans la matinée est arrivé ce coup de téléphone. Une blague ? Les premiers journalistes, déjà, confirmèrent... Ce qu'il a ressenti sur le coup ? "Dix minutes d'ivresse pendant lesquelles j'ai vu défiler ma vie, les visages de ceux qui m'ont aimé et rendu tout cela possible. Ma femme, mes enfants... Ce que je vais pouvoir faire maintenant, pour les aider un peu".
Car ce Nobel sera utile : dans la famille Charpak, les causes à défendre ne manquent pas. Dernier exemple en date, Nathalie. Pédiatre à Bogota, la fille de Georges travaille depuis 5 ans à faire connaître dans le monde une méthode originale de soutien aux bébés prématurés, sans couveuses : la méthode kangourou. Les mères colombiennes portent leurs bébés sur le ventre, 24 heures par jour, jusqu'au terme théorique de la grossesse. Une méthode qui, outre le renforcement du lien maternel qu'elle procure, pourrait sauver des milliers de prématurés si elle était généralisée dans les pays en voie de développement.
Nouvelle sonnerie de téléphone dans l'appartement parisien. Cette fois, c'est le journal des Polonais de France. "Je ne peux tout de même pas leur refuser... Moi aussi je suis venu de Pologne..." Le ton est las, mais Georges Charpak s'avoue seulement désolé de ne pouvoir répondre mieux à toutes les demandes, de n'avoir plus l'esprit aussi clair qu'il le faudrait....

Un instant, la silhouette un peu voûtée évoque un Kessel aux abois. Un colosse aux pieds d'argile, une âme de diamant. Violence du contraste entre la robustesse de l'homme et une sensibilité aux autres qui étonne, à chaque détour de phrase. L'individu est lui-même une antenne. Un détecteur qui capte les gens, leurs intelligences, leurs affections. Comme les instruments qu'il forge dans son laboratoire enregistrent les passages fulgurants des particules fondatrices de notre monde.

Sous le vent de la vie, sous l'effet combiné du temps et d'une lucidité trempée dans l'épreuve du réel, le petit immigré polonais est resté sauvage. Mais il est aussi devenu plaque sensible. "Probablement parce que mes parents, mais aussi ceux qui m'entourent m'ont aidé, m'ont entouré de leur affection. Chez moi on a parfois manqué de confort, mais jamais de soutien".

De cette écoute quasi-maniaque des autres est né un moteur. Un gros engin au rythme patient qui a fait de lui un chercheur de premier plan, et le patriarche d'une famille soudée. Un moteur de Caterpillar coulé dans la générosité. Générosité pour ces collègues auxquels il ne refuse jamais un coup de main, surtout en pleine nuit, pour faire tourner une expérience de physique. Générosité pour son travail, qu'il ne trouve passionnant que s'il est exigeant : "j'aime par dessus tout les beaux problèmes, c'est une drogue", et auquel il était prêt à sacrifier sa maison de Gex, près de Genève (il était sur le point de la vendre au moment de son prix). Mais surtout, générosité pour sa famille, et tous les amis du clan, pour lesquels il y a toujours place autour de la table familiale. "Notre maison de Corse, près de Cargèse, nous l'avons construite autour de la table. Il n'est pas rare que nous y soyons vingt cinq. On s'assoit, parle, on boit, on chante, les amis musiciens nous font pleurer de quelques mélodies tziganes. Une histoire faite de rencontres, "sans laquelle rien de toute cette aventure scientifique n'aurait valu la peine d'être vécu".
L'autre maison, la vaste demeure familiale de Gex, a ainsi vu s'épanouir Yves, Nathalie et Serge, les trois enfants, mais aussi quelques protégés. Trois étudiants chinois, un africain ont grandi et se sont formés ici. Bizarrerie, fatalité ? Tous, quasiment, ont choisi la voie médicale. "C'est à cause de Dominique. Leur mère a toujours été un exemple de générosité, d'attention pour les autres. Elle s'était engagée dans un combat, elle s'est occupée de jeunes drogués à Genève pendant plus de dix ans, et ramenait des oiseaux blessé au nid. Cela a du faire davantage pour forger la sensibilité de mes enfants aux autres que mes pirouettes avec des particules", glisse Charpak dans un sourire.

