jeudi 17 juillet 2008

Des Etrusques !

janvier 1993

"Nous sommes des Etrusques !" Gros, très gros, le titre barre la première page. Incongru. Après tout, ce journal du 2O juillet 1993 n'est que la très administrative feuille municipale de Murlo, une grappe de bicoques égarées dans les éternelles ondulations de la Toscane, à quelques coups de volants de Sienne. Un village assommé de soleil, endormi depuis trop longtemps, et qui semble ne pas se remettre vraiment de l'électrochoc de l'incroyable rencontre avec son passé.
Tout a commencé voici deux ans. L'irruption d'Alberto Piazza et de sa barbe de patriarche dans la paisible existence de ce village de 1815 âmes n'est pas passée innaperçue. Avec son équipe, ils ont prélevé des premiers échantillons sanguins, posé des questions mené leurs enquêtes. Pourquoi ?

"Parce que ce village a étét isolé des grands mouvements de populations qui se sont déroulés depuis l'Antiquité", explique le chercheur. Et que nous avons de bonnes chances de retrouver ici certains caractères génétiques communs avec les populations du passé, notamment les Etrusques".

A cinquante-deux ans, le responsable du département de génétique, biologie et chimie médicale de l'Université de Turin, "visiting professor" à l'Université de Stanford, est donc venu traquer ici les indices d'un monde disparu. Dans le cadre d'un projet européen, partie d'un programme mondial (voir plus bas), il dresse même une carte de l'Italie. Pas n'importe quelle carte : une représentation des diversités de "morphologie" génétique.
"Nous voulons montrer la filiation des actuels habitants de l'Italie avec ses plus anciennes populations pré-romaines, et peut-être retrouver la trace des origines et des influences extérieures, quand elles ont eu lieu. Nous allons créer une bibliothèque, une banque de données concernant toutes les populations italiennes que nous pourrons identifier".
Un travail que Piazza situe d'emblée dans un cadre historique passionnant : dans la botte italienne, le mélange génétique des populations correspond clairement une hétérogénéité culturelle à travers les temps. Vers le septième siècle avant Jésus-Christ trois grands groupes de peuplement sont identifiables : les celto-ligures règnent au nord, les étrusques au centre et les grecs au sud. Dans un premier temps, trois sites d'enquète ont donc été choisis par Piazza : Trino Vercellese en Piémont, Murlo en Toscane et plusieurs villages à l'est et à l'ouest de la Sicile, non loin de Sélinonte. Chacun répondant à un lot de critères historiques, démographiques et linguistiques préalables aux recherches génétiques.
Murlo fait partie de ces endroits du monde écumés et retournés par les chercheurs. Archéologues, historiens et linguistes sont déjà venus visiter cette région retirée des fracas du temps, entre la vallée de l'Ombrone et le flots éternels du fleuve Merse. Sur sa colline, blotti autour d'un vieux castel, le village présente de bonnes chances d'être un"conservatoire" des génes des premières populations venues s'implanter dans la région, dont les Etrusques. Les archives permettent d'ailleurs de remonter le fil de l'histoire de sa population depuis le Moyen-Age, et de vérifier du coup l'ancienneté des noms des familles. S'il le fallait, la présence étrusque est encore attestée par les fouilles menées depuis une vingtaine d'années par des archéologues de Bryn Mawr College.

Forts de ces éléments, les chercheurs turinois étaient de retour à Murlo au printemps 1993. Pour opérer cette fois des prélévements sanguins à grande échelle, sur un échantillon de 1O % de la population, quelques cent cinquante personnes appartenant aux clans les plus anciens.
Après extraction, le précieux ADN (acide désoxyribonucléique, support du code génétique) a été congelé et stocké. Un trésor scientifique, qui attendra d'être comparé à l'ADN extrait des ossements étrusques trouvés dans les nécropoles de Toscane. Cette comparaison permettra peut-être un jour, quand les techniques de laboratoire seront plus performantes, de montrer à travers quelque 15O générations, s'il existe une compatibilité sinon une continuité génétique entre les habitants de Murlo et leurs Etrusques prédecesseurs. Prudent, Piazza refuse pourtant de cèder aux bouillantes passions du village et des médias italiens, qui ont fait de son travail une quête forcenée des Etrusques et de leurs mystères. Avec des ambitions touristiques et commerciales à peine voilées...

