Simuler le cerveau pour le comprendre
mai 1991
Ils sont environ cent milliards par tête, et on va en parler ce matin entre chercheurs et militaires. Les neurones intéressent l'armée. Dans le cadre des journées "Science et Défense", qui se déroulent mardi et mercredi à Paris, les sciences du cerveau font l'objet d'une série de communications par des chercheurs provenant de laboratoires dont certaines activités sont financées par la Délégation Générale à l'Armement (DGA). Parmi les centres d'intèrêt des militaires en matière de cerveau : l'ergonomie cognitive. Des connaissances intimes sur nos neurones, qui permettront demain de concevoir des machines, des systèmes pouvant être utilisés en tenant compte de la manière de travailler du cerveau humain. Améliorant du coup le confort, la sécurité et l'efficacité du combattant, mais aussi des civils, qui bénéficieront à terme tout autant de ces recherches de base.
Une question clef surgit : pourra-t-on demain faire fonctionner un ordinateur comme un cerveau humain ? Jusqu'ici, le cerveau était souvent considéré comme une "boîte noire", dont on connaissait un peu les entrées et les sorties, mais très mal le fonctionnement.
Depuis quelques années, des laboratoires de plus en plus nombreux se lancent dans cette voie, et tentent de déterminer comment les divers "étages" du cerveau fonctionnent. Ils en appellent à de nouvelles caméras (à positons), pour scruter sans les défaire les entrailles de nos lobes cérébraux, mais aussi à la "modélisation", la reconstitution dans un ordinateur des règles qui gouvernent la vie des neurones. Un travail difficile, puisqu'une fonction comme la parole, ou la reconnaissance des traits met en oeuvre des parties très différentes du cerveau. Et que les mécanismes qui interviennent dans un réflexe pour vous empêcher de recevoir une goutte d'eau dans l'oeil et ceux impliqués dans la prise de décision d'un capitaine d'industrie ne mettent pas en jeu les mêmes "niveaux" cérébraux.
Malgré ces difficultés, Jean-Pierre Changeux, académicien, professeur au Collège de France, directeur d'un laboratoire de recherche (CNRS-Institut Pasteur) est optimiste. Il présente à "Science et Défense" le travail qu'il mène avec Stanislas Dehaene (INSERM-CNRS) sur la modélisation de fonctions cognitives du cortex pré-frontal. "J'estime que comprendre les bases neurales de la cognition est désormais un problème abordable scientifiquement, et nous proposons des modèles, précisément pour établir un lien entre la manière dont les neurones sont organisés et les fonctions cognitives qui sont remplies".
Pas facile pourtant. Pour mettre en relation la structure, la façon dont cette boule de cent milliards de neurones est organisée, avec les fonctions qu'elle remplit, il faudra du temps et de la sueur. Un travail théorique, en pleine effervescence à travers le monde, qui mobilise des chercheurs venant de tous les horizons : physique, mathématique, informatique, intelligence artificielle, sciences de l'ingénieur, psychologie.
Parmi les performances déjà réalisées, il faut mentionner le fait de pouvoir prendre en compte, au sein d'un réseau artificiel de neurones, des interactions avec l'environnement, le monde extérieur. C'est important, car les scientifiques sont aujourd'hui convaincus que le cerveau se façonne tout au long de la vie de l'individu, avec une forte influence de l'environnement, dans un échange permanent avec le milieu culturel, familial et social.
Mais il faut bien avouer que pour l'heure, le fonctionnement de ces machines, réseaux modélisés, reste rudimentaire, et ne présente que des "analogies naïves avec les performances humaines", concède Changeux. Alors, même si les "reproductions neuronales" simulées par des machines savent déjà aujourd'hui apprendre à lire l'anglais (Net Talk, qui tient compte de ses erreurs pour progresser), et si les prochaines générations d'ordinateurs neuronaux, conçues dès le départ pour respecter une architecture comparable à celle des cellules nerveuses, devraient faire des merveilles, il reste à définir le niveau de fonction où ces modèles doivent fonctionner.
Les chercheurs distinguent actuellement plusieurs "niveaux " dans l'organisation du cerveau. Il y a tout d'abord les fonctions très simples, les "circuits élémentaires", généralement des schémas d'action fixe. Du type : "mes sourcils se froncent quand je sens une mauvaise odeur". Ce sont des circuits que l'on retrouve chez la mouche par exemple, dans le réflexe de décollage d'urgence. Quelques neurones montés en "logique câblée" y suffisent. Dans certains laboratoires de robotique, comme au Mobot Lab du Masachussetts Institute of Technology de Boston, les chercheurs mettent sur pattes des "insectes-robots" de ce type, dont les circuits électroniques très simples et très spécialisés s'inspirent des réseaux neuronaux des fourmis ou des abeilles.
A un niveau plus élevé, le "groupe de neurones", constitué en assemblée de plusieurs centaines ou milliers de cellules. Chaque neurone "vote" en faveur d'un élément "codé" de la tâche à accomplir, le résultat global donnant lieu à un ordre ou une représentation. Les règles du codage sont inconnues, mais nous voila à l'étage de la représentation symbolique, de l'entendement (les idées a priori), de la synthèse d'éléments provenant de l'extérieur et de l'intérieur (sensations).
Enfin, à l'étage encore supérieur, voici la raison, la réflexion. Des assemblées de neurones associées dans différents sites du cerveau remplissent les tâches complexes de la connaissance, de la décision, de la stratégie.
Dans leur démarche, Changeux et Dehaene simulent sur ordinateur des fonctions caractéristiques d'une petite et essentielle région du cerveau, le cortex pré-frontal, lié aux architectures de la raison, estiment-ils.
"Le réseau informatique dont il est question doit être capable de sélectionner par l'expérience parmi plusieurs règles qui associent, dans une tâche d'apprentissage, des traits définis d'un objet, par exemple couleur et forme" explique Changeux. Pour tester ce genre de compétence chez l'homme, on dispose de jeux de cartes (de Wisconsin) avec des familles de motifs par forme et couleurs. Le sujet testé doit découvrir la "règle" avec laquelle on lui présente les cartes, s'apercevoir quand elle change, etc....
Les sujets qui ont une lésion pré-frontale, et les personnes âgées réussissent plus difficilement à ce test que les autres. Par contre une machine respectant l'architecture neuronale et capable de passer ce test a été conçue par nos deux chercheurs. En mesure de se souvenir, de raisonner, de tirer bénéfice de l'expérience passée, elle constitue une belle avancée. "Mais nous sommes encore bien loin de la raison humaine !" s'exclame Changeux.
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mercredi 21 mai 2008
mardi 5 février 2008
L'intelligence artificielle est-elle possible ?
L'intelligence artificielle tombe-t-elle sous le sens ?
1992
L'intelligence fera-t-elle un jour son nid dans les circuits de silicium des ordinateurs ? Cela fait 35 ans, depuis la naissance du terme "intelligence artificielle" dans le laboratoire américain de Carnergie Tech, que la question est comme affichée sur les frontons des laboratoires de recherche, irritante. Et la réponse est plus que fuyante.
Si certains chercheurs sont convaincus que les machines battront dans un proche avenir les champions d'échecs, et que petit à petit elles grignoteront les domaines de compétence de l'esprit humain, d'autres experts sont plus pessimistes. Ils croient discerner aujourd'hui les indices de la faillite de l'informatique dans sa folle ambition de rivaliser avec notre cerveau. Qui a raison ? Jacques Arsac, professeur à l'université Paris VI, correspondant de l'Académie des Sciences a été le titulaire de la première chaire de programmation créée en France. Pessimiste, il a son intime conviction sur le sujet. Mais il tente de poser le problème sur le fond.
Q. A la lumière des derniers indices disponibles aujourd'hui, peut-on dire si une authentique intelligence artificielle, comparable par ses performances à l'esprit humain, devient imaginable ?
J. A.Le problème de fond, est que la machine n'a pour l'heure pas accès au sens. Elle ne manipule que des termes formels, des images, vides de connatations, d'évocations, de significations. Pour une machine, un arc-en ciel sera définit par d'autres mots, comme polarisation de la lumière, ou image poétique. Moi, à l'audition de ce mot, je ressens fortement cette image poétique, et ma pesrsonne, Jacques Arsac, pense au texte de la Bible, quand les animaux sortent de l'Arche de Noé, et que l'arc-en-ciel est désigné comme le symbole de l'Alliance. C'est ma culture, mes sensatsions. Essayez d'enregistrer toutes les cultures, dans un ordinateur, et plus encore, les sensations !
Q La séparation est définitive ?
J. A. Une telle différence pose une double question : le sens des choses existe-t-il, n'existe-t-il pas ? S'il existe, alors on sait en quoi l'homme et la machine différent, puisque celle-ci n'aura probablement jamais accès au sens. Mais existe-t-il vraiment ?
On le voit, il y a là une première difficulté, et de taille : définir le sens des mots et des choses, afin de pouvoir estimer si un jour les machines le partageront avec nous
Ce n'est pas évident, on est renvoyé à notre vision intime de l'homme. Soit nous sommes des machines biologiques, avec des neurones qui échangent des substances bio-chimiques, comme le perçoit Jean-Pierre Changeux dans "L'homme neuronal". Mais si l'on pense, comme moi, que l'homme est autre chose qu'une simple machine, on peut se dire que jamais une machine ne copiera tout à fait le fonctionnement du cerveau.
Q. Dans la pratique, comment peut-on séparer notre monde, celui du sens de celui, formel, accessible aux ordinateurs ?
J.A. C'est un fait reconnu aujourd'hui, même par les optimistes partisans de l'intelligence artificielle, que l'informatique repose sur les systèmes formels, où ne plane aucun doute sur le sens des choses. On échafaude des théories, on tente de faire entrer du sens dans cet univers formel, par exemple par les "réseaux sémantiques", des dictionnaires de milliers de mots, dans lesquels on établit des liaisons entre les mots. Comme quand on dit que "tigre" et "carnivore" vont ensemble. L'un fait référence à l'autre.
Le linguiste Umberto Eco a étudié ces tentatives dans son ouvrage "Sémiotique et philosophie du langage". Il pense clairement que ce jeu de renvois de mot à mot ne crée aucun sens. Si l'on injecte pas à un moment ou à un autre du sens sur certains mots, on tourne en rond. Admettez que vous ayez un dictionnaire d'un dialecte martien. Vous n'y comprendrez rien si vous n'injectez pas de la signification quelque part, en partagent quelques jours la vie des martiens, ou en sachant que tel mot correspond à tel sens dans votre langue.
Q Pour vous, le sens est une pure création de l'esprit humain. S'il ne peut exister ailleurs, notamment dans les machines ne vaut-il pas mieux arrèter toutes les recherches en intelligence artificielle ?
J A . Non, il faut absolument poursuivre les travaux pour tenter de voir clair dans cette affaire. Actuellement aucune théorie, aucune expérience ne permet de conclure. Dans ces conditions les gens se battent sur leurs croyances, même s'ils ne veulent pas admettre que c'est au niveau de la croyance que cela se passe. Mais c'est là que la quète devient passionnante.
Honnètement, je pense que l'on restera dans l'ambiguité. On aura des exemples, comme des ordinateurs champions d'échecs qui feront dire aux optimistes "vous voyez on va y arriver", mais il restera suffisamment de trous, de zones d'ombre pour que les pessimistes puisse tendre des pièges à l'intelligence des ordinateurs.
Le sens est une espèce de mur dressé sur la route de l'informatique.
C'est peut-être le mur du son, et alors on le passera, c'est peut-être celui de la lumière, pour l'heure ionfranchissable. Peut-être aussi approchera-t-on de ce mur à 99,9 % et il ne restera que quelques poèmes de Rimbaud que l'on ne pourra pas traduire automatiquement en japonais ou alors la plupart des choses complexes resteront inaccessibles aux machines.
Q Dans un domaine précis, comme celui de la traduction, pourra-t-on aller plus loin ?
J A : Il existe de nombreux cas ou l'on peut traduire sans comprendre, c'est une chance. Mais un bon traducteur perçoit le sens d'un texte et dit ce sens dans un autre langue. La bonne traduction est celle qui conserve le sens et les images, pas les structures de la phrase. Alors que faire face à une expression du type "Paul ferme la porte", qui possède déjà trois sens : la fermeture de la porte par Paul, un ordre de fermer la porte, ou d'un Paul qui porterait fermement quelqu'un ?
Quand de Gaulle dit à Alger "Je vous ai compris", on ne sait pas vraiment ce qu'il a voulu dire, et pourtant cela se traduit très facilement pour un ordinateur.
Ou bien l'ordinateur ne pourra jamais faire tout ce que nous faisons, ou bien il y parviendra, et alors le sens est une illusion. C'est imparable. En attendant, les gens choisissent leur camp, en fonctions de leurs croyances.
1992
L'intelligence fera-t-elle un jour son nid dans les circuits de silicium des ordinateurs ? Cela fait 35 ans, depuis la naissance du terme "intelligence artificielle" dans le laboratoire américain de Carnergie Tech, que la question est comme affichée sur les frontons des laboratoires de recherche, irritante. Et la réponse est plus que fuyante.
Si certains chercheurs sont convaincus que les machines battront dans un proche avenir les champions d'échecs, et que petit à petit elles grignoteront les domaines de compétence de l'esprit humain, d'autres experts sont plus pessimistes. Ils croient discerner aujourd'hui les indices de la faillite de l'informatique dans sa folle ambition de rivaliser avec notre cerveau. Qui a raison ? Jacques Arsac, professeur à l'université Paris VI, correspondant de l'Académie des Sciences a été le titulaire de la première chaire de programmation créée en France. Pessimiste, il a son intime conviction sur le sujet. Mais il tente de poser le problème sur le fond.
Q. A la lumière des derniers indices disponibles aujourd'hui, peut-on dire si une authentique intelligence artificielle, comparable par ses performances à l'esprit humain, devient imaginable ?
J. A.Le problème de fond, est que la machine n'a pour l'heure pas accès au sens. Elle ne manipule que des termes formels, des images, vides de connatations, d'évocations, de significations. Pour une machine, un arc-en ciel sera définit par d'autres mots, comme polarisation de la lumière, ou image poétique. Moi, à l'audition de ce mot, je ressens fortement cette image poétique, et ma pesrsonne, Jacques Arsac, pense au texte de la Bible, quand les animaux sortent de l'Arche de Noé, et que l'arc-en-ciel est désigné comme le symbole de l'Alliance. C'est ma culture, mes sensatsions. Essayez d'enregistrer toutes les cultures, dans un ordinateur, et plus encore, les sensations !
Q La séparation est définitive ?
J. A. Une telle différence pose une double question : le sens des choses existe-t-il, n'existe-t-il pas ? S'il existe, alors on sait en quoi l'homme et la machine différent, puisque celle-ci n'aura probablement jamais accès au sens. Mais existe-t-il vraiment ?