Mais le physicien n'est pas mécontent de son coup. Même s'il était plus souvent au chevet de ses détecteurs qu'à celui de ses enfants, il est parvenu à semer la graine de la science chez ses deux fils. S'ils sont aujourd'hui médecins, ce sont aussi des scientifiques. "Ils auraient fait de bons physiciens", lâche le Nobel. Yves, l'aîné est épidémiologiste. "Il applique la rigueur de la science au domaine médical, pour détecter les effets des maladies, valider des méthodes de soins"

Le benjamin, Serge, a lui aussi fait médecine. Une formation qu'il s'est empressé de compléter par des études de sciences. Il est aujourd'hui chercheur en neurobiologie à l'Université de New York. Et tente actuellement de rentrer en France, au sein d'un laboratoire du CNRS.
Nathalie, tout comme ses frères, a interrompu ses études médicales à mi-parcours. "Pour sentir le monde et prendre le temps de se connaître", explique Charpak. "Ils avaient la chance d'avoir les moyens de le faire, mais je crois que c'est important pour tout le monde : être à l'écoute". Pendant cette année sabbatique, Yves fait du piano, Serge de la science. Nathalie elle, part dans l'Altiplano péruvien. Un choc. Dominique et Georges retrouvent leur infirmière de fille dans des petits villages, chevauchant des heures pour atteindre une communauté reculée. "Les femmes me présentaient des hommes pour que je choisisse un mari à ma fille, et qu'elle puisse rester sur place", se souvient Dominique Charpak. Nathalie, elle, voit son énergie transcendée par la somme de travail qui lui incombe. Elle veut bien rentrer en rance, mais c'est décidé, elle sera médecin à part entière, et pas une scientifique.

"Elle est d'une volonté farouche. Cela ne m'étonne pas qu'elle soit devenue pédiatre. En fait c'est le seul vrai médecin de la famille, dévouée aux autres, à leur service", poursuit Charpak.

"Elle est très humaine. L'un des évènement qui l'a marquée le plus intensément, c'est quand elle a senti, lors d'un stage, la reconnaissance dans les yeux d'un mourant dont elle s'était occupée. Avec les enfant, elle a trouvé aujourd'hui une voie qui correspond vraiment à sa vocation. Mais le problème, à Bogota, c'est qu'elle travaille vraiment trop dur. C'est une esclave. Elle mène avec une main de fer son projet d'étude et de validation de la méthode kangourou, et le soir, elle organise des ateliers de coutures pour que les femmes de cet hôpital, les plus pauvres de Bogota, trouvent de quoi survivre pendant leur maternité".
Grâce à son père, Nathalie a pu trouver un financement pour mener à bien cette étude. C'est la société d'épidémioliogie d'Yves, EVAL, qui s'est chargée du protocole scientifique de la validation. Avec l'objectif, à terme, de généraliser cette méthode de soin aux prématurés dans les pays du sud qui disposent d'un minimum d'infrastructures hospitalières, mais aussi dans nos maternités, pour y améliorer les relations des enfants nés avant terme avec leurs mères.
"Je suis très fier de ma fille, et j'essais de l'aider au maximum. Je suis directeur de ce projet d'évaluation , mais c'est au culot et à l'énergie de Nathalie que ce programme doit d'exister".
"Mon père ? Pour moi, c'est un idéaliste, très positif, qui voit d'abord le bon côté des choses. Je suis surtout très fière du fait qu'il n'aie jamais voulu faire de compromis avec ses idées. C'est quelques chose qui a marqué tous ses proches, et que nous appliquons aujourd'hui dans notre travail". Et puis c'est quelqu'un qui fonctionne à la passion, à l'émotion.
"Emotionnel, moi ? Peut-être bien, après tout, avoue le physicien. Si la physique ne me donnait pas tant de plaisirs, je ne resterai pas dans ce milieu. J'aurais peut-être mieux fait d'être médecin, moi aussi, peut-être aurais-je été plus heureux, plus proche des autres..."

