jeudi 17 juillet 2008

Tardigrades

novembre 1993



Il roule sur l'horizon, le soleil de minuit. Et la température du Groenland plonge vers l'abîme. Sur l'Inlandsis de glace, personne. Pas même l'Inuit de la côte avec le skidoo pétaradant qui a remplacé le traîneau et l'attelage de chiens hargneux.
Pourtant l'été, c'est plein de surprises ici. Des rubans d'émeraude fondent des rivières à la surface du gel et cascadent vers des gouffres béants. Pour mugir en tombant de dizaines de mètres, et aller fourailler de toutes leurs forces dans les tripes froides du glacier-continent.

Quels autres mystères détient le grand gâteau blanc, ce tas de neige qui s'empile, année après année, et qui atteint trois mille mètres sur sa plus grande épaisseur ? Quelques-uns, on peut le parier, à voir ces hélicoptères bourdonner l'été durant, déménageant scientifiques et caisses vers des zones incongrues.

Comme à "Summit", l'endroit ou les Européens ont décide de forer dans la neige pour faire parler les climats du passé. Histoire de voir s'ils sont aussi sages et stables que l'on veut bien le faire dire aux courbes et aux équations...
Janot Lamberton, lui, fou de spéléologie, vient ici, au sud, avec ses équipes. Dans une région infestée de crevasses, là ou le grand plateau brise son horizon pour redescendre vers la mer. Les failles y sont profondes, agrandies par l'eau de l'été qui erre sur la glace et cherche son trou.

Tout commença en 1986 avec Jean-Marc Boivin, dans les crevasses de la vallée de Chamonix. Là, le spéléo du noir et du gris découvrit l'ivresse de s'enfoncer dans le blanc, l'émeraude et le saphir.

Les "bédières", les eaux de fonte qui s'écoulent l'été chutent dans des failles de glace, des "moulins" des glaciers alpins. Puis les compères migrèrent vers le Groenland, car la cour de récréation de la Mer de Glace était déjà trop petite, pour ces assoiffés, avec ses trous de trente mètre à peine. Là-bas, vers Illulisat, dans le monde du froid, c'est à plus de deux cent mètres que l'on peut plonger, suspendu à une simple corde. Le record, établi cette année, est déjà de cent soixante treize mètres sous la surface de l'Inlandsis... Et l'an prochain, le fou de boyaux gelés partira avec des plongeurs, pour passer les syphons qui barrent le chemin au bas des moulins géants.

Mais pour cela, il faudra viser juste : c'est quand le froid revient, que les bédières regèlent à la surface du glacier, et cessent de se déverser dans les crevasses. Les moulins sont praticables. Les chutes d'eau avec leur hurlements de diables se taisent d'un coup, et c'est dans un silence surnaturel que pendulent les hommes-araignés, au bout de leurs fils de rappel.
Attention au redoux : si le thermomètre remonte, les hommes aussi doivent resurgir du gouffre. Une rivière qui revient se déverser, et ce sont des tonnes d'eau qui dégringolent sur l'alpiniste des fonds blancs.
C'est là affaire de moustachus, comme on dit. Des techniciens hyper-compétents, formés par des années d'expérience sur le terrain. Mais pas seulement. A côté des gaillards qui ne rêvent que d'en découdre avec les entrailles du glacier, on trouve des scientifiques.

Anette, bien sûr, mais aussi Louis Reynaud, chercheur au laboratoire de Glaciologie et Géophysique de l'Environnement de Grenoble, qui visite les glaciers pour comprendre comment la pression fait évoluer la glace.
"C'est un monde plastique, qui se déforme sans cesse. Avec des pressions fabuleuses, de 20 kg par centimètre carré. Quand on enfonce une broche dans la glace, chaque coup de marteau résonne comme un coup de canon, à cause de l'énergie que l'on libère dans l'eau gelée...."
Un monde bleu, en déformation perpétuelle, ou la température est de zéro degré, environ...
Si d'autre scientifiques sont intéressés par les secrets de ce monde parfait et la course effrénée des glaciers, Lamberton lance comme une invite : venez, nous vous emmènerons dans les entrailles de Thulé, l'ultime Thulé...

Tiens, là, une ridicule cuvette est tapissée de grains noirs. Janot Lamberton, le patron de l'expédition Inlandsis 93 l'a dit : c'est signe qu'une météorite infime est venue se ficher là. Achevant sa céleste trajectoire dans la neige humide du printemps. Un soleil tiède, peu à peu, a chauffé ce bouton noir sur le visage vierge de la calotte. Alors il a foré son trou, l'extraterrestre, faisant fondre le blanc pour s'enfouir. Pour devenir cryoconyte, une éprouvette naturelle. Emu du clin d'oeil des Perseïdes, vous vous baissez. Une flaque d'eau scintille sous la lampe, au fond du cylindre de neige. Pleine d'algues broutées de bidules en mouvement. Des amibes, des puces, des larves de moustiques ?