"Il n'est pas certain que les différences de marqueurs génétiques que nous trouveront soient significatives. Même dans un groupe isolé, il arrive que des parties d'ADN soient très différentes... Vous pouvez très bien avoir une séquence codant votre groupe sanguin qui soit plus proche de celle d'un japonais que celle de votre cousin", estime Piazza.
Sous les toits de l'Ecole Normale Supérieure, Dominique Briquel niche dans une cellule de travail aussi minuscule qu'encombrée de documents. Le professeur et directeur du département de recherches étrusques au CNRS commente avec un sourire ravi les images que nous publions : "C'est un bon exercice. On peut retrouver des critères physiques constants dans une population dont on sait qu'elle a étét historiquement isolée, et il n'est pas stupide de comparer les descendanst des Etrusques avec les représentation transmises par les oeuvres d'art de l'époque. D'autant qu'au deuxième et troisème siècles avant J.-C., l'art étrusque est descriptif et très fidèle".

Les Etrusques ? La peinture, la sculpture et les frises (celles trouvées à Murlo, notamment) nous ont transmis une image d'un peuple en proie aux plaisirs. Comme pour confirmer les dires des âpres romains, Catulle ou Virgile en tête qui villipandaient l'Etrusque "obèse"ou"gras", les sarcophages des nécropoles de Tarquinia montrent des notables prospères, à la bedaine avantageuse, mollement allongés sur des lits de repos, un collier de fleurs autour du cou et une coupe de vin à la main.
Méfiance... L'art antique obéissait à des canons esthétiques qui ne sont pas ceux du réalisme et l'embonpoint possédait une nette valeur culturelle et idéologique : l'apanage des groupes dominants. Vers le VII-ème siècle avant J-C, l' art étrusque hérité des Grecs se préoccupe aussi peu de la représentation du réel que possible. Sourire ionien, nez fuyant, grands yeux en amande, généreusement dispérsés dans les oeuvres, ne sont pour l'essentiel que des traits de vision culturelle. Ce n'est que vers les III-ème et II-ème siècles avant notre ère que la peinture et la statuaire s'orientent vers le réalisme que l'art romain illustrera plus tard avec bonheur. Des ressemblances physiques entre les habitants de Murlo et les Etrusques du IIIème siècle sont donc concevables...

Avec leur piété superstitieuse, leurs moeurs choquantes - la femme ne jouissait-elle pas d'un statut égal à l'homme ? - leur faste ostentatoire, leur passion pour la musique, la danse, le théatre, les jeux et les courses de chevaux, les Etrusques ne pouvaient alors qu'offenser la sourcilleuse vertu romaine. ET, en contrepartie, créer leur légende, en se gagnant les faveurs des hédonistes ou des adversaires de Rome. De Piranèse à D-H Lawrence en passant par Stendhal, ceux-ci se sont régalés à opposer"l'art d'être heureux", la vitalité "solaire" des Etrusques à l'implacable appétit de domination de Rome. "L'art de vivre" étrusque : c'est l'une des raisons de la fascination exercée jusqu'à nos jours par ce peuple disparu.
Y-a-t-il toujours un "mystère" étrusque ?
"A l'heure actuelle, la mode, chez les étruscologues, est de soutenir qu'il n'y a pas de mystère étrusque" s'amuse à souligner Dominique Briquel.

Ainsi, le professeur Massimo Pallotino, le "Pape" de l'étruscologie, condamne sans appel l'idée d'un mystère étrusque propice à l'éclosion d'élucubrations plus fantaisistes les unes que les autres. De fait, toute une littérature a exploité les lacunes de l'Histoire au sujet de ce peuple, sur lequel les historiens de l'Antiquité eux-mêmes ne s'accordaient pas. Hérodote les voulait venus d'Asie Mineure, à la suite d'une famine. Denys d'Halicarnasse, pour sa part, plaidait en faveur d'une origine autochtone. L'historiographie contemporaine s'est détournée de cette question épineuse et stérile, pour ne s'intéresser aux Etrusques qu'à partir du moment où l'Histoire les connait . Le "mystère étrusque" a pourtant un autre allié, qui a fait déborder beaucoup d'encre : leur langue, dont les premiers témoignages écrits remontent au début du VIIème siècle avant notre ère. Une armée d'érudits s'est épuisée au cours des siècles à rapprocher l'idiome de de l'hébreu, de l'égyptien, voire du hittite, du turc ou de l'albanais. "Ce n'est pas facile, avoue Dominique Briquel, car même si nous connaissons l'alphabet emprunté au grec, et que sommes à même de la lire, elle reste une langue isolée, qui ne semble pas appartenir au groupe des langues indo-européennes. C'est agaçant, on ne parvient pas à la rapprocher d'autres langues connues".