Demain, grâce au prix, les innombrables projets de Charpak devraient avancer un peu plus rapidement. Le Nobel lui permettra de développer, dans sa société, de nouveaux outils pour la biologie et la médecine, des détecteurs capables de faciliter la recherche et le diagnostic en améliorant les images de l'intérieur du corps et des organes. Il devrait aussi empêcher ses interlocuteurs de sourire quand il leur soumettra son vieux projet de lire, avec l'aide d'un laser, les sillons des poteries antiques. La voix du potier, les bruits de l'atelier sont peut-être inscrits là, sous nos yeux, comme les chants des Amérindiens dans les premiers cylindres de cuivre et de cire des phonographes.

Que fera-t-il de l'argent de son prix ? "Rembourser mes dettes, m'acheter une paire de chaussures, et la meilleure encyclopédie de tours de magie, pour captiver et passionner mes quatre petits-enfants, revoir des amis". Charpak serait-il un Houdini des âmes ?

jeudi 17 juillet 2008

Bactéries calcaire

février 1993

Sur ce lac invisible de transparence, le petit canot orange paraît fiché en l'air. Paré à se faire broyer entre stalactites et stalagmites. A bord, Jean-Pierre Adolphe joue les acrobates. Fesses en l'air, le nez projeté vers la surface de cristal, le responsable du Groupe d'études et de recherches sur les milieux extrèmes guette l'endroit propice. Enfin, d'un coup de patte le chercheur remplit son récipient, prélevant un peu de ce voile qui colle comme une peau au lac souterrain.
Sur la berge du Lavoir des Fées, les autres membres de la petite équipe se frottent les mains d'excitation. "C'est formidable, on va enfin savoir ce que cache cette roche flottante" laisse fuser François Soleilhavoup. Cela fait des siècles que l'on sait que la pierre, dans la Grotte d'Arcy-sur-Cure, s'entête à ne pas couler. D'accord, ce petit voile calcaire ne pèse guère. Jamais perturbé par la moindre houle, il a en outre tout loisir de reposer en paix. Mais du caillou qui joue les radeaux, ce n'est guère banal... Peut-être un phénomène de finesse, de portance, de tension...?

"Oui, mais cela illustre d'abord notre thèse... Normalement, si le calcaire venait du plafond, en solution dans l'eau qui percole, il devrait tomber au fond de l'eau. Mais ici, la voûte est de plus étanche. Pas de stalactites.. La seule explication, pour expliquer cette curiosité flottante, c'est qu'il y a quelque chose à la surface, qui fabrique ou qui favorise la lente élaboration de ce voile, en se nourrissant des nutriments présents dans l'eau ...", commente Adolphe, de retour de sa croisère lacustre.
Quelque chose. Mais quoi ?

"Les bactéries, des milliards de bactéries, mon vieux... La roche est vivante. Là, autour de nous, les stalactites, les stalagmites, ce sont des milliards de bactéries qui les ont fabriquées, en secrétant du calcaire, ou en favorisant le dépôt du calcium, par leur activité biologique. Cette roche est vivante, ce sont des microbes qui la façonnent..." s'emballe Adolphe.
Soigneusement, fiévreux comme s'ils tenaient entre leurs mains une eau de Jouvence qu'il ne faudrait sous aucun prétexte laisser filer, les trois chercheurs remontent le produit de la pêche, jusqu'au boyau principal de la grotte d'Arcy.