On le voit, il y a là une première difficulté, et de taille : définir le sens des mots et des choses, afin de pouvoir estimer si un jour les machines le partageront avec nous
Ce n'est pas évident, on est renvoyé à notre vision intime de l'homme. Soit nous sommes des machines biologiques, avec des neurones qui échangent des substances bio-chimiques, comme le perçoit Jean-Pierre Changeux dans "L'homme neuronal". Mais si l'on pense, comme moi, que l'homme est autre chose qu'une simple machine, on peut se dire que jamais une machine ne copiera tout à fait le fonctionnement du cerveau.
Q. Dans la pratique, comment peut-on séparer notre monde, celui du sens de celui, formel, accessible aux ordinateurs ?
J.A. C'est un fait reconnu aujourd'hui, même par les optimistes partisans de l'intelligence artificielle, que l'informatique repose sur les systèmes formels, où ne plane aucun doute sur le sens des choses. On échafaude des théories, on tente de faire entrer du sens dans cet univers formel, par exemple par les "réseaux sémantiques", des dictionnaires de milliers de mots, dans lesquels on établit des liaisons entre les mots. Comme quand on dit que "tigre" et "carnivore" vont ensemble. L'un fait référence à l'autre.
Le linguiste Umberto Eco a étudié ces tentatives dans son ouvrage "Sémiotique et philosophie du langage". Il pense clairement que ce jeu de renvois de mot à mot ne crée aucun sens. Si l'on injecte pas à un moment ou à un autre du sens sur certains mots, on tourne en rond. Admettez que vous ayez un dictionnaire d'un dialecte martien. Vous n'y comprendrez rien si vous n'injectez pas de la signification quelque part, en partagent quelques jours la vie des martiens, ou en sachant que tel mot correspond à tel sens dans votre langue.
Q Pour vous, le sens est une pure création de l'esprit humain. S'il ne peut exister ailleurs, notamment dans les machines ne vaut-il pas mieux arrèter toutes les recherches en intelligence artificielle ?
J A . Non, il faut absolument poursuivre les travaux pour tenter de voir clair dans cette affaire. Actuellement aucune théorie, aucune expérience ne permet de conclure. Dans ces conditions les gens se battent sur leurs croyances, même s'ils ne veulent pas admettre que c'est au niveau de la croyance que cela se passe. Mais c'est là que la quète devient passionnante.
Honnètement, je pense que l'on restera dans l'ambiguité. On aura des exemples, comme des ordinateurs champions d'échecs qui feront dire aux optimistes "vous voyez on va y arriver", mais il restera suffisamment de trous, de zones d'ombre pour que les pessimistes puisse tendre des pièges à l'intelligence des ordinateurs.
Le sens est une espèce de mur dressé sur la route de l'informatique.
C'est peut-être le mur du son, et alors on le passera, c'est peut-être celui de la lumière, pour l'heure ionfranchissable. Peut-être aussi approchera-t-on de ce mur à 99,9 % et il ne restera que quelques poèmes de Rimbaud que l'on ne pourra pas traduire automatiquement en japonais ou alors la plupart des choses complexes resteront inaccessibles aux machines.
Q Dans un domaine précis, comme celui de la traduction, pourra-t-on aller plus loin ?
J A : Il existe de nombreux cas ou l'on peut traduire sans comprendre, c'est une chance. Mais un bon traducteur perçoit le sens d'un texte et dit ce sens dans un autre langue. La bonne traduction est celle qui conserve le sens et les images, pas les structures de la phrase. Alors que faire face à une expression du type "Paul ferme la porte", qui possède déjà trois sens : la fermeture de la porte par Paul, un ordre de fermer la porte, ou d'un Paul qui porterait fermement quelqu'un ?
Quand de Gaulle dit à Alger "Je vous ai compris", on ne sait pas vraiment ce qu'il a voulu dire, et pourtant cela se traduit très facilement pour un ordinateur.
Ou bien l'ordinateur ne pourra jamais faire tout ce que nous faisons, ou bien il y parviendra, et alors le sens est une illusion. C'est imparable. En attendant, les gens choisissent leur camp, en fonctions de leurs croyances.
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lundi 28 janvier 2008
Neurones et ordinateurs : contact
1994
Fig Mag
Sous la binoculaire, on le voit très bien. Bien à l'abri, le petit neurone de sangsue baigne dans son jus physiologique, apparemment en bon état. Et on aperçoit même quelques dendrites, les ramifications qui multiplient les contacts avec une sorte de plaque.
Ce support, dans quelques secondes va "bavarder" avec le neurone. Car cette surface aux dessins géométriques n'est rien d'autre qu'un circuit intégré, une "puce" de silicium. Le neurone vivant, en contact avec ce circuit, soumis à un petit champ électrique de quelques volts que lui impose le morceau d'ordinateur va "réagir".
Inversement, une petite électrode que l'on descend lentement à l'aide d'un micromanipulateur contrôlé par ordinateur va délicatement venir "piquer" le dos du neurone. Pour lui injecter un ordre électrique. La cellule, qui sert normalement à ordonner la motricité chez la sangsue, va réagir et son signal électrique sera détecté par le composant électronique sur lequel elle gît, enregistré sur ordinateur.
Une première forme de communication entre les deux formes de traitement de l'information existant sur cette planète, le vivant et l'électronique, vient d'avoir lieu...
C'est là que le vertige s'immisce dans les quelques milliards de neurones qui sont votre propre cerveau. Ce minuscule bricolage de 5 millième de millimètre est-il le premier pas vers un ordinateur biologique? Direction un cerveau artificiel, que l'on pourrait construire avec des neurones naturels, capable de se greffer sur des réseaux électroniques ? Au moins la solution aux pertes de vision, d'audition, à certaines dégénérescence du cerveau, puisqu'on pourrait "brancher" des prothèses électroniques sur notre matière grise...
Le laboratoire bien propret du Pr Fromherz, à Munich serait alors la crèche de Sapiens bionique et la nursery des ordinateurs biologiques
Eclat de rire du dit professeur.
"Je ne suis pas le Dr Frankenstein (vérif). On est à des années lumière de cela, de ce genre de délire. Mais c'est vrai que ce serait un rêve formidable. Non. Pour l'instant nous tentons de jeter les fondations d'une nouvelle physique, aux frontières de l'inanimé et du vivant". Peter Fromherz, physicien et créateur du laboratoire de biophysique de l'Institut Max Planck de Martinsried, dans les environs de Munich, n'est pas encore totalement épuisé de cette question, que pourtant chaque visiteur doit lui asséner depuis qu'il a décidé de travailler sur la "communication" entre les cellules vivantes et les circuits électroniques : un ordinateur fabriqué avec des neurones, c'est pour quand ?
"Notre travail est plus général, plus fondamental que cela. Nous essayons de comprendre comment fonctionne un neurone, et surtout sa membrane, comment on peut l'étudier à l'aide d'outils électroniques. Aujourd'hui, nous savons déjà un peu comment se comporte le signal électro-chimique qui parcourt la cellule lorsqu'elle transmet une information. Demain nous espérons observer par exemple comment deux neurones bavardent entre eux, comment ils échangent grâce à leurs synapses".
On peut s'obstiner à rêver. L'équipe de Fromherz a bien trouvé un moyen de communiquer, de donner et de recevoir l'information émise par un morceau de vivant. Et ouvert une brèche quant à la recherche sur les cellules nerveuses et leurs modes de fonctionnement.
L'envie de bavarder avec les cellules nerveuses n'est pas neuve. Déjà, à la fin du 18-ème siècle, Luigi Galvani et Alessandro Volta le faisaient à leur manière, en appliquant des électrodes sur les muscles et les systèmes nerveux d'animaux.
Ils eurent de nombreux successeurs expérimentateurs. Mais toujours, le contact se faisait au moyen d'une électrode métallique, qui en fait injecte un courant et finit par endommager les cellules nerveuses. Surtout, il ne s'agit pas là d'une communication, mais d'un forçage comparable à l'effet d'une bombe électrique.
"Nous veillons bien à ne pas attaquer le neurone avec du courant, ce qui lui est fatal. Pour communiquer nous lui appliquons une tension, à une micro-distance, et cela provoque une polarisation de sa membrane, une sorte d'induction du signal électrique dans le neurone" ajoute Martin Jenkner, l'un des étudiants qui prépare sa thèse au laboratoire de Fromherz.
Actuellement, sur les composants électroniques fabriqués dans la salle blanche du laboratoire, il y a place pour 16 contacts avec un neurone, qui une fois installé sur sa grille électronique, se comporte comme un transistor à effet de champ.
"Nous sommes en train de développer un composant électronique de 2024 transistors avec Siemens, sur lequel nous pourrons faire pousser des réseaux de neurone, et aussi tester le fonctionnement de minces couches de cerveau de rat", précise le jeune chercheur.
Ce sera un pas de géant.
Les neurones de sangsues ou de limaces, choisis pour leur facilité de manipulation et leur robustesse (ils survivent jusqu'à deux semaines dans ces conditions difficiles) sont aussi à la demande, génétiquement "manipulés" pour présenter des caractéristiques qui avantagent les chercheurs. Les chercheurs ont aussi appris à les faire pousser"sur les puces de silicium, en enduisant l'électronique de substances attractives, comme la laminine, qui encourage les neurones à rechercher le contact avec le support, aux endroits adéquats.
"Les questions qui surgissent sont nombreuses. Les plus simples sont de savoir si dans un réseau de quelques neurones, les cellules font la somme algébrique des signaux qu'elles transmettent ou si leur traitement du signal est pus complexe que cela. Les plus ambitieuses seraient d'arriver à faire croître sur des puces de silicium comportants de milliers de transistors quelques dizaines de milliers de neurones. Nous aurions alors, peut-être, une possibilité d'explorer ce qui se passe dans les colonnes, les ensembles de neurones de nos cerveau qui constituent les plus petits groupes associés aux fonctions du cortex", précise Fromherz.
Imaginons le pire. Que l'ordinateur "biologique", dont les composants ne seraient plus seulement électroniques, mais en partie vivants, nous fasse encore attendre un peu.
D'ici là, par contre, les premières applications de composants bio-électroniques pourraient venir compléter les technologies des bio-capteurs, pour en faire exploser le nombre d'applications.
Un tel bio-capteur serait un espion parfait du monde chimique. Un traître capable de déceler la présence, en infimes quantités, de substances importantes comme le glucose, les ions sodium ou l'oxygène. Une sorte de papille gustative artificielle, capable de goûter des substances que nos sens grossiers ne savent pas déceler. L'intérêt ? Suivre pas à pas l'évolution biochimique d'un milieu, que ce soit à l'intérieur d'un organe du corps humain, ou dans une cuve de fermentation destinée à produire des substances pharmaceutiques par génie génétique.
Précisément, les bio-capteurs aujourd'hui disponibles dans les laboratoires ne sont pas assez rapides, peu sensibles, et relativement peu fiables. Et plus d'une douzaine de firmes son engagés dans une compétition internationale au couteau, dont l'enjeu est la mise au point d'une génération de capteurs vraiment efficaces.
Ce serait là une évolution majeure : à base de structures métalliques (oxydes d'aluminium) et de membranes de polymères (plastiques), de tels capteurs pourraient recouvrir les parois des puits pour veiller de façon permanente à la qualité de l'eau, dans les nappes phréatiques. Installées dans le sous-sol et reliées à des ordinateurs, ces sentinelles détecteraient immédiatement toute infiltration de substances toxiques. En recherche, les applications potentielles sont légions, comme la détection des neurotransmetteurs qui agissent entre terminaisons nerveuses.
Et parmi les retombées médicales, l'une des plus cruciales serait le contrôle en temps réel du taux de glucose dans le sang. Installés dans les vaisseaux sanguins, ils offriraient à des diabétiques de réguler leur taux de sucre en déclenchant l'injection à la demande d'insuline dans leur organisme, au moyen de micro-pompes. Les industriels ne sont pas les derniers intéressés. Une bonne part de l'efficacité des productions biotechnologiques repose sur la capacité à contrôler les réactions de fermentation dans les grandes cuves industrielles, tâche qui pourrait être confiée avec une grande efficacité à des membranes capables de détecter des substances déterminées avec une précision micrométrique.
Dans l'environnement, il serait encore possible de détecter immédiatement, dans les champs, toute concentration excessive de pesticides ou d'engrais. Bref, partout où il est devenu crucial de pister des quantités infinitésimales de produits actifs, les "bio-capteurs" sont promis à une développement comparable à celui des composants électroniques.
En attendant, bien entendu, de pouvoir relier un ordinateur à nos cerveaux par un cordon ombilical électrique. Histoire d'y injecter en quelques secondes les vingt volumes de l'encyclopédie universelle !
Fig Mag
Sous la binoculaire, on le voit très bien. Bien à l'abri, le petit neurone de sangsue baigne dans son jus physiologique, apparemment en bon état. Et on aperçoit même quelques dendrites, les ramifications qui multiplient les contacts avec une sorte de plaque.
Ce support, dans quelques secondes va "bavarder" avec le neurone. Car cette surface aux dessins géométriques n'est rien d'autre qu'un circuit intégré, une "puce" de silicium. Le neurone vivant, en contact avec ce circuit, soumis à un petit champ électrique de quelques volts que lui impose le morceau d'ordinateur va "réagir".
Inversement, une petite électrode que l'on descend lentement à l'aide d'un micromanipulateur contrôlé par ordinateur va délicatement venir "piquer" le dos du neurone. Pour lui injecter un ordre électrique. La cellule, qui sert normalement à ordonner la motricité chez la sangsue, va réagir et son signal électrique sera détecté par le composant électronique sur lequel elle gît, enregistré sur ordinateur.
Une première forme de communication entre les deux formes de traitement de l'information existant sur cette planète, le vivant et l'électronique, vient d'avoir lieu...
C'est là que le vertige s'immisce dans les quelques milliards de neurones qui sont votre propre cerveau. Ce minuscule bricolage de 5 millième de millimètre est-il le premier pas vers un ordinateur biologique? Direction un cerveau artificiel, que l'on pourrait construire avec des neurones naturels, capable de se greffer sur des réseaux électroniques ? Au moins la solution aux pertes de vision, d'audition, à certaines dégénérescence du cerveau, puisqu'on pourrait "brancher" des prothèses électroniques sur notre matière grise...
Le laboratoire bien propret du Pr Fromherz, à Munich serait alors la crèche de Sapiens bionique et la nursery des ordinateurs biologiques
Eclat de rire du dit professeur.
"Je ne suis pas le Dr Frankenstein (vérif). On est à des années lumière de cela, de ce genre de délire. Mais c'est vrai que ce serait un rêve formidable. Non. Pour l'instant nous tentons de jeter les fondations d'une nouvelle physique, aux frontières de l'inanimé et du vivant". Peter Fromherz, physicien et créateur du laboratoire de biophysique de l'Institut Max Planck de Martinsried, dans les environs de Munich, n'est pas encore totalement épuisé de cette question, que pourtant chaque visiteur doit lui asséner depuis qu'il a décidé de travailler sur la "communication" entre les cellules vivantes et les circuits électroniques : un ordinateur fabriqué avec des neurones, c'est pour quand ?
