samedi 20 septembre 2008

Georges Charpak prix Nobel

Octobre 1992

Un geste de la main ordonne une méche blanche comme la lune de janvier. Les yeux sont bleu, mais les paupières restent closes, souvent, pour tenter d'oublier les rumeurs de l'univers médiatique. "Je surfe sur la vague des sollicitations, et pour tout vous avouer, je ne serai pas mécontent de retomber sur le sable, quand toute cette excitation sera un peu calmée".

"Georges, tu es trop gentil, cesse de dire oui à tout le monde". Dominique, la femme, gronde et veille au grain. Faisant front, tentant de protéger son Nobel de mari dans ce marathon public dont le comité suédois a donné le départ, un mercredi d'octobre. Pour la condition physique de ce jeune homme de 68 ans, l'annonce ne pouvait pas plus mal tomber. Georges Charpak venait de passer plusieurs nuits blanches à surveiller et à règler un détecteur, au CERN de Genève, le temple des physiciens européens des particules. "Plus jamais, disait-il, c'est trop dur". Et puis dans la matinée est arrivé ce coup de téléphone. Une blague ? Les premiers journalistes, déjà, confirmèrent... Ce qu'il a ressenti sur le coup ? "Dix minutes d'ivresse pendant lesquelles j'ai vu défiler ma vie, les visages de ceux qui m'ont aimé et rendu tout cela possible. Ma femme, mes enfants... Ce que je vais pouvoir faire maintenant, pour les aider un peu".
Car ce Nobel sera utile : dans la famille Charpak, les causes à défendre ne manquent pas. Dernier exemple en date, Nathalie. Pédiatre à Bogota, la fille de Georges travaille depuis 5 ans à faire connaître dans le monde une méthode originale de soutien aux bébés prématurés, sans couveuses : la méthode kangourou. Les mères colombiennes portent leurs bébés sur le ventre, 24 heures par jour, jusqu'au terme théorique de la grossesse. Une méthode qui, outre le renforcement du lien maternel qu'elle procure, pourrait sauver des milliers de prématurés si elle était généralisée dans les pays en voie de développement.
Nouvelle sonnerie de téléphone dans l'appartement parisien. Cette fois, c'est le journal des Polonais de France. "Je ne peux tout de même pas leur refuser... Moi aussi je suis venu de Pologne..." Le ton est las, mais Georges Charpak s'avoue seulement désolé de ne pouvoir répondre mieux à toutes les demandes, de n'avoir plus l'esprit aussi clair qu'il le faudrait....

Un instant, la silhouette un peu voûtée évoque un Kessel aux abois. Un colosse aux pieds d'argile, une âme de diamant. Violence du contraste entre la robustesse de l'homme et une sensibilité aux autres qui étonne, à chaque détour de phrase. L'individu est lui-même une antenne. Un détecteur qui capte les gens, leurs intelligences, leurs affections. Comme les instruments qu'il forge dans son laboratoire enregistrent les passages fulgurants des particules fondatrices de notre monde.

Sous le vent de la vie, sous l'effet combiné du temps et d'une lucidité trempée dans l'épreuve du réel, le petit immigré polonais est resté sauvage. Mais il est aussi devenu plaque sensible. "Probablement parce que mes parents, mais aussi ceux qui m'entourent m'ont aidé, m'ont entouré de leur affection. Chez moi on a parfois manqué de confort, mais jamais de soutien".

De cette écoute quasi-maniaque des autres est né un moteur. Un gros engin au rythme patient qui a fait de lui un chercheur de premier plan, et le patriarche d'une famille soudée. Un moteur de Caterpillar coulé dans la générosité. Générosité pour ces collègues auxquels il ne refuse jamais un coup de main, surtout en pleine nuit, pour faire tourner une expérience de physique. Générosité pour son travail, qu'il ne trouve passionnant que s'il est exigeant : "j'aime par dessus tout les beaux problèmes, c'est une drogue", et auquel il était prêt à sacrifier sa maison de Gex, près de Genève (il était sur le point de la vendre au moment de son prix). Mais surtout, générosité pour sa famille, et tous les amis du clan, pour lesquels il y a toujours place autour de la table familiale. "Notre maison de Corse, près de Cargèse, nous l'avons construite autour de la table. Il n'est pas rare que nous y soyons vingt cinq. On s'assoit, parle, on boit, on chante, les amis musiciens nous font pleurer de quelques mélodies tziganes. Une histoire faite de rencontres, "sans laquelle rien de toute cette aventure scientifique n'aurait valu la peine d'être vécu".
L'autre maison, la vaste demeure familiale de Gex, a ainsi vu s'épanouir Yves, Nathalie et Serge, les trois enfants, mais aussi quelques protégés. Trois étudiants chinois, un africain ont grandi et se sont formés ici. Bizarrerie, fatalité ? Tous, quasiment, ont choisi la voie médicale. "C'est à cause de Dominique. Leur mère a toujours été un exemple de générosité, d'attention pour les autres. Elle s'était engagée dans un combat, elle s'est occupée de jeunes drogués à Genève pendant plus de dix ans, et ramenait des oiseaux blessé au nid. Cela a du faire davantage pour forger la sensibilité de mes enfants aux autres que mes pirouettes avec des particules", glisse Charpak dans un sourire.