"Il suffit de regarder cette grotte pour comprendre comment travaillent les bactéries..." José Paradas, le microbiologiste, vient de stopper net au bord d'un autre lac sous-terrain. Ici, les gouttes qui percolent depuis les stalactites du plafond ont créé, sous la surface de l'eau, de petites bosses de sable. Des monticules aux allures de taupinières sous-marines. "Probablement de la calcite, on va en prélever", aprouve François Soleilhavoup. Mais personne n'a les bras assez longs, pour arriver jusqu'aux petits tas qui dorment sous l'eau. C'est finalement le plus grand gabarit de la bande, votre serviteur, qui joue de l'éprouvette en faisant le grand écart. Les tubes remplis, on manipule un instant le sable laiteux. Il crisse comme du sucre, semble friable...
Depuis des années, Adolphe et ses acolytes pensent que les bactéries encombrent la planète de monceaux de roches calcaires. Une armée de microscopiques ouvrières au travail... Une idée qui provoque une levée de boucliers dans le milieu des géologues. Mais le directeur de recherches de l'Université Paris VI a poursuivi son idée en formant, à l'extérieur de son labo, une petite équipe interdisciplinaire avec François Soleilhavoup, spécialiste de la conservation des oeuvres rupestres sous toutes les latitudes, et José Paradas. A eux trois, ils ont décidé de faire de cette capacité de certaines bactéries à bâtir avec du calcaire une nouvelle manière de restaurer oeuvres d'art et bâtiments.

C'est en étudiant en 1974 des voiles blanchâtres apparaissant sur des mousses de tufs, en présence d'eau courante, que Jean-Pierre Adolphe a eu l'idée d'aller voir si quelque chose de vivant était à l'oeuvre.
Le test est simplissime : dans une éprouvette on met de l'eau chargée de calcium. On y saupoudre quelques échantillons provenant d'un de ces voiles blanchâtres, ou bien des fragments de roches sédimentaires, agès de plusieurs millions d'années, peu importe.

Dans un autre récipient, l'eau et le calcium ne sont pas "ensemencés". Le résultat est spectaculaire. En quelques jours, l'eau du tube garni de bactéries est devenue soupe laiteuse, le calcaire s'est formé en voiles, alors que le liquide du tube témoin est toujours limpide, le calcium se complaisant en dilution.
Pourquoi ne pas mettre ces microbes bâtusseurs à l'ouvrage ? Un mur a été ensemencé, au Laboratoire National des Monuments Historiques de Champs-sur-Marne. Les bactéries, arrosées de nourriture, y ont tissé un écran de calcite, celui-là même que les tailleurs de pierre cherchent à privilégier, quand ils choisissent les faces des blocs à exposer aux intempéries.
Dans la grotte d'Arcy, les chercheurs vont se livrer à d'autres expériences : demander à des bactéries présentes dans l'eau de la grote de récouvrir de calcite des pièces du Louvre. Transformé en laboratoire, le boyau de l'Entonnoir devrait pourtant garder quelques secrets. On ne sait pas par exemple, si le calcaire est concentré à l'intérieur des microbes, ou simplement à leur surface... Des chercheurs américains pensent que les bactéries sont également responsables de l'apparition de certains gisements métalliques, comme l'or. De quoi faire se lever à la pleine lune le compte de la Varende, proprétaire des grottes d'Arcy, et alchimiste convaincu..

Impuissance

Impuissance
jullet 1993

Il est des plaines que les montagnards les plus hardis rechignent à fouler du pied. Et les médecins ne sont, au final, qu'un genre d'éclaireurs parmi d'autres. Pourquoi s'étonner alors de les voir vivre les mêmes inhibitions que leurs contemporains et de s'être si longtemps aussi peu préoccupé de la fonction sexuelle de l'homme ? A tel point que celle-ci est restée, zone interdite, un mystère. Une ombre sur le corps viril qu'il était peu opportun de balayer. De ce côté-là, les ennuis se taisaient, question de réputation. Et la fatalité s'abattait dans le silence masculin des cabinets de consultation.

