samedi 20 septembre 2008

Illusions d'optique

Septembre 1992

Ne retournez pas trop vite votre magazine. Ces images à l'envers ne constituent pas une erreur de mise en page. Nous vous convions ici à vivre à une expérience visuelle, qui va vous distraire tout en vous faisant visiter des méandres obscurs du cerveau. Un voyage vers un monde un peu troublant, où les repères de notre vision sont culbutés comme de vulgaires quilles sur la piste un peu savonnée des habitudes.

Vous êtes prêt ? Commencez par examiner ces deux visages présentés à l'envers. Ils vous rappellent probablement quelqu'un. Un personnage cathodique que nous fréquentons abondamment, pour la plupart d'entre nous. Mais si, regardez bien.... Ces yeux pimpants, ce sourire.... D'ailleurs, c'est étrange, parmi les deux figures, il semble qu'il soit plus facile de reconnaître l'une d'entre elles. Celle de FFFFgauche peut-être ?

Vous y êtes ? Bien. Maintenant, retournez la page. Brusquement.
Pouah ! Quel est ce Martien, cet "alien" hideux que personne ne souhaiterait recontrer au coin d'un bois ? Le visage de Jean-Pierre Foucault aurait-il été malmené ?

A peine. Oeil pour oeil, dent pour dent, seuls la bouche et les yeux ont été inversés, ce qui suffit à notre cerveau pour se faire duper et classer ce visage comme celui d'un monstre ! Un phénomène d'autant plus fascinant qu'il ne se produit que dans un sens, celui de l'endroit (pour les contours du visage), alors que d'après notre bons sens, cela devrait être le cas à l'endroit comme à l'envers ! Mais non, le visage truqué présenté à l'envers paraît obstinément normal, et grâce aux quelques traits manipulés, on se surprend même à le préférer ainsi, car il est plus facile à identifier que son voisin orginal. Quelle tempête souffle donc sur nos neurones ?

Nous remercions d'abord le sourant propriétaire des traits de s'être amicalement prêté à notre démonstration et à la sérieuse déformation d'image qu'ont entraînés quelques coups de ciseaux. Cette expérience a été concue par Peter Thompson, du département de psychologie de l'Université d'York, en Grande-Bretagne. "L'idéal étant d'avoir quelqu'un de très connu...", nous a précisé le chercheur. Merci, donc, à l'animateur, forcément vedette !

On s'en doute, cette petite farce de laboratoire n'a pas seulement des mérites récréatifs. Elle utilise, dans son fonctionnement, quelques découvertes fondamentales sur la manière dont le cerveau gère les informations visuelles. Une branche très dynamique de la "psychologie cognitive", qui tente par exemple de répondre à une question d'apperence anodine : "Comment lisons-nous le visage d'autrui ?".
C'est un lieu commun que de dire que pour un Provencal tous les Camerounais ou tous les Bengali se ressemblent. Hors de ses références habituelles, le système de reconnaissance visuelle est perdu, et mettra un certain temps à s'habituer, à augmenter son savoir-faire. Les éleveurs de chiens deviennent ainsi capables de discerner infailliblement des centaines de "visages" chez leurs amis à quatre pattes, là ou tout un chacun est incapable de voir autre chose qu'une meute.

C'est quand il est bébé que l'homme apprend à utiliser ses circuits à décoder et identifier le visage de l'autre, peu à peu, en commençant par ceux de ses parents. "Mais la manière dont le cerveau traite cette information va se perfectionner progressivement, pour atteindre une performance maximale avec les visages familiers vers l'âge adulte", note Raymond Bruyer, neuropsychologue à l'Université de Louvain, et auteur de "La reconnaissance des visages", Ed Delachaux et Niestlé. Pas si simple, pourtant. Les enfants, on l'a constaté, n'analysent pas les visages comme les adultes. Ils observent trait par trait, au scanner. Ce qui les amène souvent à se tromper lorsque quelqu'un change de coupe de cheveux, de vêtements, ou de parure. Puis, vers l'âge de 10-11 ans, ils changent de technique, pour adopter celle, plus globale et efficace, (mais aussi plus rigide) des adultes.

Le secret de notre système de reconnaissance, c'est de juger sur pièces. Un visage sera mieux analysé si des schémas globaux déjà engrangés dans le cerveau sont respectés. Mieux vaut que la bouche se trouve entre le nez et le menton. Un exemple, dans un domaine proche. Il est plus rapide de trouver le S dans le mot "VISAGE", qui un sens, que dans l'ensemble de lettres "GASIVE", note Raymond Bruyer.

Et ce qui frappe, c'est l'incroyable conformisme des neurones dans ce domaine. D'abord, il y a une hiérarchie. Chez l'Européen, les traits les plus importants sont par ordre décroissant : la chevelure, les yeux et la bouche (chez un Africain, les cheveux sont secondaires). Pas étonnant qu'il vaille mieux éviter d'être chauve... Mais que le visage soit déjà connu ou non redistribue encore un peu davantage les cartes : yeux, nez et bouche sont très importants sur des visages connus, mais se retrouvent à égalité avec les informations de contour (cheveux, menton) dans le cas de visages inconnus (travaux du Pr Ellis à York). Pour la plus grande efficacité du test, il nous a donc fallu choisir un personnage archi-connu, quasiment familier.

Autre surprises des chercheurs : l'exploration du visage ne se fait pas, comme notre bon sens pourrait nous amener à le croire, du haut vers le bas, comme sur une page. Car dans un visage présenté comme ici à l'envers, les cheveux gardent leur importance, qu'ils soient en haut ou en bas de l'image. Nos neurones se moquent, dans ce cas, de l'envers. Ils observent trait par trait, et rectifient d'eux-même le sens de l'image.

Etonnant. Présentation à l'envers et à l'endroit d'un visage, et seulement d'un visage, modifient complètement la manière dont le cerveau fonctionne. Comme s'il passait d'un mode "global" et rapide à l'endroit, à une analyse plus détaillée et morcellée à l'envers. Essayez donc de contempler les autres photos de ce magazine à l'envers. Tout paraitra facilement reconnaissable, les avions, les maisons, les chateaux. Tout, sauf l'identité des visages. Pour Justine Sergent, qui travaille au Canada, dans un visage présenté à l'endroit, il y a interaction des traits lors de la reconnaissance. La face devient un tableau dont tous les composants renvoient l'un à l'autre, et s'influencent, dans une globalité que construit notre cerveau. Par contre, dans un visage présenté à l'envers, chaque trait est analysé et identifié séparément, passé au scanner, à la manière d'un objet (avion, bateau, etc...), et le cerveau tente de reconstruire l'image à l'endroit. Ce qui conduit tout droit à un paradoxe. Présenté à l'envers, un visage connu supporte comme ici de grandes altérations et sera tout de même identifié, car ses traits sont analysés séparément. Par contre, à l'endroit la reconnaissance globale devient une ornière pour notre regard. La moindre modification des traits principaux entraînera une non-reconnaissance, allant jusqu'à déclencher la panique du phénomène d'horreur, comme ici.

Dans la jungle de notre cerveau, tout se passe donc comme si un enchaînement de neurones hautement performants était tout entier dédié à la reconnaissance explicite des visages familiers. Peut-être pour améliorer la reconnaissance de leurs expressions, ou éviter de se faire berner par quelques sosies. N'est-ce pas, Monsieur Foucault ?

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