"Notre travail est plus général, plus fondamental que cela. Nous essayons de comprendre comment fonctionne un neurone, et surtout sa membrane, comment on peut l'étudier à l'aide d'outils électroniques. Aujourd'hui, nous savons déjà un peu comment se comporte le signal électro-chimique qui parcourt la cellule lorsqu'elle transmet une information. Demain nous espérons observer par exemple comment deux neurones bavardent entre eux, comment ils échangent grâce à leurs synapses".
On peut s'obstiner à rêver. L'équipe de Fromherz a bien trouvé un moyen de communiquer, de donner et de recevoir l'information émise par un morceau de vivant. Et ouvert une brèche quant à la recherche sur les cellules nerveuses et leurs modes de fonctionnement.
L'envie de bavarder avec les cellules nerveuses n'est pas neuve. Déjà, à la fin du 18-ème siècle, Luigi Galvani et Alessandro Volta le faisaient à leur manière, en appliquant des électrodes sur les muscles et les systèmes nerveux d'animaux.
Ils eurent de nombreux successeurs expérimentateurs. Mais toujours, le contact se faisait au moyen d'une électrode métallique, qui en fait injecte un courant et finit par endommager les cellules nerveuses. Surtout, il ne s'agit pas là d'une communication, mais d'un forçage comparable à l'effet d'une bombe électrique.
"Nous veillons bien à ne pas attaquer le neurone avec du courant, ce qui lui est fatal. Pour communiquer nous lui appliquons une tension, à une micro-distance, et cela provoque une polarisation de sa membrane, une sorte d'induction du signal électrique dans le neurone" ajoute Martin Jenkner, l'un des étudiants qui prépare sa thèse au laboratoire de Fromherz.
Actuellement, sur les composants électroniques fabriqués dans la salle blanche du laboratoire, il y a place pour 16 contacts avec un neurone, qui une fois installé sur sa grille électronique, se comporte comme un transistor à effet de champ.
"Nous sommes en train de développer un composant électronique de 2024 transistors avec Siemens, sur lequel nous pourrons faire pousser des réseaux de neurone, et aussi tester le fonctionnement de minces couches de cerveau de rat", précise le jeune chercheur.
Ce sera un pas de géant.
Les neurones de sangsues ou de limaces, choisis pour leur facilité de manipulation et leur robustesse (ils survivent jusqu'à deux semaines dans ces conditions difficiles) sont aussi à la demande, génétiquement "manipulés" pour présenter des caractéristiques qui avantagent les chercheurs. Les chercheurs ont aussi appris à les faire pousser"sur les puces de silicium, en enduisant l'électronique de substances attractives, comme la laminine, qui encourage les neurones à rechercher le contact avec le support, aux endroits adéquats.
"Les questions qui surgissent sont nombreuses. Les plus simples sont de savoir si dans un réseau de quelques neurones, les cellules font la somme algébrique des signaux qu'elles transmettent ou si leur traitement du signal est pus complexe que cela. Les plus ambitieuses seraient d'arriver à faire croître sur des puces de silicium comportants de milliers de transistors quelques dizaines de milliers de neurones. Nous aurions alors, peut-être, une possibilité d'explorer ce qui se passe dans les colonnes, les ensembles de neurones de nos cerveau qui constituent les plus petits groupes associés aux fonctions du cortex", précise Fromherz.
Imaginons le pire. Que l'ordinateur "biologique", dont les composants ne seraient plus seulement électroniques, mais en partie vivants, nous fasse encore attendre un peu.
D'ici là, par contre, les premières applications de composants bio-électroniques pourraient venir compléter les technologies des bio-capteurs, pour en faire exploser le nombre d'applications.
Un tel bio-capteur serait un espion parfait du monde chimique. Un traître capable de déceler la présence, en infimes quantités, de substances importantes comme le glucose, les ions sodium ou l'oxygène. Une sorte de papille gustative artificielle, capable de goûter des substances que nos sens grossiers ne savent pas déceler. L'intérêt ? Suivre pas à pas l'évolution biochimique d'un milieu, que ce soit à l'intérieur d'un organe du corps humain, ou dans une cuve de fermentation destinée à produire des substances pharmaceutiques par génie génétique.
Précisément, les bio-capteurs aujourd'hui disponibles dans les laboratoires ne sont pas assez rapides, peu sensibles, et relativement peu fiables. Et plus d'une douzaine de firmes son engagés dans une compétition internationale au couteau, dont l'enjeu est la mise au point d'une génération de capteurs vraiment efficaces.
Ce serait là une évolution majeure : à base de structures métalliques (oxydes d'aluminium) et de membranes de polymères (plastiques), de tels capteurs pourraient recouvrir les parois des puits pour veiller de façon permanente à la qualité de l'eau, dans les nappes phréatiques. Installées dans le sous-sol et reliées à des ordinateurs, ces sentinelles détecteraient immédiatement toute infiltration de substances toxiques. En recherche, les applications potentielles sont légions, comme la détection des neurotransmetteurs qui agissent entre terminaisons nerveuses.
Et parmi les retombées médicales, l'une des plus cruciales serait le contrôle en temps réel du taux de glucose dans le sang. Installés dans les vaisseaux sanguins, ils offriraient à des diabétiques de réguler leur taux de sucre en déclenchant l'injection à la demande d'insuline dans leur organisme, au moyen de micro-pompes. Les industriels ne sont pas les derniers intéressés. Une bonne part de l'efficacité des productions biotechnologiques repose sur la capacité à contrôler les réactions de fermentation dans les grandes cuves industrielles, tâche qui pourrait être confiée avec une grande efficacité à des membranes capables de détecter des substances déterminées avec une précision micrométrique.
Dans l'environnement, il serait encore possible de détecter immédiatement, dans les champs, toute concentration excessive de pesticides ou d'engrais. Bref, partout où il est devenu crucial de pister des quantités infinitésimales de produits actifs, les "bio-capteurs" sont promis à une développement comparable à celui des composants électroniques.
En attendant, bien entendu, de pouvoir relier un ordinateur à nos cerveaux par un cordon ombilical électrique. Histoire d'y injecter en quelques secondes les vingt volumes de l'encyclopédie universelle !
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vendredi 25 janvier 2008
Les dessous du yoga
Ca m'intéresse 1991
Le yoga, c'est quoi ? Si vous posez la question à un médecin qui pratique cette vieille technique indienne, vous n'obtiendrez pas la même réponse que si vous allez consulter un guru dans son ashram des contreforts de l'Himalaya. "Le yoga c'est une discipline en action", dit la Bhagavad Gita, l'un des plus importants textes de la philosophie indienne. Et le sage Patanjali, qui rédigea voici 2.000 ans les principaux écrits du yoga, en parle comme d'une "science du mental". "Pour ma part, je dirai que c'est une hygiène corporelle, qui peut devenir une hygiène de vie et une hygiène mentale", explique Isabelle Brachet, docteur en médecine, spécialiste de psychiatrie, pratiquante de yoga.
Autant dire qu'aujourd'hui le yoga, c'est une sorte d'auberge espagnole. "Chacun peut y apporter ce qu'il veut, en fonction de sa manière d'être et de vivre, mais il est rare, pour ceux qui s'y intéressent, qu'on ne modifie pas un tant soit peu sa façon de voir les choses de la vie", explique Isabelle Morin-Larbey, enseignante membre de l'Ecole Français du Yoga.
Ceci explique peut-être cela, à savoir l'étonnante vitalité de cette science et technique de la sagesse et de la souplesse. Pourtant, il y a de quoi s'étonner. De méprisé, ignoré au siècle dernier, le yoga a déferlé sur les civilisations occidentales au cour de la deuxième moitié de ce siècle seulement, mettant à profit la facilité croissante de voyage des maîtres et disciples, et le goût occidental pour le mystique abordable à travers des recettes. C'est tout l'avantage du yoga. Une technique qui met relativement facilement sur la voie de la Pensée, de la Recherche. Facilité et signes extérieurs des positions yogi ont fait de cet art antique un label, une marque de fabrique pour "soixante-huitards" et autres routards en quête de marginalité reconnue. Un piège ? Nombreux sont ceux qui ont pensé qu'avec son goût pour le folklore des ashrams, et les marques d'obédience à des divinités comme Krishna, la méditante pratique ne passerait pas le cap des années 80. Erreur. Le yoga est toujours là. Mais cette fois accepté, digéré, banalisé par un Occident qui y puise ce qu'il veut.
"La vitalité, elle se comprend surtout quand on sait que le yoga peut très bien s'adapter à la façon de vivre de chacun, et qu'il répond très bien aux problèmes majeurs de la société, qui sont à la fois le stress, la fatigue, la course, et pour certains la recherche de vraies valeurs, au lieu de la course à la consommation...", précise une pratiquante.
"C'est normal que la yoga soit fort et toujours présent, puisque c'est une pratique authentique, qui ne date pas d'hier", explique le guru Maesh.
Et puis, à côté du grand déferlement actuel de dizaines de techniques "New Age", qui proposent à tous de se reconcilier avec le "Grand Tout", de faire corps avec l'Univers, il y a probablement place pour une technique qui propose cela depuis plusieurs millénaires, et puise une légitimité dans la pratique quotidienne de millions d'Indiens.
Et puis le yoga, c'est une fantastique porte ouverte. En entamant sa première "salutation au Soleil", le disciple vit un instant magique celui ou il se penche avec son corps tout entier sur des millénaires de pensée et de réflexion spirituelle de l'une des plus ancienne civilisations du monde. Un sacré voyage, tout de même, qu'une plongée aussi facile vers un univers ou les questions les plus angoissantes de l'existence ont été résolues...
"C'est dans le combat que réside la connaissance. La douleur est ton maître, et c'est d'elle que surgit la lumière", ponctue Bellur Krishnamachar Sundaraya Iyengar. Cet homme de 73 ans se plie en deux comme une couleuvre, sous nos yeux, raconte comment il a enseigné le yoga au violoniste Yehudi Menuhin, à Aldous Huxley et à feu la reine Elisabeth de Belgique. Iyengar est le maître de l'institut de Pooma, à 200 kilomètres de Bombay. Son "Yogashala", lieu ou il enseigne sa connaissance du chemin à ses disciples, est bondé. On vient du monde entier pour se frotter à lui, à sa technique, à sa vision. Pour apprendre les Voies.
"Si tu veux avoir un contenant, il te faut un bon sol, si tu veux accrocher ta chemise, un cintre. Le yoga est une base qui te permettra d'aller loin sur le chemin que tu choisis", commente le "guruji" (cher maître), qui n'hésite pas au passage à envoyer un coup de pied aux élèves distraits de son ashram, à ceux n'équilibrent pas bien les énergies dans leur corps au supplice. Son attention est partout, sa voix aussi, qui transporte les disciples vers l'horizon de la méditation. Un instant de pitié pour ces corps au martyr. Le yoga est-il vraiment compatible avec l'anatomie d'un occidental. Certaines postures paraissent tellement "extrèmes". "Ce n'est pas un problème, le yoga est universel, pour tous", laisse tomber Iyengar.
Le terme de yoga vient de la racine sanskrite Yuj, qui signifie lier, unir, diriger son attention, utiliser, mais aussi communion. "C'est l'union même de notre volonté avec celle de Dieu", poursuit Iyengar. Tous les pouvoirs du corps, de l'esprit et de l'âme doivent être soumis à Dieu. En schématisant, les hindous pensent que tout est imprégné par l'Esprit Suprême Universel (Paratma, Dieu) dont le jivatma (esprit individuel) de chacun est une partie. La manière de créer l'union, d'unir le jivatma de tous, de le mettre en communion avec le Parata et permettre la libération (Moska) c'est le yoga. C'est le moyen, par la peine et la souffrance, de devenir un Yukta (celui qui est en communion avec Dieu). Le yoga permet par différentes voies d'atteindre cet état, en maîtrisant l'esprit, l'intelligence et le soi, de les libérer du désir et de l'effervescence. C'est le plus grand des trésors, la joie éternelle, selon la Bhagavad Gita. Ces efforts de l'homme pour se réunir à Dieu (c'est vrai pour le ,boudhisme, le tantrisme et l'hindouisme) ont plusieurs aspects. Il y a donc plusieurs yogas, comme le Karma Yoga (yoga de l'action, des gestes quotidiens, du travail), le Yoga Marga (yoga de la méditation), ou connu chez nous sous le terme générique de yoga, Hatha Yoga (hatha pour force, effort soutenu).
Yoga a depuis fort longtemps fasciné les voisins de l'Inde. Dont les Arabes, qui mentionnent le yoga dans des textes datant du 2-ème siècle après Jésus-Christ. Très rapidement aussi, ces techniques ont été assimilées au "folklore" local, notamment sous la colonisation britannique. Les exploits des yogis et des bonzes ont été assimilés aux "trucs" des fakirs et autres magiciens, auxquels les Européens accordaient facilement crédit. Bien peu d'officiers ou de négociants de l'Empire Britannique se sont alors laissés tenter par cheminement spirituel au sein des ashrams. Il faut se souvenir que les pratiques religieuses des indigènes étaient considérées avec dégoût, les rites funéraires de crémation ou d'abandon aux fleuves, les pratiques orgiaques de quelques sectes, les sacrifices humains étant rapportés, amplifiés et confondus pêle-mêle dans l'esprits des colons. Les yogis, parfois constitués en bandes armées, pour défendre leurs ashrams contre les musulmans n'étaient en outre pas vraiment bien vus par les Britanniques chargés de maintenir un semblant d'ordre dans ces contrées "sauvages". Ce n'est que vers la fin du dix-neuvième siècle que peu à peu, un nombre significatif d'informations vont transpirer, esquissant un profil plus précis et réaliste de la quête spirituelle des hindous.
Pour les occidentaux, la subtile réalité de la pensée indienne a brutalement surgi dans le panorama vers les années 1940, à travers les travaux de quelques chercheurs, et les interrogations de Georges Dumezil, Max Müller ou Mircea Eliade. Identifié, la pensée religieuse indienne a été utilisée et "récupéré" dans les années 60. Avec l'apothéose bien connue de 1968, et la période hippie où les thèmes mystiques indiens transportèrent des troupes d'Occidentaux vers la quête spirituelle. Cliché historique, le chemin de Katmandou que prirent alors bon nombre de vedettes, d'intellectuels et de jeunes. D'autres semaient des ashrams, lieux de vie et de méditation dans nos campagnes, qui en Auvergne, qui en Haute-Provence.
Les choses ont changé. Krishna ne fait plus guerre recette de ce côté de l'Euphrate, et le yoga se pratique désormais aussi au Club Méditerrannée, entre 17 et 19h00, entre le ski nautique et l'apéro-spectacle du soir. Ils sont plusieurs centaines de milliers, comme à la Fédération Française du Yoga, à pratiquer régulièrement dans des cours, sans guru, comme d'autres font de la danse ou de l'aviron. Font-ils fausse route ? Sont-ils hors de l'authentique Voie ? La spiritualité, la recherche de la communion avec le Grand Tout est-elle indispensable à la pratique du yoga ?