Elle appartiendrait peut-être à un stade antérieur à l'arrivée des Indo-Européens en Europe. Il s'agirait alors d'une langue de "substrat" comme le basque ou l'ibère. Une origine, donc. Mais comble du paradoxe, nous ne disposons pas de comparaisons. Abondantes, les incriptions étrusques sont désespérement brèves et répétitives et l'on attend toujours la trouvaille d'une "pierre de Rosette", qui résoudrait les difficultés.

La civilisation et la vie quotidienne des Etrusques n'offrent en revanche plus guère matière à l'histoire-fiction. Entre l'Arno et le Tibre, les Apennins et la mer Tyrrhénienne, cette civilisation est d'abord villanovienne ( IX- VIIIème siècles avant notre ère ). Son apogée survient entre le VIIème et le VIème siècle avant J-C. Les Etrusques, partenaires commerciaux des Grecs et des Phéniciens, agriculteurs et mineurs, ont pu étendre leur domination au delà de leurs frontières et répandre leur culture sur une grande partie de l'Italie et de l'Europe antique. Formateurs des Romains, ils leur fournissent la dynastie des Tarquins, l'exemple des grands travaux d'urbanisation et la notion de citoyen-soldat et d'armée civique. Plus tard, quand Rome profita des dissensions entre les cités étrusques et de troubles sociaux pour renverser le rapport de domination en sa faveur, la"marque"étrusque subsistera. A travers la science sacrée des haruspices et l'interprétation des oracles.
On peut sourire du banquet étrusque que chaque année les habitants de Murlo s'échinent à organiser. N'est-il pas, à sa manière, un émouvant témoignage de fidélité à des ancêtres présumés. Et en attendant l'éventuelle preuve de leur filiation génétique avec eux, la démonstration que l'héritage est d'abord une idée forte ?



QUAND LA GENETIQUE TEND LA MAIN A CLIO...


Alberto Piazza se montre extrémement prudent. Ses travaux n'ont abouti jusqu'à présent qu'à révéler, avec des marqueurs classiques, des diffèrences entre les populations italiennes, différences qui correspondent à des zones historiques anciennes comme la zone celtique, grecque et étrusque. En aucun cas ses recherches ne sauraient cautionner un quelconque fantasme au sujet de la race étrusque ou de la race celte : "Du point de vue scientifique, souligne-t-il, le probléme des séparations de race est déja dépassé. Non seulement il n'y a pas de races supérieures ou inférieures, mais les races elles-mêmes n'existent pas. Il s'agit d'un concept culturel du XIXème siècle qui dérive d'une problématique caduque. Ce qui nous intéresse ce n'est pas de savoir si le pur Italien ou le pur Etrusque existent mais de comprendre l'influence des migrations du passé sur la structure génétique de l'Europe actuelle".

Une démarche qui s'inscrit dans un cadre mondial, en cherchant des éléments communs au sein de populations isolées.
Deux projets complémentaires , l'un européen,"The Biological History of European Population", en partie financé par la CEE, l'autre américain,"Human Genome Diversity Project", mis en chantier en 1991 par le professeur Luca Cavalli-Sforza, de l'université de Stanford, ont pour ambition de recueillir et d'analyser, au cours des prochaines années, les génes de cinq cent populations parmi les plus isolées et les plus statiques du monde, dont certaines sont en voie d'extinction. But de l'opération : réunir le maximum de connaissances sur les caractéristiques de peuples peu connus ou voués à disparaitre ou, dans le cas de l'Europe , de peuples trés anciens comme les Celtes ou les Etrusques, dont les traces sont difficiles à isoler en raison des mêlanges intervenus au cours des siècles. A travers l'étude des différences génétiques, sur certains morceaux de leur patrimoine cellulaire, il deviendrait un jour possible de retracer l'arbre généalogique de la population du globe, de déterminer l'origine des peuples et de connaitre leurs interrelations.

