jeudi 17 juillet 2008

Ariane 5

janvier 1994

"Tout ça, c'est plus grand que Paris", lâche un technicien, son regard rivé sur un horizon défoncé à coups de Caterpillar.
A vol de fusée, nous sommes à plus de 6.000 km d'Europe. Champignon de béton, fourmilière de métal, le Centre Spatial Guyanais de Kourou est fébrile. Malgré les cataractes que déverse à l'envi le ciel équatorial, et les coups de masse du soleil, la nouvelle base de lancement, la troisième du site, est prète. Sur plus de deux mille hectares, le surnaturel a surgi de l'esprit des hommes.
Salles de contrôle, site d'intégration, usines de poudre et d'hydrogène ont poussé au milieu de la latérite sanguine. Les plus beaux, les plus orgueilleux bâtiments qui aient jamais fait face à la forêt gluante. A Petit Saut, on a noyé d'un barrage toute une vallée de la forêt. Ses turbines sont chargées de gaver d'électricité une Guyane en explosion économique, dans le sillage du Centre Spatial.

A quelques minutes des tôles tordues et déjà rouillées du pas de tir des fusées françaises "Véronique", héroïnes oubliées des années 60, l'"Ensemble de Lancement numéro3" est un écrin appétissant, mais encore vide. Kourou attend Ariane 5.
La fusée géante qui mettra l'Europe sur la même orbite que les Etats-Unis et la Russie, est annoncée. Un premier exemplaire de test vient d'être assemblé en France, à "Ariane City", le gigantesque établissement de l'Aérospatiale des Mureaux, près de Paris. Le transport de cette version d'essai de la machine aura lieu au printemps à travers les flots de l'Atlantique, pour qu'elle vienne se frotter aux installations de la base. Assemblage complet du lanceur dans le bâtiment de 90 mètres de hauteur, transport sur la gigantesque table d'acier de 900 tonnes, mise à feu du moteur sur le site....
Et la fourmilière de Guyane de jubiler encore un peu davantage, à cette idée... A propos, c'est pour quand, le vol inaugural de la reine Ariane ?

A Kourou, ne guettez pas ces mots sur les lèvres. De l'ingénieur au dernier des manutentionnaires, l'événement n'est connu que par son nom de code : "V 501". On vous révèlera alors que cette ascension-là est inscrite au calendrier en octobre 1995. C'est à dire demain, pour les gens de l'industrie de l'espace.

Une proximité qui ne gène guère le chapelet routinier des missions Ariane 4. Les différentes versions de l'actuel cheval de bataille de l'Europe spatiale déchirent quasiment tous les mois le ciel, du côté de l'île du Diable. Une mélopée, qui dépose dans le noir de l'espace ses fardeaux de satellites et d'autres missions orbitales.

Mais depuis peu d'autres hurlements se sont joints à ces rugissements-là. Des sons d'une violence inouïe, qui dans la forêt font détaler les tatous et trembler jusqu'aux "tayis", les grands ébéniers au bois si dur.
C'est que les techniciens de l'Agence Spatiale Européenne, du CNES, de l'Aérospatiale et des autres partenaires européens sont déjà au chevet des moteurs surpuissants de leur nouvelle créature.

A deux reprises, les propulseurs à poudre, ceux que l'on assemblera à Kourou pour gagner en souplesse et en sûreté de réalisation, ont délivré leur fournaise. Dans une fosse géante de 60 mètres, leurs flammes de 600 tonnes de poussée ont fait rougir la pierre à plus de 3.000 degrés. Fait grincer les dix mille tonnes du socle d'acier et de béton qui les clouaient au sol... De furieux pétards , dont sera flanquée de part et d'autre la géante.
Mais gare : au moindre défaut, ces engins-là se transformeraient en feux d'artifice... Les Européens n'ont qu'à se souvenir du dramatique accident de la navette américaine Challenger.