"Pas du tout", estime Ysé Masquelier, la présidente française de la Fédération Nationale des Enseignants du Yoga. "On peut pratiquer le yoga comme une détente, acquérir par une série d'exercices une unification de la personnalité sur le plan physique, affectif et mental". A condition de ne pas en demander trop à cette pratique "légère" et purement physique. Si l'on veut aller plus loin et rejoindre les Sentiers, c'est à un véritable travail sur soi auquel il faudra se livrer.
"En Occident, de nombreuses personnes se tournent vers le yoga comme vers une gymnastique. Et en effet les asanas (postures) calment, détendent, les dos se redressent, les attitudes deviennent plus libres, les sentiments plus sereins et les idées claires. Mais il faut bien constater que l'Européen normal est radicalement différent de l'Hindou, ce qui explique bien des échecs, allant parfois jusqu'au désespoir de disciples ayant voulu aller trop loin dans la Recherche", note Arnaud Desjardins, auteur de "Yoga et Spiritualité (Ed La Table Ronde).
Desjardins, célèbre porte-parole du yoga en France, met en garde les esprits européens contre les abîmes qui peuvent s'ouvrir sous les pas de ceux qui en demandent trop à une quête spirituelle pour laquelle ils sont mal préparés.
Car paradoxalement l'Illumination se recoit, elle ne se gagne pas. Il faut se mettre en position d'être prèt, à travers la pratique yoga, mais il n'y a pas de logique. Ce n'est pas parce que l'on a souffert, martyrisé son corps dans des asanas extrèmes, médité, que la récompense tombe comme un fruit mur. Il faut aller plus loin, se donner, se déstabiliser intellectuellement, au risque de ne jamais connaître l'état magique. Se livrer totalement, s'abandonner sans être certain d'être payé de retour. "Un voyage qu'un Occidental accepte difficilement", estime Desjardins.
C'est pourquoi, plus mystique que l'association d'Ysé Masquelier, la Fédération Française de Hatha Yoga fondée par Sri Mahesh, un indien installé en France depuis une trentaine d'année s'insurge contre la consommation du yoga à l'occidentale. On y considère qu'apprendre le yoga à d'autres fins que la réalisation d'un voyage spirituel est un appauvrissement. Le maître s'oppose également à la publication d'ouvrages techniques sur le sujet (leurs fins sont commerciales, ce qui une contradiction avec la philosophie de la discipline), estimant que rien ne peut remplacer la relation guru-disciple, ou maître-élève, et l'enseignement oral.
Faux débat ? Dans le duel yoga-gym ou yoga-voie spirituelle, on tourne un peu en rond. Mais a regarder les pratiques en Inde, on s'aperçoit que souvent le yoga est d'abord une pratique physique et devient une quête spirituelle plus tard. Pourquoi n'en serait-il pas de même en Europe, même s'il est vrai que nous ne baignons pas dans le même océan de spiritualité ? Une autre manière de faire la part des choses est de déterminer s'il vous faut un guru. Si les choses sont claires en Inde, où le disciple (aussi appelé religieux) doit se remettre totalement entre les mains d'un guru qu'il s'est choisi, chez nous, cela se complique. "Pour notre part, nous recommandons aux gens d'être vigilants, car il est vrai qu'une relation très intime avec un enseignant peut dériver vers la domination si celui-ci est animé de mauvaises intentions", explique un professeur. Comment reconnaître un professeur d'un maître, et un vrai guru d'un faux ? C'est tout le problème. "Il faut laisser parler son coeur", estime Sri Mahesh. "Peut-être faudrait-il un cadre règlementaire pour la profession d'enseignant du yoga", se risque un enseignant indépendant.
Il faut savoir qu'aujourd'hui, n'importe qui peut lire quelques livres, suivre des cours, passer quelques semaines en Inde et visser sur sa porte une plaque de professeur de yoga. Le tarif est de 50 francs l'heure. Imposteurs ?
Rassurons-nous, ce phénomène est universel. Car si aux pieds de l'Himalaya la tradition impose le guru, (de gu- qui signifie ténèbres et -ru, lumière) qu'il faut chercher activement, trouver, ce n'est pas simple non plus. Et les faux prophètes sont légions... même au pays des Dieux.
Vigilance donc. Surtout que l'influence d'un maître peut être très grande, notamment au moment du passage à la phase du Yoga Mantra. Une phrase, une formule, une prière que le guru confie à l'élève, et que celui-ci devra réciter pendant des années pour la faire pénétrer dans son être, à la faveur de la méditation et d'un état de transe. Le risque est réel de pratiquer, dans de mauvaises conditions, une suggestion détournée.
Il y a aussi le pranayama. Ces techniques respiratoires très poussées peuvent mener le disciple à un état d'hyper-ventilation, ou d'excès de dioxyde de carbone dans le sang qui le mettent dans des états secondaires dont les risques physiques ne sont pas absents. Et sa réceptivité au conditionnement accrue. On est loin de simples et inoffensives recettes de cuisine. Le yoga utilise de vrais leviers physiques et psychiques pour agir sur les équilibres et les mécanismes biologiques, et sa pratique demande certaines précautions. Sous peine de provoquer d'authentiques dégâts.
Arnaud Desjardins, bien que totalement conquis par la voie des yogis en avertissait déjà ses lecteurs dans les années 60. "Nous n'admettons pas l'exercice illégal de la médecine, les indiens n'admettent pas l'exercice illégal de la sagesse, car les techniques efficaces sont dangereuses. D'innombrables livres décrivent des exercices de yoga, mais la théorie livresque est une chose, la pratique une autre. Personne ne risque de se noyer en lisant à domicile des livres sur la natation, mais il est dangereux de nager dans les remous et les courants, et il est dangereux de jouer avec son mental, avec son corps, ses émotions, et les révélations de son inconscient".
Indubitablement actif, le yoga a donné naissance à quantités de dérivés, qui contournent l'obstacle du débat spirituel.
La méditation transcendantale, la sophrologie, la relaxation respiratoire, le stretching en sont quelques exemples. La thérapie médicale par le yoga, pour sa part, se fonde sur la philosophie indienne, qui définit cinq "enveloppes" dont le physique constitue la première. Viennent ensuite le corps vital, le mental, l'intelligence supérieure et la béatitude. Dans ce cadre, la maladie est un court-circuit, une sorte de déséquilibre entre les trois premiers niveaux. "Les asanas détendent, tonifient les muscles et massent les organes internes, le pranayama ralentit le rythme respiratoire et régule le flux du prana (énergie vitale), la relaxation et la méditation tendent à apaiser le mental et le travail sur les émotions guérit l'esprit", explique le Dr Robin Monro, responsable d'un centre de recherche sur le yoga à Cambridge en Grande-Bretagne, auteur de "Le Yoga pour mieux vivre" (Ed Robert Laffont). Dans cet ouvrage, le biologiste propose toute une série d'asanas pour quantités de troubles. Une démarche qui irrite passablement les puristes. "Si vous considérez le yoga comme une simple thérapie, votre approche sera impropre, votre compréhension très partielle. Certes vos troubles peuvent régresser, et vous vous direz que le yoga est une médecine. Mais c'est faux, le yoga n'est pas une thérapie, il y a des limitations très précises", estime le Dr Gharoté, dans la revue de la Fédération Française de Hatha Yoga. Une manière d'enfoncer le clou de la spiritualité.
Dans cette querelle des anciens et des modernes, dans le choix entre yoga terre à terre et outils mystique, ce sera à chaque pratiquant de trouver sa Voie. Dans le calme et la sérénité.
Pierre Etévenon, l'homme éveille, Tchou,
les aveugles éblouis, Albin Michel
Bernard Auriol, Introduction aux méthodes de relaxation, Pricat
Mircéa Eliade, Le yoga, Payot
Arnaud Desjardins, Yoga et spiritualité, Table Ronde
BKS Iyengar, yoga dipika, lumière sur le yoga, Buchet-Chastel
Dr Robin Monro, Le yoga pour mieux vivre, Laffont
Fédération Nationale des Enseignants de Yoga, 3 rue Aubriot 75004 Paris
Les pouvoirs du yoga (encadré) 1,5 flts
La kundalini, la "force cosmique" qu'éveille le yoga provoquerait des états "assimilables aux extases des mystiques chrétiens", indique Arnaud Desjardins. Perceptions lumineuses, éblouissements, phénomènes sonores, visions du passé et de l'avenir (siddhis), sont parmi les impressions que Desjardins assimile aux "états supérieurs de la conscience" et dont parlent de nombreux voyageurs qui sont partis au pays des gurus. Ils relatent des impressions de "mental qui cesse de fonctionner" (samadhis).
Reste à savoir comment le Hatha Yoga modifie le fonctionnement du corps. de nombreuses recherches ont été menées. Le Dr Bernard Auriol, auteur de l'"Introduction aux méthodes de relaxation" (Ed Privat), note que certains travaux ont montré une amélioration du rythme cardiaque, et de l'homéostasie (auto-régulation, comme celle de la température du corps) physique et psychologique. Ces phénomènes ont des correspondances dans bon nombre d'autres techniques, comme la "méditation transcendantale", note le Dr Bernard Auriol. Directement dérivée du mantra yoga (répétition d'une phrase chargée de sens), cette technique de méditation permet de réduire la consommation d'oxygène, de diminuer le métabolisme, et d'améliorer le passage de l'air dans les bronches. La respiration s'arrête carrément pendant les périodes vécues par le méditant comme de "pure conscience". Ce phénomène n'est pas expliqué, mais mettrait plus particulièrement en jeu un facteur hormonal au niveau de la régulation du transport de l'oxygène par les hématies dans le sang.
L'analyse des ondes électriques du cerveau (EEG) est évoqué comme "caractéristique d'un état qui n'est ni celui du sommeil, ni du rêve, ni de l'éveil". Une sorte de quatrième état de la conscience, qui s'accompagne de phénomènes endocriniens (diminution de sécrétions de substances urénales, et de catécholamines, et un abaissement à long terme du taux de cholestérol).
Physiquement, la pratique régulière du Hatha Yoga entraînerait une diminution de l'asthme, des troubles fonctionnels, de l'hypertension. Sans oublier l'assouplissement considérable du corps."Il vaut cependant mieux consulter un médecin avant de se mettre au yoga par motivation médicale", note Isabelle Brachet.
La pratique du Yoga (encadré)
Le yoga donne-t-il des résultats rapidement ? De nombreux témoignages mentionnent que c'est la cas, que l'on se sent mieux physiquement, au terme de quelques séances. Mais il y a aussi des réfractaires, qui n'éprouvent rien, sinon la douleur de leur raideur. A chacun d'essayer. Mais avant de parvenir, comme Jacques Mayol, plongeur instigateur du film le "Grand Bleu", à contrôler votre rythme cardiaque et votre concentration, il faudra de la pratique. Pour débuter, le plus simple est de vous adresser aux différentes fédérations et écoles qui fleurissent, en n'hésitant pas à changer si le type d'enseignement ne convient pas à votre démarche. En quelques questions, vous saurez rapidement si la tendance du cours est "gym" ou "mystique". A éviter : les cours trop nombreux (plus de 20), et les pratiques "sauvages" en appartement.
De nombreux livres proposent également des asanas, à exécuter tout seul chez soi. Pratiquement tous nos interlocuteurs déconseillent la pratique solitaire, chez soi, du yoga, qui prive du contact motivant des autres, et expose toujours à de mauvaises pratiques, voire des accidents.
Le yoga, c'est quoi ? Si vous posez la question à un médecin qui pratique cette vieille technique indienne, vous n'obtiendrez pas la même réponse que si vous allez consulter un guru dans son ashram des contreforts de l'Himalaya. "Le yoga c'est une discipline en action", dit la Bhagavad Gita, l'un des plus importants textes de la philosophie indienne. Et le sage Patanjali, qui rédigea voici 2.000 ans les principaux écrits du yoga, en parle comme d'une "science du mental". "Pour ma part, je dirai que c'est une hygiène corporelle, qui peut devenir une hygiène de vie et une hygiène mentale", explique Isabelle Brachet, docteur en médecine, spécialiste de psychiatrie, pratiquante de yoga.
Autant dire qu'aujourd'hui le yoga, c'est une sorte d'auberge espagnole. "Chacun peut y apporter ce qu'il veut, en fonction de sa manière d'être et de vivre, mais il est rare, pour ceux qui s'y intéressent, qu'on ne modifie pas un tant soit peu sa façon de voir les choses de la vie", explique Isabelle Morin-Larbey, enseignante membre de l'Ecole Français du Yoga.
Ceci explique peut-être cela, à savoir l'étonnante vitalité de cette science et technique de la sagesse et de la souplesse. Pourtant, il y a de quoi s'étonner. De méprisé, ignoré au siècle dernier, le yoga a déferlé sur les civilisations occidentales au cour de la deuxième moitié de ce siècle seulement, mettant à profit la facilité croissante de voyage des maîtres et disciples, et le goût occidental pour le mystique abordable à travers des recettes. C'est tout l'avantage du yoga. Une technique qui met relativement facilement sur la voie de la Pensée, de la Recherche. Facilité et signes extérieurs des positions yogi ont fait de cet art antique un label, une marque de fabrique pour "soixante-huitards" et autres routards en quête de marginalité reconnue. Un piège ? Nombreux sont ceux qui ont pensé qu'avec son goût pour le folklore des ashrams, et les marques d'obédience à des divinités comme Krishna, la méditante pratique ne passerait pas le cap des années 80. Erreur. Le yoga est toujours là. Mais cette fois accepté, digéré, banalisé par un Occident qui y puise ce qu'il veut.
"La vitalité, elle se comprend surtout quand on sait que le yoga peut très bien s'adapter à la façon de vivre de chacun, et qu'il répond très bien aux problèmes majeurs de la société, qui sont à la fois le stress, la fatigue, la course, et pour certains la recherche de vraies valeurs, au lieu de la course à la consommation...", précise une pratiquante.
"C'est normal que la yoga soit fort et toujours présent, puisque c'est une pratique authentique, qui ne date pas d'hier", explique le guru Maesh.
Et puis, à côté du grand déferlement actuel de dizaines de techniques "New Age", qui proposent à tous de se reconcilier avec le "Grand Tout", de faire corps avec l'Univers, il y a probablement place pour une technique qui propose cela depuis plusieurs millénaires, et puise une légitimité dans la pratique quotidienne de millions d'Indiens.
Et puis le yoga, c'est une fantastique porte ouverte. En entamant sa première "salutation au Soleil", le disciple vit un instant magique celui ou il se penche avec son corps tout entier sur des millénaires de pensée et de réflexion spirituelle de l'une des plus ancienne civilisations du monde. Un sacré voyage, tout de même, qu'une plongée aussi facile vers un univers ou les questions les plus angoissantes de l'existence ont été résolues...
"C'est dans le combat que réside la connaissance. La douleur est ton maître, et c'est d'elle que surgit la lumière", ponctue Bellur Krishnamachar Sundaraya Iyengar. Cet homme de 73 ans se plie en deux comme une couleuvre, sous nos yeux, raconte comment il a enseigné le yoga au violoniste Yehudi Menuhin, à Aldous Huxley et à feu la reine Elisabeth de Belgique. Iyengar est le maître de l'institut de Pooma, à 200 kilomètres de Bombay. Son "Yogashala", lieu ou il enseigne sa connaissance du chemin à ses disciples, est bondé. On vient du monde entier pour se frotter à lui, à sa technique, à sa vision. Pour apprendre les Voies.