Vaste programme, en quête, encore de ses outils. En Italie, le professeur Alberto Piazza, qui en assure la coordination , a déja bien entamé ses recherches sur la diversité de certains caractères génétique à travers la péninsule italienne . "La situation en Europe est très diffèrente de la situation en Amérique et dans le reste du monde, confie-t-il, et le travail y est facilité par l'abondance de la documentation historique, archéologique et linguistique. Nous ne connaissons pas ou peu le cas de populations en voie d'extinction, mais nous nous heurtons à d'autres difficultés . La première c'est le mêlange des populations. Il nous faut récupérer la variabilité génétique qui existe entre les peuples européens pour en étudier le sens avant que les migrations internes ne la fasse disparaitre. La seconde, c'est que les différences à mesurer sont de petites différences. Il faudra donc choisir un nombre d'individus par échantillon plus grand que pour d'autres populations. Enfin, il est important de sélectionner un système de marqueurs génétiques communs aux laboratoires des autres pays, susceptibles de bien discriminer entre elles les populations européennes. C'est la tâche primordiale à laquelle les chercheurs européens doivent s'atteler pour le moment". Dans le cadre du projet européen, une douzaine de laboratoires travaillent sur des expèriences similaires. Ainsi, dans un but commun, un laboratoire italien pourra analyser avec les mêmes marqueurs des échantillons français tandis que des chercheurs français pourront étudier les échantillons italiens.

Relevant du CNRS, le"Centre de Recherches sur le Polymorphisme des Populations Humaines", installé à Toulouse, et que dirige Mme Cambon-Thomsen, est précisément l'un de ces laboratoires associés au projet européen. Spécialisé dans la génétique des populations, il posséde plusieurs banques d'ADN sur les populations françaises (basques, béarnais... ) mais aussi originaires d'autres contrées d'Europe (Sardes, Grecs... ).

"L'étude du code génétique des populations vivantes se fait à partir du sang, plus exactement des globules blancs, dont on extrait l'ADN, explique Brigitte Crouau-Roy. On procéde au choix d'un marqueur, d'une petite séquence (on ne sait pas encore "lire" tout le code génétique d'un individu, mais seulement de petits extraits), puis on passe au stade de l'amplification. Le principe de cette technique (PCR en anglais ou Polymerate Chain Reaction ) mise au point en 1985 aux Etats-Unis, consiste à libérer les brins d'ADN par la chaleur puis à répéter le cycle une trentaine de fois afin d'amplifier un fragment, choisi grâce à un marqueur polymorphe. Ce processus permet, à partir d'une trés petite quantité d'ADN de la multiplier à volonté. Ensuite, on peut détecter et révéler le marqueur génétique choisi dans chaque individu, ce qui n'était pas possible en pratiquant juste une prise de sang et une extraction d'ADN". Le même processus - à cette différence prés qu'il faut augmenter le nombre de cycles - permet d'extraire l'ADN à partir de fossiles.

Passer de l'étude des vivants aux fossiles présente-t-il des difficultés particulières ? Mme Crouau-Roy, qui est l'un des rares chercheurs français à travailler sur ces derniers opine :" La première difficulté c'est qu'il faut d'abord s'assurer la collaboration d'archéologues et d'historiens qui puissent garantir l'ancienneté de telle population fossile. La seconde, c'est que les fossiles ne doivent pas avoir été contaminés par des manipulations humaines, faute de quoi les résultats seront faussés. On extrait un segment d'ADN à partir d'un cheveu, du sang coagulé ou de l'intérieur des os ou de la moelle, s'il en reste, puis on procéde à son amplification, afin de le multiplier et de pouvoir l'étudier. La technique est simple et a été universellement adoptée dans tous les laboratoires de génétique ou d'immunologie"
La comparaison entre l'ADN des habitants de Murlo et l'ADN extrait d'ossements étrusques permettra-t-elle de prouver que les premiers sont d'authentiques descendants des Etrusques ? La réponse de Brigitte Crouau-Roy est moins catégorique que ne le sont les propos des Murlésiens, déja persuadés de leur prestigieuse ascendance : "On peut prouver - et c'est le plus facile - qu'ils sont tout-à-fait différents. S'ils sont proches, on ne saurait conclure pour autant qu'il s'agit du même code génétique. On peut seulement dire que l'ADN des vivants est compatible avec l'hypothèse d'une filiation étrusque".

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