"Tout change aujourd'hui, enfin. Il faut le dire, le répéter, les biologistes, les neurologues, les chirurgiens se retrouvent avec de vrais outils de recherche et de compréhension au chevet de l'impuissance. Et si le mécanisme fondamental de l'érection est toujours un mystère, on dispose désormais d'armes pour lutter. L'impuissance, c'est fini. Pour ceux qui veulent se battre, elle n'existe plus, dans 90 % des cas. Et dans quelques années, ce ne sera plus qu'un souvenir, quelque soit le problème".
Ronald Virag, directeur du Centre d'exploration et de traitement de l'impuissance (CERI) est un militant de longue date de la cause masculine. Et sa devise pourrait rejoindre le mot de Claudel, dans le Soulier de Satin : "rien ne suffit à l'amour".
Sous cette banière ont depuis des millénaires sévit les potions. La corne de rhinocéros, le bois de renne pilé, les redoutables mouches dorées d'Espagne d'Ambroise Paré, aux effets secondaires mortels, les breuvages taoïstes, qui permettaient de retenir longtemps l'énergie vitale, les fourmis jaunes, la Yohimbine africaine, le ginseng asiatique s'échangeaient sous le manteau. Avec des vertus allant de zéro à une activité notable. "Pour certaines de ces substances, il faudrait aller voir de plus près, il y a peut-être des molécules intéressantes", note un phytochimiste spécialisé dans la recherche de nouvelles molécules actives. Mais pour l'heure, peu d'études scientifiques officielles sur l'effet des molécules issues de l'armoire naturelle, encore moins sur les actions secondaires mais intéressantes de certains médicaments modernes, comme les alpha-bloquants. A tel point qu'aujourd'hui le gros du travail dans ce domaine est le fruit d'initiatives privés, d'équipes isolées. "Mais d'ores et déjà, il faut prévenir les hommes contre les effets des aphrodisiaques sauvages et violents que sont les mélanges éther-alcool, la cocaïne en application locale : à bannir, car excessivement dangereux, voire mortels" prévient Ronald Virag.

Certes, on sait désormais que le sexe se commande depuis le cerveau, qui lui-même fonctionne comme une glande, échangeant des informations chimiques en quantité. Mais déclencher une érection chez l'homme n'a rien de commun avec le mécanisme chez le rat (on sait le faire par injection d'un neuromédiateur, la lulubérine). Le cocktail des substances est complexe, et l'on est pas prêt de mettre la main sur le mélange de la "pilule à désir".

"Par contre, on peut déjà rétablir la fonction, par injection pharmacologique dans la verge, par chirurgie vasculaire, ou dans le pire des cas, à l'aide de prothèses", annonce le Dr Virag. L'administration d'hormones comme la testostérone n'est pas suffisante ? "Elle ne correspond qu'à un nombre limité de situations, quand le déficit hormonal général est patent. Néanmoins, nous commençons toujours par un bilan hormonal", note Virag.

Depuis des décennies, les administrations d'hormones simples ou les greffes de tissu hormonaux ont en effet fait courir les hommes vers de discrets cabinets. Testostérone, LH (son stimulant) y sont devenus des produits convoités...
"En fait l'andropause n'existe pas. Certes, on observe une diminution progressive de l'hormone sexuelle, la testostérone, vers 50 ans. Elle est généralement faible et lente, mais on n'a pu établir aucune relation directe entre cette évolution et la capacité érectile. On n'administre des hormones que si la baisse du taux hormonal est vraiment très importante" explique le Pr Gabriel Arvis, responsable du service d'andro-urologie de l'hôpital Saint Antoine, créateur de la première unité de ce type en France, à l'aube des années 80.

Perte d'apétit sexuel, diminution des hormones, blocage psychologique, causes phsysiologiques et surtout artérielles : les causes potentielles de l'impuissance sont multiples. Et souvent imbriquées. "En l'absence évidente de statistiques officielles, on peut dire globalement qu'un homme sur deux sera concerné tôt ou tard par l'impuissance, mais la motivation à 75 ans pour récupérer sa fonction érectile ne sera évidemment pas la même que celle d'un quadragénaire frappé de diabète", poursuit Arvis.