"Si tu veux avoir un contenant, il te faut un bon sol, si tu veux accrocher ta chemise, un cintre. Le yoga est une base qui te permettra d'aller loin sur le chemin que tu choisis", commente le "guruji" (cher maître), qui n'hésite pas au passage à envoyer un coup de pied aux élèves distraits de son ashram, à ceux n'équilibrent pas bien les énergies dans leur corps au supplice. Son attention est partout, sa voix aussi, qui transporte les disciples vers l'horizon de la méditation. Un instant de pitié pour ces corps au martyr. Le yoga est-il vraiment compatible avec l'anatomie d'un occidental. Certaines postures paraissent tellement "extrèmes". "Ce n'est pas un problème, le yoga est universel, pour tous", laisse tomber Iyengar.
Le terme de yoga vient de la racine sanskrite Yuj, qui signifie lier, unir, diriger son attention, utiliser, mais aussi communion. "C'est l'union même de notre volonté avec celle de Dieu", poursuit Iyengar. Tous les pouvoirs du corps, de l'esprit et de l'âme doivent être soumis à Dieu. En schématisant, les hindous pensent que tout est imprégné par l'Esprit Suprême Universel (Paratma, Dieu) dont le jivatma (esprit individuel) de chacun est une partie. La manière de créer l'union, d'unir le jivatma de tous, de le mettre en communion avec le Parata et permettre la libération (Moska) c'est le yoga. C'est le moyen, par la peine et la souffrance, de devenir un Yukta (celui qui est en communion avec Dieu). Le yoga permet par différentes voies d'atteindre cet état, en maîtrisant l'esprit, l'intelligence et le soi, de les libérer du désir et de l'effervescence. C'est le plus grand des trésors, la joie éternelle, selon la Bhagavad Gita. Ces efforts de l'homme pour se réunir à Dieu (c'est vrai pour le ,boudhisme, le tantrisme et l'hindouisme) ont plusieurs aspects. Il y a donc plusieurs yogas, comme le Karma Yoga (yoga de l'action, des gestes quotidiens, du travail), le Yoga Marga (yoga de la méditation), ou connu chez nous sous le terme générique de yoga, Hatha Yoga (hatha pour force, effort soutenu).
Yoga a depuis fort longtemps fasciné les voisins de l'Inde. Dont les Arabes, qui mentionnent le yoga dans des textes datant du 2-ème siècle après Jésus-Christ. Très rapidement aussi, ces techniques ont été assimilées au "folklore" local, notamment sous la colonisation britannique. Les exploits des yogis et des bonzes ont été assimilés aux "trucs" des fakirs et autres magiciens, auxquels les Européens accordaient facilement crédit. Bien peu d'officiers ou de négociants de l'Empire Britannique se sont alors laissés tenter par cheminement spirituel au sein des ashrams. Il faut se souvenir que les pratiques religieuses des indigènes étaient considérées avec dégoût, les rites funéraires de crémation ou d'abandon aux fleuves, les pratiques orgiaques de quelques sectes, les sacrifices humains étant rapportés, amplifiés et confondus pêle-mêle dans l'esprits des colons. Les yogis, parfois constitués en bandes armées, pour défendre leurs ashrams contre les musulmans n'étaient en outre pas vraiment bien vus par les Britanniques chargés de maintenir un semblant d'ordre dans ces contrées "sauvages". Ce n'est que vers la fin du dix-neuvième siècle que peu à peu, un nombre significatif d'informations vont transpirer, esquissant un profil plus précis et réaliste de la quête spirituelle des hindous.
Pour les occidentaux, la subtile réalité de la pensée indienne a brutalement surgi dans le panorama vers les années 1940, à travers les travaux de quelques chercheurs, et les interrogations de Georges Dumezil, Max Müller ou Mircea Eliade. Identifié, la pensée religieuse indienne a été utilisée et "récupéré" dans les années 60. Avec l'apothéose bien connue de 1968, et la période hippie où les thèmes mystiques indiens transportèrent des troupes d'Occidentaux vers la quête spirituelle. Cliché historique, le chemin de Katmandou que prirent alors bon nombre de vedettes, d'intellectuels et de jeunes. D'autres semaient des ashrams, lieux de vie et de méditation dans nos campagnes, qui en Auvergne, qui en Haute-Provence.
Les choses ont changé. Krishna ne fait plus guerre recette de ce côté de l'Euphrate, et le yoga se pratique désormais aussi au Club Méditerrannée, entre 17 et 19h00, entre le ski nautique et l'apéro-spectacle du soir. Ils sont plusieurs centaines de milliers, comme à la Fédération Française du Yoga, à pratiquer régulièrement dans des cours, sans guru, comme d'autres font de la danse ou de l'aviron. Font-ils fausse route ? Sont-ils hors de l'authentique Voie ? La spiritualité, la recherche de la communion avec le Grand Tout est-elle indispensable à la pratique du yoga ?
"Pas du tout", estime Ysé Masquelier, la présidente française de la Fédération Nationale des Enseignants du Yoga. "On peut pratiquer le yoga comme une détente, acquérir par une série d'exercices une unification de la personnalité sur le plan physique, affectif et mental". A condition de ne pas en demander trop à cette pratique "légère" et purement physique. Si l'on veut aller plus loin et rejoindre les Sentiers, c'est à un véritable travail sur soi auquel il faudra se livrer.
"En Occident, de nombreuses personnes se tournent vers le yoga comme vers une gymnastique. Et en effet les asanas (postures) calment, détendent, les dos se redressent, les attitudes deviennent plus libres, les sentiments plus sereins et les idées claires. Mais il faut bien constater que l'Européen normal est radicalement différent de l'Hindou, ce qui explique bien des échecs, allant parfois jusqu'au désespoir de disciples ayant voulu aller trop loin dans la Recherche", note Arnaud Desjardins, auteur de "Yoga et Spiritualité (Ed La Table Ronde).
Desjardins, célèbre porte-parole du yoga en France, met en garde les esprits européens contre les abîmes qui peuvent s'ouvrir sous les pas de ceux qui en demandent trop à une quête spirituelle pour laquelle ils sont mal préparés.
Car paradoxalement l'Illumination se recoit, elle ne se gagne pas. Il faut se mettre en position d'être prèt, à travers la pratique yoga, mais il n'y a pas de logique. Ce n'est pas parce que l'on a souffert, martyrisé son corps dans des asanas extrèmes, médité, que la récompense tombe comme un fruit mur. Il faut aller plus loin, se donner, se déstabiliser intellectuellement, au risque de ne jamais connaître l'état magique. Se livrer totalement, s'abandonner sans être certain d'être payé de retour. "Un voyage qu'un Occidental accepte difficilement", estime Desjardins.
C'est pourquoi, plus mystique que l'association d'Ysé Masquelier, la Fédération Française de Hatha Yoga fondée par Sri Mahesh, un indien installé en France depuis une trentaine d'année s'insurge contre la consommation du yoga à l'occidentale. On y considère qu'apprendre le yoga à d'autres fins que la réalisation d'un voyage spirituel est un appauvrissement. Le maître s'oppose également à la publication d'ouvrages techniques sur le sujet (leurs fins sont commerciales, ce qui une contradiction avec la philosophie de la discipline), estimant que rien ne peut remplacer la relation guru-disciple, ou maître-élève, et l'enseignement oral.
Faux débat ? Dans le duel yoga-gym ou yoga-voie spirituelle, on tourne un peu en rond. Mais a regarder les pratiques en Inde, on s'aperçoit que souvent le yoga est d'abord une pratique physique et devient une quête spirituelle plus tard. Pourquoi n'en serait-il pas de même en Europe, même s'il est vrai que nous ne baignons pas dans le même océan de spiritualité ? Une autre manière de faire la part des choses est de déterminer s'il vous faut un guru. Si les choses sont claires en Inde, où le disciple (aussi appelé religieux) doit se remettre totalement entre les mains d'un guru qu'il s'est choisi, chez nous, cela se complique. "Pour notre part, nous recommandons aux gens d'être vigilants, car il est vrai qu'une relation très intime avec un enseignant peut dériver vers la domination si celui-ci est animé de mauvaises intentions", explique un professeur. Comment reconnaître un professeur d'un maître, et un vrai guru d'un faux ? C'est tout le problème. "Il faut laisser parler son coeur", estime Sri Mahesh. "Peut-être faudrait-il un cadre règlementaire pour la profession d'enseignant du yoga", se risque un enseignant indépendant.
Il faut savoir qu'aujourd'hui, n'importe qui peut lire quelques livres, suivre des cours, passer quelques semaines en Inde et visser sur sa porte une plaque de professeur de yoga. Le tarif est de 50 francs l'heure. Imposteurs ?
Rassurons-nous, ce phénomène est universel. Car si aux pieds de l'Himalaya la tradition impose le guru, (de gu- qui signifie ténèbres et -ru, lumière) qu'il faut chercher activement, trouver, ce n'est pas simple non plus. Et les faux prophètes sont légions... même au pays des Dieux.
Vigilance donc. Surtout que l'influence d'un maître peut être très grande, notamment au moment du passage à la phase du Yoga Mantra. Une phrase, une formule, une prière que le guru confie à l'élève, et que celui-ci devra réciter pendant des années pour la faire pénétrer dans son être, à la faveur de la méditation et d'un état de transe. Le risque est réel de pratiquer, dans de mauvaises conditions, une suggestion détournée.
Il y a aussi le pranayama. Ces techniques respiratoires très poussées peuvent mener le disciple à un état d'hyper-ventilation, ou d'excès de dioxyde de carbone dans le sang qui le mettent dans des états secondaires dont les risques physiques ne sont pas absents. Et sa réceptivité au conditionnement accrue. On est loin de simples et inoffensives recettes de cuisine. Le yoga utilise de vrais leviers physiques et psychiques pour agir sur les équilibres et les mécanismes biologiques, et sa pratique demande certaines précautions. Sous peine de provoquer d'authentiques dégâts.
Arnaud Desjardins, bien que totalement conquis par la voie des yogis en avertissait déjà ses lecteurs dans les années 60. "Nous n'admettons pas l'exercice illégal de la médecine, les indiens n'admettent pas l'exercice illégal de la sagesse, car les techniques efficaces sont dangereuses. D'innombrables livres décrivent des exercices de yoga, mais la théorie livresque est une chose, la pratique une autre. Personne ne risque de se noyer en lisant à domicile des livres sur la natation, mais il est dangereux de nager dans les remous et les courants, et il est dangereux de jouer avec son mental, avec son corps, ses émotions, et les révélations de son inconscient".
Indubitablement actif, le yoga a donné naissance à quantités de dérivés, qui contournent l'obstacle du débat spirituel.
La méditation transcendantale, la sophrologie, la relaxation respiratoire, le stretching en sont quelques exemples. La thérapie médicale par le yoga, pour sa part, se fonde sur la philosophie indienne, qui définit cinq "enveloppes" dont le physique constitue la première. Viennent ensuite le corps vital, le mental, l'intelligence supérieure et la béatitude. Dans ce cadre, la maladie est un court-circuit, une sorte de déséquilibre entre les trois premiers niveaux. "Les asanas détendent, tonifient les muscles et massent les organes internes, le pranayama ralentit le rythme respiratoire et régule le flux du prana (énergie vitale), la relaxation et la méditation tendent à apaiser le mental et le travail sur les émotions guérit l'esprit", explique le Dr Robin Monro, responsable d'un centre de recherche sur le yoga à Cambridge en Grande-Bretagne, auteur de "Le Yoga pour mieux vivre" (Ed Robert Laffont). Dans cet ouvrage, le biologiste propose toute une série d'asanas pour quantités de troubles. Une démarche qui irrite passablement les puristes. "Si vous considérez le yoga comme une simple thérapie, votre approche sera impropre, votre compréhension très partielle. Certes vos troubles peuvent régresser, et vous vous direz que le yoga est une médecine. Mais c'est faux, le yoga n'est pas une thérapie, il y a des limitations très précises", estime le Dr Gharoté, dans la revue de la Fédération Française de Hatha Yoga. Une manière d'enfoncer le clou de la spiritualité.
Dans cette querelle des anciens et des modernes, dans le choix entre yoga terre à terre et outils mystique, ce sera à chaque pratiquant de trouver sa Voie. Dans le calme et la sérénité.
Pierre Etévenon, l'homme éveille, Tchou,
les aveugles éblouis, Albin Michel
Bernard Auriol, Introduction aux méthodes de relaxation, Pricat
Mircéa Eliade, Le yoga, Payot
Arnaud Desjardins, Yoga et spiritualité, Table Ronde
BKS Iyengar, yoga dipika, lumière sur le yoga, Buchet-Chastel
Dr Robin Monro, Le yoga pour mieux vivre, Laffont
Fédération Nationale des Enseignants de Yoga, 3 rue Aubriot 75004 Paris
Les pouvoirs du yoga (encadré) 1,5 flts
La kundalini, la "force cosmique" qu'éveille le yoga provoquerait des états "assimilables aux extases des mystiques chrétiens", indique Arnaud Desjardins. Perceptions lumineuses, éblouissements, phénomènes sonores, visions du passé et de l'avenir (siddhis), sont parmi les impressions que Desjardins assimile aux "états supérieurs de la conscience" et dont parlent de nombreux voyageurs qui sont partis au pays des gurus. Ils relatent des impressions de "mental qui cesse de fonctionner" (samadhis).
Reste à savoir comment le Hatha Yoga modifie le fonctionnement du corps. de nombreuses recherches ont été menées. Le Dr Bernard Auriol, auteur de l'"Introduction aux méthodes de relaxation" (Ed Privat), note que certains travaux ont montré une amélioration du rythme cardiaque, et de l'homéostasie (auto-régulation, comme celle de la température du corps) physique et psychologique. Ces phénomènes ont des correspondances dans bon nombre d'autres techniques, comme la "méditation transcendantale", note le Dr Bernard Auriol. Directement dérivée du mantra yoga (répétition d'une phrase chargée de sens), cette technique de méditation permet de réduire la consommation d'oxygène, de diminuer le métabolisme, et d'améliorer le passage de l'air dans les bronches. La respiration s'arrête carrément pendant les périodes vécues par le méditant comme de "pure conscience". Ce phénomène n'est pas expliqué, mais mettrait plus particulièrement en jeu un facteur hormonal au niveau de la régulation du transport de l'oxygène par les hématies dans le sang.
L'analyse des ondes électriques du cerveau (EEG) est évoqué comme "caractéristique d'un état qui n'est ni celui du sommeil, ni du rêve, ni de l'éveil". Une sorte de quatrième état de la conscience, qui s'accompagne de phénomènes endocriniens (diminution de sécrétions de substances urénales, et de catécholamines, et un abaissement à long terme du taux de cholestérol).