"Nous procédons à des essais fouillés. Tout s'est bien déroulé pendant les deux premiers, mais sur une troisième version du propulseur nous avons détecté quelques anomalies sur la structure des blocs de poudre. Nous sommes en train de modifier notre mode de coulage de ces élements, pour corriger l'imperfection, et les tests reprendront dans les prochains mois", explique Jacques Durand, responsable du programme Ariane 5à l'Agence Spatiale Européenne.
Avec ces deux paquets de dynamite de trente mètres de haut, et un propulseur central à hydrogène et oxygène liquide (moteur Vulcain), Ariane 5 affichera au décollage une poussée de plus de 1.300 tonnes. A comparer avec les 468 tonnes que crache la plus puissante des Ariane actuelles.

Largement de quoi arracher du sol, donc, les 740 tonnes de la nouvelle fusée. Mais les propulseurs à poudre, s'ils sont capables de séparer Ariane et son plancher d'acier, ne sont que des "turbos" d'un principe sommaire. Ils ne fonctionnent que durant les 130 secondes de la première phase du vol. A l'épuisement de la poudre, vers 60 km dans l'azur, les deux tubes latéraux sont ejectés, puis récupérés en mer, pour examen des enveloppes...
Le moteur central, le Vulcain, devra faire en solo le reste du boulot, assurant la lourde tâche de pousser Ariane vers l'orbite. Et cela pendant plus de dix minutes.

C'est lui qui fait perler la sueur au front des ingénieurs. Sur plusieurs des cinq échecs d'Ariane, c'est une version moins puissante de ce type de moteur qui était en cause... Manque de préparation, de soins, d'essais ? Cette fois, pas question de louper la marche. Vulcain est passé au crible depuis des années déjà, sur les bancs d'essais de Lampoldshausen, en RFA, et à la SEP de Vernon (Eure). Au total, plus de 400 répetitions de mise à feu, de combustion, de tenue en puissance et en durée sont prévus. A chaque fois, l'engin sera passé au crible.

Il faut dire qu'engouffrer 25 tonnes d'hydrogène liquide et 130 tonnes d'oxygène liquide en l'espace de dix minutes dans des tubulures et des injecteurs, augmenter leur température de plusieurs centaines de degrés, les libérer sous forme de gaz, assurer la combustion harmonieuse de ce mélange explosif, et tout cela pour en extraire une poussée de plus de 100 tonnes est une alchimie qui peut faire haleter plus d'un spécialiste.

En octobre 1995, pendant les dix minutes de colère du premier Vulcain, le temps du Centre Spatial sera devenu l'eau épaisse qui goutte à goutte suinte des arbres.... Dix années de travail, un programme de 33 milliards de francs seront suspendus au fonctionnement de centaines de tuyauteries, pompes, turbo-pompes, à une centaine de kilomètres plus haut, dans le vide du cosmos...

Dans le centre de contrôle de Kourou, , ce sont les pulsations cardiaques des responsables, des techniciens de vol que l'on devrait mettre sous surveillance : au début des vols d'Ariane, un membre de l'équipe est décédé au cours d'un lancement, sous l'émotion...
Cette orgie de moteurs dopés et d'ergols (les carburants) stockés à bord suffit à dresser le portrait robot de la géante européenne : une croqueuse d'énergie.
Normal, donc, que la masse totale des combustibles l'emporte la balance : sur 740 tonnes au décollage, une Ariane 5 est faite de 470 tonnes de poudre (propulseurs latéraux), de 155 tonnes d'oxygène et d'hydrogène, de 10 tonnes d'ergols stockables pour la mise en place finale des satellites en orbite...
Soit 630 tonnes d'explosifs... Restent à peine105 tonnes pour la structure, les enveloppes des réservoirs, l'électronique, les satellites....