Dans la forêt des causes potentielles de l'impuissance , on réalise vite qu'il est difficile, même au spécialiste, de s'y retrouver. La plupart du temps, un bilan sérieux et complet sera nécéssaire pour cerner l'origine du trouble.
Dans le cabinet du Dr Virag, monsieur V., 60 ans consulte car il n'a plus d'érection avec sa compagne régulière. Alors qu'avec des partenaies de rencontre, la machine fonctionne encore. Il s'en déclare fort contrarié, car il souhaite préserver son couple... Vingt minutes plus tard, dans le noir de la salle d'examen, après une injection de papavérine dans la verge, cntemplant un film suggestif, Monsieur V aura une érection tout à fait honorable. "C'est un cas typique d'inhibition psychologique, qui rentrera dans l'ordre, mais il y a peut-êre autre chose", commente le Dr Virag. Les courbes montrent en effet que l'érection de M. V aurait pu être plus importante. "Nous allons examiner sons sytème veineux, pour voir s'il n'y a pas de fuite à ce niveau. Au fil des ans nous avons mis au point un protocole qui permet d'indentifier la plupart des cas. Et avec un recul sur plus de huit mille patients aujourd'hui, je puis affirmer que la part psychologique est généralement beaucoup plus réduite que ce qu'affirment les psychiatres, et que lorsque l'on soigne l'organe, la fonction se rétablit plus facilement."
Par ces positions tranchées, Ronald Virag irrite parfois. Mais le médecin tire son optimisme d'une expérience accumulée à partir d'une trouvaille unique, pour l'heure aussi simple qu'efficace.

Chirurgien vasculaire, il commence bien entendu par opérer. La verge doit ouvrir ses artères lors de l'excitation, accueillir du sang dans ses corps caverneux, et le retenir en comprimant les veines. Tout défaut dans ce système "hydraulique" contrôlé par les systèmes biochmiques associés aux terminaisons nerveuses rend l'érection plus ou moins difficile à obtenir. Virag propose donc plusieurs types d'intervention veineuses à ceux dont les vaisseaux sont atteints des maux habituels : sclérose, plaques d'athérome, etc.. C'est au détour d'une telle opération que se produira le déclic. En injectant à son patient une dose de papavérine, vieux médicament extrait du pavot et utilisé en chirurgie pour dilater les artères , le médecin constate une érection incongrue. La molécule chimique, par son action locale, met en route les automatismes de l'érection, chez un homme dont toutes les possibilités étaient oubliées.

Depuis, la panoplie chimique s'est enrichie de nouvelles molécles et Virag commercialise notament un mélange efficace, la Céritine.
L'injection, pour sa part, a été automatisée, à l'aide d'un injecteur manipulable par n'importe qui, une dizaine de minutes avant l'érecton souhaitée.

"Ces injections, complétées par d'autres mesures, nous permettent aujourd'hui de diagnostiquer les troubles physiologiques profonds. Les patients qui réagissent à la papavérine et aux autres mélanges par une érection pourront évidemment bénéficier du traitement, et obtenir une raideur honorable. Sous surveillance médicale, ils pourront s'administrer deux fois par semaine le produit, grâce à l'injecteur automatique".

