jeudi 17 juillet 2008

Bactéries calcaire

février 1993

Sur ce lac invisible de transparence, le petit canot orange paraît fiché en l'air. Paré à se faire broyer entre stalactites et stalagmites. A bord, Jean-Pierre Adolphe joue les acrobates. Fesses en l'air, le nez projeté vers la surface de cristal, le responsable du Groupe d'études et de recherches sur les milieux extrèmes guette l'endroit propice. Enfin, d'un coup de patte le chercheur remplit son récipient, prélevant un peu de ce voile qui colle comme une peau au lac souterrain.
Sur la berge du Lavoir des Fées, les autres membres de la petite équipe se frottent les mains d'excitation. "C'est formidable, on va enfin savoir ce que cache cette roche flottante" laisse fuser François Soleilhavoup. Cela fait des siècles que l'on sait que la pierre, dans la Grotte d'Arcy-sur-Cure, s'entête à ne pas couler. D'accord, ce petit voile calcaire ne pèse guère. Jamais perturbé par la moindre houle, il a en outre tout loisir de reposer en paix. Mais du caillou qui joue les radeaux, ce n'est guère banal... Peut-être un phénomène de finesse, de portance, de tension...?

"Oui, mais cela illustre d'abord notre thèse... Normalement, si le calcaire venait du plafond, en solution dans l'eau qui percole, il devrait tomber au fond de l'eau. Mais ici, la voûte est de plus étanche. Pas de stalactites.. La seule explication, pour expliquer cette curiosité flottante, c'est qu'il y a quelque chose à la surface, qui fabrique ou qui favorise la lente élaboration de ce voile, en se nourrissant des nutriments présents dans l'eau ...", commente Adolphe, de retour de sa croisère lacustre.
Quelque chose. Mais quoi ?

"Les bactéries, des milliards de bactéries, mon vieux... La roche est vivante. Là, autour de nous, les stalactites, les stalagmites, ce sont des milliards de bactéries qui les ont fabriquées, en secrétant du calcaire, ou en favorisant le dépôt du calcium, par leur activité biologique. Cette roche est vivante, ce sont des microbes qui la façonnent..." s'emballe Adolphe.
Soigneusement, fiévreux comme s'ils tenaient entre leurs mains une eau de Jouvence qu'il ne faudrait sous aucun prétexte laisser filer, les trois chercheurs remontent le produit de la pêche, jusqu'au boyau principal de la grotte d'Arcy.

"Il suffit de regarder cette grotte pour comprendre comment travaillent les bactéries..." José Paradas, le microbiologiste, vient de stopper net au bord d'un autre lac sous-terrain. Ici, les gouttes qui percolent depuis les stalactites du plafond ont créé, sous la surface de l'eau, de petites bosses de sable. Des monticules aux allures de taupinières sous-marines. "Probablement de la calcite, on va en prélever", aprouve François Soleilhavoup. Mais personne n'a les bras assez longs, pour arriver jusqu'aux petits tas qui dorment sous l'eau. C'est finalement le plus grand gabarit de la bande, votre serviteur, qui joue de l'éprouvette en faisant le grand écart. Les tubes remplis, on manipule un instant le sable laiteux. Il crisse comme du sucre, semble friable...
Depuis des années, Adolphe et ses acolytes pensent que les bactéries encombrent la planète de monceaux de roches calcaires. Une armée de microscopiques ouvrières au travail... Une idée qui provoque une levée de boucliers dans le milieu des géologues. Mais le directeur de recherches de l'Université Paris VI a poursuivi son idée en formant, à l'extérieur de son labo, une petite équipe interdisciplinaire avec François Soleilhavoup, spécialiste de la conservation des oeuvres rupestres sous toutes les latitudes, et José Paradas. A eux trois, ils ont décidé de faire de cette capacité de certaines bactéries à bâtir avec du calcaire une nouvelle manière de restaurer oeuvres d'art et bâtiments.

C'est en étudiant en 1974 des voiles blanchâtres apparaissant sur des mousses de tufs, en présence d'eau courante, que Jean-Pierre Adolphe a eu l'idée d'aller voir si quelque chose de vivant était à l'oeuvre.
Le test est simplissime : dans une éprouvette on met de l'eau chargée de calcium. On y saupoudre quelques échantillons provenant d'un de ces voiles blanchâtres, ou bien des fragments de roches sédimentaires, agès de plusieurs millions d'années, peu importe.

Dans un autre récipient, l'eau et le calcium ne sont pas "ensemencés". Le résultat est spectaculaire. En quelques jours, l'eau du tube garni de bactéries est devenue soupe laiteuse, le calcaire s'est formé en voiles, alors que le liquide du tube témoin est toujours limpide, le calcium se complaisant en dilution.
Pourquoi ne pas mettre ces microbes bâtusseurs à l'ouvrage ? Un mur a été ensemencé, au Laboratoire National des Monuments Historiques de Champs-sur-Marne. Les bactéries, arrosées de nourriture, y ont tissé un écran de calcite, celui-là même que les tailleurs de pierre cherchent à privilégier, quand ils choisissent les faces des blocs à exposer aux intempéries.
Dans la grotte d'Arcy, les chercheurs vont se livrer à d'autres expériences : demander à des bactéries présentes dans l'eau de la grote de récouvrir de calcite des pièces du Louvre. Transformé en laboratoire, le boyau de l'Entonnoir devrait pourtant garder quelques secrets. On ne sait pas par exemple, si le calcaire est concentré à l'intérieur des microbes, ou simplement à leur surface... Des chercheurs américains pensent que les bactéries sont également responsables de l'apparition de certains gisements métalliques, comme l'or. De quoi faire se lever à la pleine lune le compte de la Varende, proprétaire des grottes d'Arcy, et alchimiste convaincu..

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