Et puis tout à coup, une voix...
"Quitte notre ciel, humain. Nous sommes une légion invisible et éternelle. Noyée dans la masse de cristal d'un monde idéal... Moins soixante degrés centigrades et six mois de nuit par an ? C'est quoi ce climat de rêve ? Quelle rigolade... La plupart d'entre nous sommes capables de narguer des siècles durant le froid absolu du cosmos, avec ses deux cent soixante treize degrés C sous le zéro des Terriens. Alors ces quelques frissons à blizzard, tu parles d'une cure de Jouvence...
Nous autres Tardigrades, le peuple de l'extrême, nous sommes à même de défier le désert le plus aride, le vent le plus puissant. Nous sommes les princes de l'ombre, le peuple des marges. Nous adorons cela. Nous buvons la vie dans son calice le plus odieux. C'est notre lot, mais nous savons l'apprécier. Bien sûr, nous savons survivre aussi dans vos sous-bois odorants, dans vos villes à poussière et face à vos printemps de midinettes. Mais notre terrain de jeu favori, c'est bien ce monde que vous jugez hostile...."

Les quelques bestioles boudinées et microscopiques qu'Anette Grongaard, la biologiste du Zoologisk Museum de Copenhague s'empresse de déposer dans son flacon de formol ne tiendront jamais ce discours narquois. Celles-ci sont parties pour les grand sommeil. Car si les Tardigrades sont à l'épreuve de tout, quasiment capables de voyager dans le cosmos ou de flirter avec l'explosion nucléaire, ils ne résisteront pas au poison chimique de la jeune chercheuse.
"C'est dommage, mais il faut que je les conserve dans l'état de leur prélèvement... sinon, ils vont se transformer, et se déshydrater", explique-t-elle.

Qu'est-ce que c'est que cette bizarrerie gesticulante de ses bras miniatures ? Une nouvelle sorte de créature débarquée sur notre planète ?
"Non, on les connait depuis plus de cent ans, mais ils sont si petits (moins de un millimètre de long pour les plus grands) que l'on ne s'en préoccupe guère. Il n'y a que trois ou quatre chercheurs dans le monde entier à s'intéresser à eux", précise la jolie danoise.
On sait tout de même vaguement ce qu'ils sont : ni insectes, ni mammifères, ni rongeurs ni batraciens... Ce sont des Tardigrades, quoi. Un genre à part, une classe zoologique en soi. Avec des centaines d'espèces différentes, s'il vous plaît. Ils ressemblent à quoi ?

A des ours miniatures, c'est pourquoi on les affuble du quolibet familier d'ourselles. Les uns sont blancs, les autres transparents, voire rouges, ou alors vert olive. Deux yeux est la solution la plus fréquente, mais noirs ou rouges, c'est selon. Et pour compléter ce joli profil, leurs pattes, au nombre de huit, sont ornées de minuscules griffes.
Ces "multicellulaires", même s'ils appartiennent au monde de Lilliput, ont tout du lointain cousin oublié. Un cerveau qui leur permet de diriger leurs mouvements avec précision, de procéder à des parades amoureuses, de trouver leur nourriture, et d'y planter le stylet qui orne leur bouche pour sucer le contenu des algues ou des microbes. Certains, on l'aurait parié, ont opté pour la facilité : ils dévorent leurs congénères !

Et, on l'aura déjà retenu, les bestioles sont présentes à toutes les latitudes, endurantes à tous les maux.
Mais alors, s'il suffit de courir les vergers pour les rameuter, et les étudier, pourquoi cette villégiature scientifique au Groenland, Anette ?
"C'est dans les conditions extrêmes, bizarrement, que l'on trouve le plus grand nombre de ces animaux. Sous les latitudes clémentes, quand ils sont en compétition avec d'autres formes de vie, on en trouve, mais très peu. Comme s'ils étaient mal adaptés à la concurrence avec d'autres groupes", explique la biologiste. Alors ils reculent, vers les niches peu encombrées de notre planète si généreuse en recoins inconfortables..
Mais dans un monde gelé huit mois par an, ces extrémistes ont bien un secret ? En aucun cas leur organisme miniature ne saurait contrer les attaques d'un froid aussi violent...

"L'astuce, c'est qu'ils se déshydratent, en expulsant volontairement l'eau de leur corps. Ainsi desséchés, ils peuvent être congelés et décongelés à la demande, sans souffrir le moins du monde..."
C'est simple, non ? Pour survivre, il suffit de savoir mourir et renaître à la belle saison...
Reste à comprendre comment fonctionne la fabuleuse alchimie vivante qui permet cette réconciliation saisonnière entre l'être et le néant. Ce travail-là aura lieu au laboratoire, un jour. "A condition que des biologistes et des biochimistes s'y intéressent", espère Anette. Le secret de la longévité et de la vie entre parenthèse déniché dans l'écrin des glaces du Grand Nord ? Ce serait une jolie manière de raconter le monde, non ?.

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