De fait, l'irruption de ce poids lourd du transport spatial au sein de l'écurie des fusées européennes fera l'effet d'un coup de semonce international.
Ariane 5, capable d'emporter 50 % de charge de plus en orbite (6.800 kg vers l'orbite géostationnaire, à 36.000 km d'altitude), avec une fiabilité relevée à 99 % et une baisse des coûts de lancement d'au moins 10 % sera l'aboutissement d'une incroyable aventure. Celle des politiques et industriels européen, des ingénieurs et des techniciens du vieux continent, qui en l'espace de vingt années, sont venus damer le pion de leurs concurrents sur le terrain de jeu préféré des "grands".
Les chiffres sont éloquents. Arianespace, l'entreprise chargée de vendre la fusée européenne sur le marché mondial possède aujourd'hui le plus beau carnet de commandes de la planète : trente sept satellites à lancer, pour un montant approchant les 17 milliards de francs. Ce qui signifie aussi que plus de la moitié du marché mondial de lancement de satellites civils est aujourd'hui entre les mains des Européens.

"Si nous voulons conserver une telle place, face à une concurrence de plus en plus vive, nous devons faire des efforts, et Ariane 5, c'est l'illustration de cette démarche, mais aussi l'aboutissement de la logique européenne du transport spatial", décode Jacques Durand.

Est-ce tout ?
Il y a encore quelques mois, les bureaux d'études astronautiques européens planchaient sur une mini-navette spatiale européenne, Hermès, dont on disait qu'Ariane V devrait pouvoir l'emporter vers l'espace. La croisière des Européens vers les étoiles avait trouvé sa nef, capables d'emporter des passagers vers des stations orbitales internationales, et pourquoi pas, européenne...

Ce projet a été réduit en cendres, atomisé. Sous l'effet des restrictions budgétaires imposées par divers Etats membres de l'Agence.
De cette aventure il reste pourtant à Ariane quelques restes. A commencer par un joli programme de développement de ses performances, qui doivent évoluer au fil des ans pour rejoindre ce qui aurait constitué un idéal pour mettre en orbite une navette lourdement chargée de fret.
Mais aussi, et surtout, une fiabilité imposée. La machine à lancer Hermès se devait d'assurer le sécurité de ses équipages, et viser un taux d'échec très faible, dès la conception du projet. Cet atout-là, Ariane V le conserve, intact...
Comment s'étonner alors que les féconds esprits de l'agence spatiale aient présenté récemment au choix de leurs décideurs politiques une nouvelle panoplie d'outils destinés à assurer à l'Europe la possibilité d'envoyer des astronautes en orbite ?
Moins couteux que le projet Hermès, beaucoup plus légere, la "capsule" CTV (véhicule de transfert d'équipage) offre ainsi d'emporter (et de ramener sur Terre) quatre personnes, avec quelques bagages, mais aussi de procéder à quelques expériences en orbite. Un retour aux capsules Apollo ou Soyouz, diront les fatalistes. Une sorte de compromis entre le carosse Hermès et la citrouille que constituerait le fait de devoir rester au sol, répondent les initiateurs du projet...

"Son principal avantage est de parfaitement s'insérer entre les moyens lourds des Américains, avec leur grosse navette, et ceux des Russes, avec leurs capsules sans fret", explique Jean-Jacques Dordain, responsable de la stratégie et la politique internationale à l'ESA.
Le petit CTV serait complété par un véhicule automatique de transfert (ATV), capable de livrer des charges à des stations orbitales, et de soutenir le CTV en orbite. Autres accessoires que l'on trouve dans ce mini-programme : un bras-robot pour pouvoir travailler dans l'espace, ainsi qu'une combinaison spatiale, développée en partenariat avec la Russie, et qui doterait astronautus Europeanus d'une autonomie de 7 heures.
C'est mesquin ?
Pour certains, c'est encore trop. Mais pour les ingénieurs et les politiques, c'est suffisant pour entretenir, à tarif raboté, la flamme des industriels européens pour l'espace.
C'est un ticket qui devrait aussi leur permettre de participer à d'éventuelles réalisations de stations orbitales internationales.
Et pourquoi pas, pour nous autres piétons, de continuer à rêver, encore, un peu...

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