Physiquement, la pratique régulière du Hatha Yoga entraînerait une diminution de l'asthme, des troubles fonctionnels, de l'hypertension. Sans oublier l'assouplissement considérable du corps."Il vaut cependant mieux consulter un médecin avant de se mettre au yoga par motivation médicale", note Isabelle Brachet.
La pratique du Yoga (encadré)
Le yoga donne-t-il des résultats rapidement ? De nombreux témoignages mentionnent que c'est la cas, que l'on se sent mieux physiquement, au terme de quelques séances. Mais il y a aussi des réfractaires, qui n'éprouvent rien, sinon la douleur de leur raideur. A chacun d'essayer. Mais avant de parvenir, comme Jacques Mayol, plongeur instigateur du film le "Grand Bleu", à contrôler votre rythme cardiaque et votre concentration, il faudra de la pratique. Pour débuter, le plus simple est de vous adresser aux différentes fédérations et écoles qui fleurissent, en n'hésitant pas à changer si le type d'enseignement ne convient pas à votre démarche. En quelques questions, vous saurez rapidement si la tendance du cours est "gym" ou "mystique". A éviter : les cours trop nombreux (plus de 20), et les pratiques "sauvages" en appartement.
De nombreux livres proposent également des asanas, à exécuter tout seul chez soi. Pratiquement tous nos interlocuteurs déconseillent la pratique solitaire, chez soi, du yoga, qui prive du contact motivant des autres, et expose toujours à de mauvaises pratiques, voire des accidents.
jeudi 24 janvier 2008
Illusions d'optique
Figaro, 1991
"Ce qu'il y a d'éreintant, avec les illusions d'optique, c'est que l'oeil finit par s'y habituer, et il faut parfois passer plusieurs heures sur un problème simple pour reconnaître où et comment le regard se fait berner". L'homme qui raconte cette anecdote n'est pas un adolescent amateur de paradoxes scientifiques, encore moins un professionnel des jeux visuels. Avec son équipe de chercheurs, ils passent pourtant le plus clair de leurs journées à composer sur les ordinateurs du laboratoire les illusions d'optique les plus efficaces. Celles qui prennent notre oeil au piège au moyen de quelques trames de gris entrecroisées de traits noirs et de carrés blancs. Edward Adelson est professeur spécialisé en visionique au Massachusetts Institute of Technology de Boston.
Pour lui, mirages, illusions et autres tromperies optiques qui nous amusent sont d'abord des clefs pour comprendre comment travaille notre oeil, façonné par le monde qui nous entoure. Prenant en défaut les routines de la vision, ces effets sont capables de dénoncer quels raccourcis notre cerveau distille dès son âge le plus tendre, pour décoder les informations en provenance d'un monde peuplé de gris, de formes et d'ombres complexes dont il doit pourtant, et c'est vital, extraire l'information la plus efficace. De ces petits effets ludiques d'abord défrichés pendant des siècles par des artistes et des esprits curieux comme Escher, les spécialistes de vision artificielle ont à leur tour fait leurs jeux quotidiens. Jusqu'à les simplifier en leurs éléments les plus efficaces. Qu'ils essayent de concevoir des rétines artificielles, ou des caméras automatisées capables de "reconnaître" un visage ou certains paysages, les chercheurs se heurtent en effet à des difficultés surprenantes.
Car là où l'oeil humain refuse de se laisser berner, l'électronique est souvent impuissante. Comme dans une simple pièce ou s'allongent les ombres des meubles. Le robot y sera plus désorienté qu'un nouveau-né. Il est incapable, par exemple, d'interpréter un volume pour distinguer entre les formes grises ou colorées que capte sa caméra. Il refusera encore d'avancer pour traverser l'ombre du pied d'une chaise, car il aura l'impression que s'ouvre devant lui un précipice. Alors que l'oeil d'un enfant, à peine instruit par l'expérience, saura parfaitement faire la différence, reconstituer une image plus proche de la réalité et "lire" dans cette discontinuité un simple effet optique. Comment fonctionne ce regard humain ? C'est précisément en étudiant les cas où la vision de l'homme est prise en défaut, parce qu'elle ajoute trop d'informations à ce qui est simplement perçu par la rétine, que les chercheurs progressent. Les fameuses formes géométriques de Kanizsa en constituent un exemple. Renseigné par quelques éléments géométriques très simples, l'oeil parvient à discerner des figures simples qui s'imposent à son esprit par des éléments de contexte, alors qu'aucun trait n'est tracé, sur un fond sombre ou clair.
"Notre cerveau construit ces routines, des systèmes d'exploitation des images, pour gérer plus efficacement l'énorme quantité de données en provenance de nos yeux, et limiter le nombre d'opérations de traitement nécessaires. Il serait fou et très long, voire inefficace pour nos neurones de devoir analyser complètement l'image reçue par les rétines avant d'en faire une représentation mentale utilisable pour décider, se mouvoir et agir", souligne Robert Shapley, du National Eye Institute américain.
Comme Edward Adelson, il tire de ces constat des règles pour apprendre à des robots à regarder intelligemment, ou pour "compresser" les images de télévision de manière à ce qu'elles puissent s'alléger et passer par des canaux de communication plus limités comme le téléphone (application au visiophone). "Dans un effet visuel, comme une perspective avec des lignes de fuite, on se rend compte qu'il y a des élements importants et des éléments secondaires. Si l'on sait les différencier, on pourra programmer les ordinateurs de traitement d'image pour ne conserver que les points essentiels de l'image. Elle sera alors extrêmement allégée, débarrassée des informations redondantes, et l'on aura gagné de l'encombrement pour la mémoire des ordinateurs, et pour les lignes de transmission". Exemple saisissant : les figures de Münsterberg.
Des carrés blancs et noirs sur une feuille de papier, légèrement décalés les uns par rapport aux autres, donnent l'impression que les lignes horizontales qui les séparent sont convergentes. Elles sont évidemment parallèles. Mais le cerveau, capturé par l'alternance des blocs blancs et noirs, reconstruit une autre image mentale. Pour reconstituer cette "impression" les chercheurs ont réduit la quantité d'effets jusqu'au minimum : il suffit de foncer 50 % du tracé des lignes horizontales pour retrouver l'effet, et cela même si le fond est uni. D'autres chercheurs tentent par ces moyens de démonter les mécanismes du cerveau visuel. Une équipe de neurophysiologistes suisses vient ainsi de découvrir les neurones, qui dans le cerveau sont excités par des figures géométriques "invisibles" comme celles des carrés de Kanista, rapporte Birgitta Dresp (1) du laboratoire de psychologie expérimentale de l'Université Paris V. Comme si la capacité à "deviner" certaines structures visuelles correspondait à des chemins neuronaux bien établis. Birgitta Dresp estime ainsi que les "contours illusoires", ces figures que le cerveau voit dans une image, alors qu'elles sont simplement suggérées par quelques éléments de base, correspondent à des barrières neurosensorielles, qui dans le cerveau bloquent les signaux provenant d'autres traitements de cette image. La puissance de tels "choix" mentaux est édifiante. Elle s'illustre parfaitement par cette image d'un cercle gris dégradé, sur une fond de même nature, mais au dégradé inversé. Les frontières entre le cercle et le fond se résument à des contrastes de gris, et en de larges portions de la circonférence, les différences sont inexistantes. Mais la prévalance de l'image "cercle" est si forte que la plupart des spectateurs sont convaincus que le rond est dessiné sur tout son pourtour.
Dans un autre domaine, au MIT, Edward Adelson est parvenu a recréer des illusion de mouvement à partir d'images fixes, en demandant simplement à des contours de personnage de passer alternativement du blanc au noir. Edifiant ! Ce qui fait dire à des nombreux chercheurs que ce n'est vraiment pas la peine de se fatiguer à transmettre toutes les informations d'une image, puisque le cerveau humain est de toute manière incomparablement plus puissant que les rétines de nos yeux !
(1) Pour la Science août 1991, p 29
"Ce qu'il y a d'éreintant, avec les illusions d'optique, c'est que l'oeil finit par s'y habituer, et il faut parfois passer plusieurs heures sur un problème simple pour reconnaître où et comment le regard se fait berner". L'homme qui raconte cette anecdote n'est pas un adolescent amateur de paradoxes scientifiques, encore moins un professionnel des jeux visuels. Avec son équipe de chercheurs, ils passent pourtant le plus clair de leurs journées à composer sur les ordinateurs du laboratoire les illusions d'optique les plus efficaces. Celles qui prennent notre oeil au piège au moyen de quelques trames de gris entrecroisées de traits noirs et de carrés blancs. Edward Adelson est professeur spécialisé en visionique au Massachusetts Institute of Technology de Boston.
Pour lui, mirages, illusions et autres tromperies optiques qui nous amusent sont d'abord des clefs pour comprendre comment travaille notre oeil, façonné par le monde qui nous entoure. Prenant en défaut les routines de la vision, ces effets sont capables de dénoncer quels raccourcis notre cerveau distille dès son âge le plus tendre, pour décoder les informations en provenance d'un monde peuplé de gris, de formes et d'ombres complexes dont il doit pourtant, et c'est vital, extraire l'information la plus efficace. De ces petits effets ludiques d'abord défrichés pendant des siècles par des artistes et des esprits curieux comme Escher, les spécialistes de vision artificielle ont à leur tour fait leurs jeux quotidiens. Jusqu'à les simplifier en leurs éléments les plus efficaces. Qu'ils essayent de concevoir des rétines artificielles, ou des caméras automatisées capables de "reconnaître" un visage ou certains paysages, les chercheurs se heurtent en effet à des difficultés surprenantes.
Car là où l'oeil humain refuse de se laisser berner, l'électronique est souvent impuissante. Comme dans une simple pièce ou s'allongent les ombres des meubles. Le robot y sera plus désorienté qu'un nouveau-né. Il est incapable, par exemple, d'interpréter un volume pour distinguer entre les formes grises ou colorées que capte sa caméra. Il refusera encore d'avancer pour traverser l'ombre du pied d'une chaise, car il aura l'impression que s'ouvre devant lui un précipice. Alors que l'oeil d'un enfant, à peine instruit par l'expérience, saura parfaitement faire la différence, reconstituer une image plus proche de la réalité et "lire" dans cette discontinuité un simple effet optique. Comment fonctionne ce regard humain ? C'est précisément en étudiant les cas où la vision de l'homme est prise en défaut, parce qu'elle ajoute trop d'informations à ce qui est simplement perçu par la rétine, que les chercheurs progressent. Les fameuses formes géométriques de Kanizsa en constituent un exemple. Renseigné par quelques éléments géométriques très simples, l'oeil parvient à discerner des figures simples qui s'imposent à son esprit par des éléments de contexte, alors qu'aucun trait n'est tracé, sur un fond sombre ou clair.
"Notre cerveau construit ces routines, des systèmes d'exploitation des images, pour gérer plus efficacement l'énorme quantité de données en provenance de nos yeux, et limiter le nombre d'opérations de traitement nécessaires. Il serait fou et très long, voire inefficace pour nos neurones de devoir analyser complètement l'image reçue par les rétines avant d'en faire une représentation mentale utilisable pour décider, se mouvoir et agir", souligne Robert Shapley, du National Eye Institute américain.
Comme Edward Adelson, il tire de ces constat des règles pour apprendre à des robots à regarder intelligemment, ou pour "compresser" les images de télévision de manière à ce qu'elles puissent s'alléger et passer par des canaux de communication plus limités comme le téléphone (application au visiophone). "Dans un effet visuel, comme une perspective avec des lignes de fuite, on se rend compte qu'il y a des élements importants et des éléments secondaires. Si l'on sait les différencier, on pourra programmer les ordinateurs de traitement d'image pour ne conserver que les points essentiels de l'image. Elle sera alors extrêmement allégée, débarrassée des informations redondantes, et l'on aura gagné de l'encombrement pour la mémoire des ordinateurs, et pour les lignes de transmission". Exemple saisissant : les figures de Münsterberg.
Des carrés blancs et noirs sur une feuille de papier, légèrement décalés les uns par rapport aux autres, donnent l'impression que les lignes horizontales qui les séparent sont convergentes. Elles sont évidemment parallèles. Mais le cerveau, capturé par l'alternance des blocs blancs et noirs, reconstruit une autre image mentale. Pour reconstituer cette "impression" les chercheurs ont réduit la quantité d'effets jusqu'au minimum : il suffit de foncer 50 % du tracé des lignes horizontales pour retrouver l'effet, et cela même si le fond est uni. D'autres chercheurs tentent par ces moyens de démonter les mécanismes du cerveau visuel. Une équipe de neurophysiologistes suisses vient ainsi de découvrir les neurones, qui dans le cerveau sont excités par des figures géométriques "invisibles" comme celles des carrés de Kanista, rapporte Birgitta Dresp (1) du laboratoire de psychologie expérimentale de l'Université Paris V. Comme si la capacité à "deviner" certaines structures visuelles correspondait à des chemins neuronaux bien établis. Birgitta Dresp estime ainsi que les "contours illusoires", ces figures que le cerveau voit dans une image, alors qu'elles sont simplement suggérées par quelques éléments de base, correspondent à des barrières neurosensorielles, qui dans le cerveau bloquent les signaux provenant d'autres traitements de cette image. La puissance de tels "choix" mentaux est édifiante. Elle s'illustre parfaitement par cette image d'un cercle gris dégradé, sur une fond de même nature, mais au dégradé inversé. Les frontières entre le cercle et le fond se résument à des contrastes de gris, et en de larges portions de la circonférence, les différences sont inexistantes. Mais la prévalance de l'image "cercle" est si forte que la plupart des spectateurs sont convaincus que le rond est dessiné sur tout son pourtour.
Dans un autre domaine, au MIT, Edward Adelson est parvenu a recréer des illusion de mouvement à partir d'images fixes, en demandant simplement à des contours de personnage de passer alternativement du blanc au noir. Edifiant ! Ce qui fait dire à des nombreux chercheurs que ce n'est vraiment pas la peine de se fatiguer à transmettre toutes les informations d'une image, puisque le cerveau humain est de toute manière incomparablement plus puissant que les rétines de nos yeux !
(1) Pour la Science août 1991, p 29
La vie artificielle
Fig Mag, 1992
"La réalité virtuelle, c'est bien, mais c'est déjà dépassé. L'avenir, c'est la vie artificielleW. Howard Rheingold, ingénieur, ancien hacker (pirate informatique), est outre-Atlantique un auteur à succès, ayant commis livres et articles de Wréflexion technologiqueW sur les mondes irréels que concoctent les ordinateurs et que l'on nous projette sur des écrans miniatures, à l'intérieur de lunettes ou de casques. Pour finalement donner le sentiment de pénétrer un paysage, une ville, un appartement, un matériau. Toutes les semaines, pour se tenir au courant des innovations de ce monde mouvant, Howard quitte l'écran de son Macintosh personnel, enfile une chemise à fleurs pour rendre visite aux laboratoires et aux entreprises qui travaillent dans ce domaine, tester leurs dernières trouvailles. Du Ames Research Center de la Nasa à Mountain View, en Californie, au laboratoires Fujitsu, au Japon, il furète, à l'affût des innovations. WVraiment, tout cela va très vite et je ne doute pas que dans quelques années, on sera capable de jouer au tennis dans son bureau, en posant des lunettes sur son nez, quelques capteurs sur ses bras et ses jambes, en tenant un tube bourré d'électronique en lieu et place de toute raquetteW. Le fin du fin, ce sera à terme de pouvoir faire une partie avec un correspondant, lui aussi bardé de capteurs dans son bureau, et connecté à son propre ordinateur. Les deux calculateurs seront simplement en liaison informatique et permettront aux deux joueurs de se WvoirW sur le même court pendant quelques dizaines de minutes, échangeant une balle cent pour cent irréelle, dont l'impact dans les raquettes sera simulé par un quelconque composant pneumatique.