Pour le Dr Virag, il s'agit là d'une révolution, que les années 80 ont permsi de valider en traitement de fond, capable de rendre leur joie de vivre à des milliers de patients. Seule contrainte : un suivi médical rigoureux, pour parer aux deux risques associés à ce genre d'injections : le priapisme, ou blocage de la verge en érection, qui au-delà de deux heures devient dangereux pour les tissus, et la fibrose, du fait des injections répétées. "Dans l'un et l'autre cas, les incidents sont en fait très rares, en raison du dosage précis des produits, et d'une surveillanace au long cours de l'état des tissus.", précise sur ce point le médecin.
Pour les troubles plus profonds, soit moins de 10 % des cas qui ne peuvent être abordés par l'injection pharmacologique directe, il reste lun double recours. La chirurgie, qui consiste à dévier des artères, à ligaturer des veines, ou à moduler le volume afin de retrouver une vigueur oubliée, et enfin, dans les cas les plus désespérés, la mise en place d'une prothèse. "Une procédure lourde et irréversible, qui peut donne pourtant une satisfaction remarquable aux patienst qui en acceptent totalement le principe. Il y a là un travail important de préparation psychologique, et d'acceptation à mener, m^me à l'encontre des compagnes", poursuit le chirurgien. Si ces conditions sont remplies les prothèses semi-rigides, qui procurent une demi-érection permanente, ou la version gonflable, peuvent donner des résultats d'excellente qualité.

Face à des patients qui revendiquent désormais de mener une vie complète, malgré les traces normales que l'age, ou le stress nous imposent, les andrologues ne peuvent évidemment se satisfaire de cet état des lieux. Des travaux de recherche, entrepris au sein du Ceri ou d'autres groupes à travers le monde, pourront demain abaisser les dernières barrières psychologiques et matérielles de ce type de traitements.
Dans la foulée de la découverte récente du rôle de l'oxyde d'azote (NO), ,dans le déclanchement du mécanisme de l'érection, il est probable que l'on pourra intervenir plus efficacement sur la chaîne des évènements chimiques, qui du cerveau jusqu'aux muscles lisses contrôlant le diamètre des artères péniennes, induisent l'érection.
Des substances plus actives pourraient ainsi être appliquées au moyen de petites bagues injectrices, des pommades mêler aux principes actifs des molécules transporteuses, des "mictroturbines", capables de convoyer ces nouveaux médicaments à travers la barrière de la peau et l'enveloppe des corps caverneux.
Pour l'heure, les substances appliquées sur la peau présentent l'inconvénient de se laisser drainer par le flux veineux dans le reste de l'organisme.

Le Dr Virag a pour sa part présenté aux colloque de Rome consacré le mois dernier à l'andrologie de nouvelles "olives", implantables sous la peau et destinées à réduire le débit veineux, et à faciliter le gonglement de la verge, dans les cas ou le sang demeure insuffisamment bloqué dans le verge.

D'autres projets de prothèses sont sur la paillasses des chercheurs du Ceri. Il s'agirait de petits parasols, inclus dans les corps caverneux, et que l'érection viendrait bloquer en position ouverte. Ces tuteurs ne se replieraient qu'au moment voulu, lors de la disparition de toute ardeur chez l'homme. L'évolution des biotechnologies, des cultures de tissus aidant, pourquoi ne pas envisager un jour la culture de tissus érectiles, ou des auto-greffes de muscles lisses prélevés en d'autres endroits de l'organisme ? Acharnement technique ? Il suffit d'assister à une journée de consultations dans un cabinet d'andrologie pour se convaincre du contraire. Les hommes qui s'assoeint en face d'un andrologue sont là en désespoir de cause. Ils ont souvent tout essayé, gadgets, remèdes de fortune, psychothérapie, partenaires de rencontre, et n'osent, bien souvent, même plus espérer.
"Il faut consulter, demande le Pr Arvis. Que ce soit pour une impuissance, parfois signal d'alarme de troubles vasculaires, pour une déformation de la verge, qui peut souvent s'opérer, ou encore pour des complexes induits par une taille de pénis qu'ils jugent trop modeste, j'ai vu trop de regrets. Ces inhibitions-là doivent être balayées. Un homme de cinquante ans, jettant un regard en arrière sur une vie entière de mari et de père gâchée, s'est encore l'autre jour écroulé en pleurs dans mon bureau..." Aujourd'hui on peut l'éviter.