Mais le physicien n'est pas mécontent de son coup. Même s'il était plus souvent au chevet de ses détecteurs qu'à celui de ses enfants, il est parvenu à semer la graine de la science chez ses deux fils. S'ils sont aujourd'hui médecins, ce sont aussi des scientifiques. "Ils auraient fait de bons physiciens", lâche le Nobel. Yves, l'aîné est épidémiologiste. "Il applique la rigueur de la science au domaine médical, pour détecter les effets des maladies, valider des méthodes de soins"

Le benjamin, Serge, a lui aussi fait médecine. Une formation qu'il s'est empressé de compléter par des études de sciences. Il est aujourd'hui chercheur en neurobiologie à l'Université de New York. Et tente actuellement de rentrer en France, au sein d'un laboratoire du CNRS.
Nathalie, tout comme ses frères, a interrompu ses études médicales à mi-parcours. "Pour sentir le monde et prendre le temps de se connaître", explique Charpak. "Ils avaient la chance d'avoir les moyens de le faire, mais je crois que c'est important pour tout le monde : être à l'écoute". Pendant cette année sabbatique, Yves fait du piano, Serge de la science. Nathalie elle, part dans l'Altiplano péruvien. Un choc. Dominique et Georges retrouvent leur infirmière de fille dans des petits villages, chevauchant des heures pour atteindre une communauté reculée. "Les femmes me présentaient des hommes pour que je choisisse un mari à ma fille, et qu'elle puisse rester sur place", se souvient Dominique Charpak. Nathalie, elle, voit son énergie transcendée par la somme de travail qui lui incombe. Elle veut bien rentrer en rance, mais c'est décidé, elle sera médecin à part entière, et pas une scientifique.

"Elle est d'une volonté farouche. Cela ne m'étonne pas qu'elle soit devenue pédiatre. En fait c'est le seul vrai médecin de la famille, dévouée aux autres, à leur service", poursuit Charpak.

"Elle est très humaine. L'un des évènement qui l'a marquée le plus intensément, c'est quand elle a senti, lors d'un stage, la reconnaissance dans les yeux d'un mourant dont elle s'était occupée. Avec les enfant, elle a trouvé aujourd'hui une voie qui correspond vraiment à sa vocation. Mais le problème, à Bogota, c'est qu'elle travaille vraiment trop dur. C'est une esclave. Elle mène avec une main de fer son projet d'étude et de validation de la méthode kangourou, et le soir, elle organise des ateliers de coutures pour que les femmes de cet hôpital, les plus pauvres de Bogota, trouvent de quoi survivre pendant leur maternité".
Grâce à son père, Nathalie a pu trouver un financement pour mener à bien cette étude. C'est la société d'épidémioliogie d'Yves, EVAL, qui s'est chargée du protocole scientifique de la validation. Avec l'objectif, à terme, de généraliser cette méthode de soin aux prématurés dans les pays du sud qui disposent d'un minimum d'infrastructures hospitalières, mais aussi dans nos maternités, pour y améliorer les relations des enfants nés avant terme avec leurs mères.
"Je suis très fier de ma fille, et j'essais de l'aider au maximum. Je suis directeur de ce projet d'évaluation , mais c'est au culot et à l'énergie de Nathalie que ce programme doit d'exister".
"Mon père ? Pour moi, c'est un idéaliste, très positif, qui voit d'abord le bon côté des choses. Je suis surtout très fière du fait qu'il n'aie jamais voulu faire de compromis avec ses idées. C'est quelques chose qui a marqué tous ses proches, et que nous appliquons aujourd'hui dans notre travail". Et puis c'est quelqu'un qui fonctionne à la passion, à l'émotion.
"Emotionnel, moi ? Peut-être bien, après tout, avoue le physicien. Si la physique ne me donnait pas tant de plaisirs, je ne resterai pas dans ce milieu. J'aurais peut-être mieux fait d'être médecin, moi aussi, peut-être aurais-je été plus heureux, plus proche des autres..."

Demain, grâce au prix, les innombrables projets de Charpak devraient avancer un peu plus rapidement. Le Nobel lui permettra de développer, dans sa société, de nouveaux outils pour la biologie et la médecine, des détecteurs capables de faciliter la recherche et le diagnostic en améliorant les images de l'intérieur du corps et des organes. Il devrait aussi empêcher ses interlocuteurs de sourire quand il leur soumettra son vieux projet de lire, avec l'aide d'un laser, les sillons des poteries antiques. La voix du potier, les bruits de l'atelier sont peut-être inscrits là, sous nos yeux, comme les chants des Amérindiens dans les premiers cylindres de cuivre et de cire des phonographes.

Que fera-t-il de l'argent de son prix ? "Rembourser mes dettes, m'acheter une paire de chaussures, et la meilleure encyclopédie de tours de magie, pour captiver et passionner mes quatre petits-enfants, revoir des amis". Charpak serait-il un Houdini des âmes ?

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