Pour lui et tous les autres fans d'images calculées, l'événement outre Atlantique est en ce moment la sortie de WLawnmover ManW. Un film dans lequel on assiste au premières scène d'amour virtuel, sur le même principe que la partie de tennis. Guère alléchant, les images sont encore trop pauvres, Wmais ce n'est qu'un débutW, promet Rheingold. WMais dans la réalité virtuelle, tout est inscrit, prévisible, et finalement d'une banalité.. Non, ce qui bouge en ce moment, c'est la vie artificielleW.
Au Nouveau Mexique, à quelques kilomètres du temple du nucléaire qu'est le Laboratoire National de Los Alamos, lieu de mise au point des premières bombes nucléaires sur cette planète, quelques écologistes et informaticiens ont en effet trouvé une application nouvelle pour la puissance croissante de leurs machines à calculer. Tenter de faire décrire aux ordinateurs un monde totalement arbitraire, pour lequel on définirait juste les règles de base. Une planète là aussi virtuelle, sur laquelle émergeraient des formes de vie dont il suffirait de programmer les éléments de base pour la voir se diversifier, entrer en compétition, palpiter au gré des climats et des luttes.
Référence de cette nouvelle branche d'informatique appliquée, Chris Langton. Un informaticien de haut vol, pour qui le problème le plus intéressant est de faire traiter des millions de paramètres à des ordinateurs, et faire émerger d'un océan de données un monde globalement cohérent.
Plus marginal, Tom Ray a traité le problème avec des moyens plus modestes, mais une logique éprouvée sur le terrain. Cet écologiste de l'Université du Delaware a passé des années au Costa Rica, le nez plongé dans les milliers d'espèces bien vivantes, en interaction étroite dans une forêt tropicale. Un grouillement de vie dont on oublie même l'existence dans les grandes cités de la côte Est américaine. WC'est une expérience très forte, qui m'a marquéW, rapporte-t-il (1). L'autre déclencheur fut pour ce naturaliste de découvrir l'informatique et le programmation, à travers un programme de WdebuggingW. Un outil informatique qui sert à détecter les erreurs dans un logiciel, et qui permet de voir les instruction de base d'un ordinateur WopérerW en direct, sur l'écran.
Il y a un peu plus de 2 ans, le 3 janvier 1990, Tom Ray lança son programme Tierra sur l'ordinateur de l'université. Il y avait définit des êtres primitifs, dotés d'un Wcode génétiqueW de 80 instructions. Capable de se reproduire comme des bactéries, de se nourrir, de se batte pour l'énergie et l'espace, mais surtout d'évoluer, par erreurs de codage et adaptation.
Pari difficile : comment être certain que les être primitifs n'allaient pas tous dépérir en quelques secondes, ou muter au point d'être incapable de quoi que ce soit ?
les surprises furent au rendez-vous de Tom Ray. A commencer par les évolutions, en quelques milliers de générations, vers des individus plus grands, plus complexes, mais également d'autres plus simples. Apparurent des parasites, dotés de 45 instructions, qui avaient perdu la capacité de se répliquer et dépendaient de celle de leur WhôteW pour survivre. Et comme tout parasite, ils étouffaient leur victime, mais sans aller jusqu'à menacer sa survie...
Certains de ces êtres, par réaction, s'immunisèrent contre ces parasites, en devenant résistants. D'autres encore se simplifièrent, mais au lieu de devenir des parasites, devinrent WcoopératifsW, à la manière des insectes sociaux.
Autre enseignement : des phases successives d'extinction massives apparaissent rapidement, un peu à la manière de celles dont on trouve trace sur Terre (comme les dinosaures, voici 65 millions d'années), et que l'on attribue le plus volontiers à des catastrophes cosmiques. La différence, c'est que sur l'écran de l'ordinateur, les espèces dominantes finissent par dépérir, ou par épuiser les ressources du milieu et entraînent de nombreuses espèces mineures dans leur perte. Que l'on se rassure. Ces coups de balais sont généralement suivis de grandes explosions de vie, comparables à celle du Cambrien, il y a 550 millions d'années.
WCe n'est qu'une simulation, un jeu pour un tout petit dieu. Mais c'est très riche d'enseignementsW, estime Ray. Le chercheur, à tout hasard, a tout de même pris des précautions. Ainsi ses créatures informatiques ne sont pas libres de leurs mouvements. Coiffée d'un environnement informatique étanche, elles se retrouvent sous bulle. Incapables de s'évader pour aller infester d'autres ordinateurs, et par le biais des réseaux, envahir notre monde bien réel à nous !
(1) New Scientist 22 fev 1992
"La réalité virtuelle, c'est bien, mais c'est déjà dépassé. L'avenir, c'est la vie artificielleW. Howard Rheingold, ingénieur, ancien hacker (pirate informatique), est outre-Atlantique un auteur à succès, ayant commis livres et articles de Wréflexion technologiqueW sur les mondes irréels que concoctent les ordinateurs et que l'on nous projette sur des écrans miniatures, à l'intérieur de lunettes ou de casques. Pour finalement donner le sentiment de pénétrer un paysage, une ville, un appartement, un matériau. Toutes les semaines, pour se tenir au courant des innovations de ce monde mouvant, Howard quitte l'écran de son Macintosh personnel, enfile une chemise à fleurs pour rendre visite aux laboratoires et aux entreprises qui travaillent dans ce domaine, tester leurs dernières trouvailles. Du Ames Research Center de la Nasa à Mountain View, en Californie, au laboratoires Fujitsu, au Japon, il furète, à l'affût des innovations. WVraiment, tout cela va très vite et je ne doute pas que dans quelques années, on sera capable de jouer au tennis dans son bureau, en posant des lunettes sur son nez, quelques capteurs sur ses bras et ses jambes, en tenant un tube bourré d'électronique en lieu et place de toute raquetteW. Le fin du fin, ce sera à terme de pouvoir faire une partie avec un correspondant, lui aussi bardé de capteurs dans son bureau, et connecté à son propre ordinateur. Les deux calculateurs seront simplement en liaison informatique et permettront aux deux joueurs de se WvoirW sur le même court pendant quelques dizaines de minutes, échangeant une balle cent pour cent irréelle, dont l'impact dans les raquettes sera simulé par un quelconque composant pneumatique.
Pour lui et tous les autres fans d'images calculées, l'événement outre Atlantique est en ce moment la sortie de WLawnmover ManW. Un film dans lequel on assiste au premières scène d'amour virtuel, sur le même principe que la partie de tennis. Guère alléchant, les images sont encore trop pauvres, Wmais ce n'est qu'un débutW, promet Rheingold. WMais dans la réalité virtuelle, tout est inscrit, prévisible, et finalement d'une banalité.. Non, ce qui bouge en ce moment, c'est la vie artificielleW.
Au Nouveau Mexique, à quelques kilomètres du temple du nucléaire qu'est le Laboratoire National de Los Alamos, lieu de mise au point des premières bombes nucléaires sur cette planète, quelques écologistes et informaticiens ont en effet trouvé une application nouvelle pour la puissance croissante de leurs machines à calculer. Tenter de faire décrire aux ordinateurs un monde totalement arbitraire, pour lequel on définirait juste les règles de base. Une planète là aussi virtuelle, sur laquelle émergeraient des formes de vie dont il suffirait de programmer les éléments de base pour la voir se diversifier, entrer en compétition, palpiter au gré des climats et des luttes.
Référence de cette nouvelle branche d'informatique appliquée, Chris Langton. Un informaticien de haut vol, pour qui le problème le plus intéressant est de faire traiter des millions de paramètres à des ordinateurs, et faire émerger d'un océan de données un monde globalement cohérent.
Plus marginal, Tom Ray a traité le problème avec des moyens plus modestes, mais une logique éprouvée sur le terrain. Cet écologiste de l'Université du Delaware a passé des années au Costa Rica, le nez plongé dans les milliers d'espèces bien vivantes, en interaction étroite dans une forêt tropicale. Un grouillement de vie dont on oublie même l'existence dans les grandes cités de la côte Est américaine. WC'est une expérience très forte, qui m'a marquéW, rapporte-t-il (1). L'autre déclencheur fut pour ce naturaliste de découvrir l'informatique et le programmation, à travers un programme de WdebuggingW. Un outil informatique qui sert à détecter les erreurs dans un logiciel, et qui permet de voir les instruction de base d'un ordinateur WopérerW en direct, sur l'écran.
Il y a un peu plus de 2 ans, le 3 janvier 1990, Tom Ray lança son programme Tierra sur l'ordinateur de l'université. Il y avait définit des êtres primitifs, dotés d'un Wcode génétiqueW de 80 instructions. Capable de se reproduire comme des bactéries, de se nourrir, de se batte pour l'énergie et l'espace, mais surtout d'évoluer, par erreurs de codage et adaptation.
Pari difficile : comment être certain que les être primitifs n'allaient pas tous dépérir en quelques secondes, ou muter au point d'être incapable de quoi que ce soit ?
les surprises furent au rendez-vous de Tom Ray. A commencer par les évolutions, en quelques milliers de générations, vers des individus plus grands, plus complexes, mais également d'autres plus simples. Apparurent des parasites, dotés de 45 instructions, qui avaient perdu la capacité de se répliquer et dépendaient de celle de leur WhôteW pour survivre. Et comme tout parasite, ils étouffaient leur victime, mais sans aller jusqu'à menacer sa survie...
Certains de ces êtres, par réaction, s'immunisèrent contre ces parasites, en devenant résistants. D'autres encore se simplifièrent, mais au lieu de devenir des parasites, devinrent WcoopératifsW, à la manière des insectes sociaux.
Autre enseignement : des phases successives d'extinction massives apparaissent rapidement, un peu à la manière de celles dont on trouve trace sur Terre (comme les dinosaures, voici 65 millions d'années), et que l'on attribue le plus volontiers à des catastrophes cosmiques. La différence, c'est que sur l'écran de l'ordinateur, les espèces dominantes finissent par dépérir, ou par épuiser les ressources du milieu et entraînent de nombreuses espèces mineures dans leur perte. Que l'on se rassure. Ces coups de balais sont généralement suivis de grandes explosions de vie, comparables à celle du Cambrien, il y a 550 millions d'années.
WCe n'est qu'une simulation, un jeu pour un tout petit dieu. Mais c'est très riche d'enseignementsW, estime Ray. Le chercheur, à tout hasard, a tout de même pris des précautions. Ainsi ses créatures informatiques ne sont pas libres de leurs mouvements. Coiffée d'un environnement informatique étanche, elles se retrouvent sous bulle. Incapables de s'évader pour aller infester d'autres ordinateurs, et par le biais des réseaux, envahir notre monde bien réel à nous !
(1) New Scientist 22 fev 1992
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La fabrique du beau
Figaro, 1993
La beauté, l'émotion artistique, le talent. Ces denrées que l'homme distille parfois avec générosité, obsèdent Roger Vigouroux, psychiatre et neurologue à l'hôpital de la Timone, à Marseille (et qui n'a rien à voir avec la maire de cette ville). A force de diagnostiquer, de soulager ceux qui souffrent de leur cerveau, de constater comment un mal qui ronge les neurones peut affecter le sens du beau, le travail et la technique de l'artiste, le médecin s'est interrogé sur les mécanismes qui fondent l'esthétique. "Nous n'avons aucun autre moyen de déceler comment fonctionne ce cerveau artiste, que d'observer les peintres, les sculpteurs, les musiciens ou les écrivains présentant des altération organiques", explique le médecin (1).
Précaution préalable : "Aucune étude neurobiologique ne saurait expliquer la musique de Mozart ou de Beethoven. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir si le cerveau de l'artiste fécond présente des particularités, s'il y a là des indices qui puissent nous renseigner sur la nature du don".
Le parcours commence sur les contreforts de la définition de l'art. Un langage, certes, mais dont le siège est indépendant de celui de la langue dans le cerveau (aire de Broca). On a vu des musiciens et des peintres aphasiques, ayant perdu la capacité de parler, continuer à travailler. L'art est ailleurs, une forme de communication plus subtile, complexe, qui fait référence plus ou moins étroitement aux normes subtiles et mouvantes d'une société.
Les animaux ont-ils accès à l'art ? "Non, ils manifestent de l'intérèt pour la technique de création, comme les chimpanzés qui peignent visiblement avec plaisir, et on un sens de l'achèvement de leur travail, mais la toile peinte n'a plus d'intérèt une fois terminée. Elle ne les intéresse plus. Surtout, les singes n'ont pas conscience de faire une oeuvre. La peinture est un simple jeu gestuel, basé sur une mimique de l'homme. L'objet créé n'a aucun statut propre, provisoire, ou permanent".
L'art est donc une forme de communication propre à l'homme. Et récente : les premières traces artistiques sont datées de 35.000 ans, tablettes de pierre peintes d'animaux polychromes retrouvées en Namibie. "L' explosion de l'art correspond à la dernière phase évolutive du développement du cerveau, quand les activités du lobe frontal deviennent prépondérantes", note le médecin. Longue et lente marche à travers le temps, l'affirmation de l'art part de l'outil de communication, le simple appel de l'un à l'autre. Puis le geste se joint à la parole, pour modifier l'environnement. Quelques pierres s'alignent, un pan de caverne se colorie. Viennent les premières représentations ludiques, les esquisses d'animaux, l'écriture, la religion. Enfin l'art se détache des représentations sacrées, existe en tant que tel, symbole esthétique.
Ce parcours, on le retrouve évidemment au coeur du cortex. Jusqu'où ira l'art, quelle part pourra-t-il prendre dans la vie de nos descendants ? Cela dépend de nos sociétés, mais aussi du cerveau, du degré d'abstraction auquel il pourra prétendre dans ce domaine.
Van Gogh était-il fou ? La question est incontournable. La théorie classique parle de psychose. Certains auteurs ont évoqué la schizophrénie. Vigouroux, pour sa part, penche pour une forme particulière d'épilepsie. "Les périodes d'agitation intense, qui poussent le peintre à se mutiler (il se coupe l'oreille) ou à menacer ses amis, à se perdre dans Arles sont entrecoupées de périodes calmes, où Van Gogh se livre à un travail intense".
L'origine de cette épilepsie ? Une lésion probable du lobe temporal, survenue dans la jeunesse, ou à la naissance.
De façon évidente, ce mal n'a pas affecté l'intelligence de l'homme. Et au contraire d'affecter sa production, les crises ont stimulé la créativité. Certes elles empêchaient tout travail sur le moment, et pendant une phase de dépression qui suivait généralement, mais selon plusieurs spécialistes, c'est ce mal qui a empêché Va Gogh de vivre, et l'a forcé à peindre. Ces crises n'ont pas seulement coupé l'artiste du monde. Au sein de son cerveau, elles ont peut-être favorisé une expression plus forte que de coutume : le lobe temporal influe sur nos émotions, nos comportements. Et si la maladie n'est pas suffisante pour expliquer le génie, elle peut en constituer un moteur, amenant l'expression d'une vie intérieure anormalement intense.
C'est un point que l'on retrouve trop souvent pour le négliger. La création est un travail, une souffrance la plupart du temps. Et l'artiste de talent a besoin, bien souvent, d'un élément dans sa vie qui lui fasse aimer ou supporter cette souffrance, pour parvenir à s'exprimer.
Le don, même, n'est pas suffisant. On connait des enfants brillants, qui deviendront souvent des adultes performants, aux capacités importantes. mais ce n'est pas là le génie. Par contre un enfant autiste, comme la petite Nadia, coupée du monde, peut présenter une exceptionnelle compétence pour une activité, en l'ocurence le dessin. Un talent qui disparait vers 9 ans, lorsque la petite fille accède peu à peu à la parole.
Mozart est l'exemple de la combinaison du don, qui s'exprime par un talent précoce, avec une éducation adaptée à son expression complète (un père formateur), et une vie (l'accès aux cercles musicaux) qui a permis sa maturation rapide, sans grandes angoisses.
Le cerveau de l'artiste créateur a besoin des compétences normales d'un cerveau : aptitude technique, mémorisation d'images et d'idées, mais aussi et surtout, une grande sensibilité au plaisir que procure l'art. Le "centre du plaisir", l'aire septale, y est-elle pour quelque chose ? Peut-être, mais le plus étonnant, c'est que l'émotion forte engendrée par une mélodie, par exemple celle d'un poème, trouve souvent ses origines dans des régions du cerveau peu concernées par le langage. Chez certains malades, cerveau droit et gauches ont dû être séparés par chirurgie (section du corps calleux). On a constaté la séparation entre le décodage d'une information (l'hémisphère gauche constate qu'il s'agit d'une photo de femme nue) et les sentiments qu'elle induit (amusement dans le cerveau droit). Les patients peuvent très bien ressentir les sentiments, sans avoir reconnu l'objet, et se déclarent amusés par la salle de projection, le matériel !
De la même manière, on a vu des malades conserver le sens auditif, la capacité de reconnaître une mélodie, mais incapables de ressentir la moindre émotion face à cette musique. Un manque interprété par une "étrange sensation de gène" et un abandon de recherche de plaisir dans la musique. des exemples qui font dire à Roger Vigouroux : "L'art, c'est l'affaire de tout le cerveau".
(1) Auteur de "La fabrique du beau", Ed Odile Jacob
La beauté, l'émotion artistique, le talent. Ces denrées que l'homme distille parfois avec générosité, obsèdent Roger Vigouroux, psychiatre et neurologue à l'hôpital de la Timone, à Marseille (et qui n'a rien à voir avec la maire de cette ville). A force de diagnostiquer, de soulager ceux qui souffrent de leur cerveau, de constater comment un mal qui ronge les neurones peut affecter le sens du beau, le travail et la technique de l'artiste, le médecin s'est interrogé sur les mécanismes qui fondent l'esthétique. "Nous n'avons aucun autre moyen de déceler comment fonctionne ce cerveau artiste, que d'observer les peintres, les sculpteurs, les musiciens ou les écrivains présentant des altération organiques", explique le médecin (1).
Précaution préalable : "Aucune étude neurobiologique ne saurait expliquer la musique de Mozart ou de Beethoven. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir si le cerveau de l'artiste fécond présente des particularités, s'il y a là des indices qui puissent nous renseigner sur la nature du don".
Le parcours commence sur les contreforts de la définition de l'art. Un langage, certes, mais dont le siège est indépendant de celui de la langue dans le cerveau (aire de Broca). On a vu des musiciens et des peintres aphasiques, ayant perdu la capacité de parler, continuer à travailler. L'art est ailleurs, une forme de communication plus subtile, complexe, qui fait référence plus ou moins étroitement aux normes subtiles et mouvantes d'une société.
Les animaux ont-ils accès à l'art ? "Non, ils manifestent de l'intérèt pour la technique de création, comme les chimpanzés qui peignent visiblement avec plaisir, et on un sens de l'achèvement de leur travail, mais la toile peinte n'a plus d'intérèt une fois terminée. Elle ne les intéresse plus. Surtout, les singes n'ont pas conscience de faire une oeuvre. La peinture est un simple jeu gestuel, basé sur une mimique de l'homme. L'objet créé n'a aucun statut propre, provisoire, ou permanent".
L'art est donc une forme de communication propre à l'homme. Et récente : les premières traces artistiques sont datées de 35.000 ans, tablettes de pierre peintes d'animaux polychromes retrouvées en Namibie. "L' explosion de l'art correspond à la dernière phase évolutive du développement du cerveau, quand les activités du lobe frontal deviennent prépondérantes", note le médecin. Longue et lente marche à travers le temps, l'affirmation de l'art part de l'outil de communication, le simple appel de l'un à l'autre. Puis le geste se joint à la parole, pour modifier l'environnement. Quelques pierres s'alignent, un pan de caverne se colorie. Viennent les premières représentations ludiques, les esquisses d'animaux, l'écriture, la religion. Enfin l'art se détache des représentations sacrées, existe en tant que tel, symbole esthétique.
Ce parcours, on le retrouve évidemment au coeur du cortex. Jusqu'où ira l'art, quelle part pourra-t-il prendre dans la vie de nos descendants ? Cela dépend de nos sociétés, mais aussi du cerveau, du degré d'abstraction auquel il pourra prétendre dans ce domaine.
Van Gogh était-il fou ? La question est incontournable. La théorie classique parle de psychose. Certains auteurs ont évoqué la schizophrénie. Vigouroux, pour sa part, penche pour une forme particulière d'épilepsie. "Les périodes d'agitation intense, qui poussent le peintre à se mutiler (il se coupe l'oreille) ou à menacer ses amis, à se perdre dans Arles sont entrecoupées de périodes calmes, où Van Gogh se livre à un travail intense".
L'origine de cette épilepsie ? Une lésion probable du lobe temporal, survenue dans la jeunesse, ou à la naissance.
De façon évidente, ce mal n'a pas affecté l'intelligence de l'homme. Et au contraire d'affecter sa production, les crises ont stimulé la créativité. Certes elles empêchaient tout travail sur le moment, et pendant une phase de dépression qui suivait généralement, mais selon plusieurs spécialistes, c'est ce mal qui a empêché Va Gogh de vivre, et l'a forcé à peindre. Ces crises n'ont pas seulement coupé l'artiste du monde. Au sein de son cerveau, elles ont peut-être favorisé une expression plus forte que de coutume : le lobe temporal influe sur nos émotions, nos comportements. Et si la maladie n'est pas suffisante pour expliquer le génie, elle peut en constituer un moteur, amenant l'expression d'une vie intérieure anormalement intense.
C'est un point que l'on retrouve trop souvent pour le négliger. La création est un travail, une souffrance la plupart du temps. Et l'artiste de talent a besoin, bien souvent, d'un élément dans sa vie qui lui fasse aimer ou supporter cette souffrance, pour parvenir à s'exprimer.
Le don, même, n'est pas suffisant. On connait des enfants brillants, qui deviendront souvent des adultes performants, aux capacités importantes. mais ce n'est pas là le génie. Par contre un enfant autiste, comme la petite Nadia, coupée du monde, peut présenter une exceptionnelle compétence pour une activité, en l'ocurence le dessin. Un talent qui disparait vers 9 ans, lorsque la petite fille accède peu à peu à la parole.
Mozart est l'exemple de la combinaison du don, qui s'exprime par un talent précoce, avec une éducation adaptée à son expression complète (un père formateur), et une vie (l'accès aux cercles musicaux) qui a permis sa maturation rapide, sans grandes angoisses.
Le cerveau de l'artiste créateur a besoin des compétences normales d'un cerveau : aptitude technique, mémorisation d'images et d'idées, mais aussi et surtout, une grande sensibilité au plaisir que procure l'art. Le "centre du plaisir", l'aire septale, y est-elle pour quelque chose ? Peut-être, mais le plus étonnant, c'est que l'émotion forte engendrée par une mélodie, par exemple celle d'un poème, trouve souvent ses origines dans des régions du cerveau peu concernées par le langage. Chez certains malades, cerveau droit et gauches ont dû être séparés par chirurgie (section du corps calleux). On a constaté la séparation entre le décodage d'une information (l'hémisphère gauche constate qu'il s'agit d'une photo de femme nue) et les sentiments qu'elle induit (amusement dans le cerveau droit). Les patients peuvent très bien ressentir les sentiments, sans avoir reconnu l'objet, et se déclarent amusés par la salle de projection, le matériel !
De la même manière, on a vu des malades conserver le sens auditif, la capacité de reconnaître une mélodie, mais incapables de ressentir la moindre émotion face à cette musique. Un manque interprété par une "étrange sensation de gène" et un abandon de recherche de plaisir dans la musique. des exemples qui font dire à Roger Vigouroux : "L'art, c'est l'affaire de tout le cerveau".
(1) Auteur de "La fabrique du beau", Ed Odile Jacob
mardi 22 janvier 2008
Chercheurs : rencontres et émois
Pour l'Almanach Jules Vernes (1992)
Quels furent vos prémiers émois, en dehors ou avec la science ?
1. Jean-Pierre Changeux
Académie des Sciences
Directeur du laboratoire de neurobiologie moléculaire (CNRS-Institut Pasteur)
L'homme neuronal, ed Fayard
Le premier choc culturel de ma vie est la visite des collections du Muséum d'Histoire Naturelle, quand j'avais dix ans, associé à la lecture des "Souvenirs entomologiques" de Fabre, vers la même époque.
Frappé par la beauté et la diversité des formes animales, mais également par la richesse du comportement, c'est aussi le moment ou je rencontre les idées darwiniennes sur l'évolution.
Plus tard, un autre grand moment a été mon contact avec Jacques Monod, qui fut mon patron vers 22 ans. Son ouvrage "Le hasard et la nécessité" m'a marqué au plus haut point, et montré qu'un scientifique peut être bon philosophe.
J'ai aussi découvert à cette époque Saint John Perse, à travers des poèmes comme "Amers", qui me séduisaient par la précision, notamment des noms d'insectes et de plantes insérés dans les textes comme des pierres précieuses.
L'homme qui m'a acquis au matérialisme est Diderot, avec "Le rêve de d'Alembert". Ce mélange d'humour, d'imagination, et de réflexions scientifiques très solides, joint à une profonde humanité représente pour moi une qualité de pensée et d'écriture inégalée depuis.
Dans un tout autre domaine, la peinture du 17-ème siècle, je mentionnerai la monographie "Jean Jouvenet", un élève du peintre Lebrun, écrite par Antoine Schnapper, professeur d'histoire de l'art à la Sorbonne. C'est une réflexion sur le "grand genre", peinture religieuse et mythologique avec un message humaniste égaré depuis.
Et puis il y a aussi "L'entraide", du Prince Kropotkine, un anarchiste de la fin du XIX-ème, qui se préoccupait de fonder l'éthique sur l'entraide dans un cadre évolutionniste.
2. André Langaney
Responsable du Laboratoire d'Anthropologie Biologique du Musée de l'Homme (Muséum-CNRS), Paris
Le sexe et l'innovation, ed du Seuil
Mon premier grand choc de lecture, vers 12 ans, est un ouvrage un peu tarte qui s'appelait "capturez-les vivants", et qui racontait l'aventure d'un type qui capturait des animaux pour les parcs zoologiques. Cela a contribué à déclencher chez moi un goût pour l'exotisme et la nature en général. Cela explique peut-être pourquoi j'adore aller sur le terrain.
Plus tard, il y a eu "les animaux dénaturés", de Vercors. Un très grand livre, qui résume toute l'anthropologie dans la tentative de définition de l'homme. Et puis "La clef des gestes" de Desmond Morris, pour la qualité de sa vison sur les communications entre les individus.
Dans le domaine de la fiction pure, "La condition humaine", par la violence, les déchirements liés à la haine et l'extrémisme des situations. Qui se rapportaient un peu à ce que vivais, adolescent dans un collège où je me trouvais déchiré entre des amis pro-indépendance et une famille avec des branches pieds-noirs. Où est la vérité ?
Camus, également, traite souvent ce thème, dans l'ensemble de son oeuvre. J'aime également beaucoup Dostoïevsky
Dans le domaine musical, j'ai un très net penchant pour les musiques exotiques. Qui permettent de pénétrer dans l'univers émotionnel des gens qui créent la musique. Le meilleur exemple, au Sénégal oriental, est la musique des Bedik, une polyphonie inaudible pour la plupart des gens, mais qui porte remarquablement les émotions.
3. Daniel Cohen
Directeur du Centre d'Etudes du Polymorphysme Humain, Paris
J'ai toujours été dans une filière musicale, et j'ai faillit devenir pianiste avant de devenir chercheur. J'ai eu le Premier prix du conservatoire quand j'étais en Maths Sup. Le choix a été extrèmement douloureux. La musique a bercé ma vie, et m'a conduit à m'interroger sur ses liens avec la recherche. En fait, à mes yeux, les univers deux sont très proches. La recherche consiste à construire des expériences aux résultat impalpables, et la musique, un peu de la même façon, désire restituer à travers quelque chose d'impalpable, la pièce musicale, des émotions, des éléments de votre environnement.
En littérature, il y a un livre que je mettrai par dessus tout, et pas spécialement parce qu'il s'agit d'un homonyme, c'est "Le livre de ma mère" d'Albert Cohen. Ce n'est pas une oeuvre de fiction, en fait je préfère les histoires vécues aux romans. Il y raconte sa mère de façon inégalée. Je l'ai relu quinze fois. L'humour, la désinvolture de sa vision de la vie, mais en même temps la puissance, le mordant de sa pensée m'a réellement marqué. Et m'a conduit, au passage, à réfléchir à l'utilité de cette obsession des chercheurs à vouloir être reconnu par leurs pairs.
Plus jeune j'étais évidemment fanatique de Baudelaire, mais "La ballade des pendus" de Villon, comme Ronsard et Montaigne sont très présents dans mes souvenirs. Montaigne, sa sagesse... Il y a une maxime à laquelle je pense souvent : "Il n'y a de fols que certains irrésolus". Dans notre monde scientifique il est essentiel de savoir se tromper, de pouvoir le reconnaître. Tout le problème réside dans le fait que cela demeure très mal perçu par la communauté.
4. David Ruelle
Académie des Sciences
Professeur de physique théorique à l'Institut des hautes études scientifiques, Bures-sur-Yvette
Hasard et chaos, ed Odile Jacob
Les oeuvres qui m'on vraiment marqué sont "littéraires". J'ai lu beaucoup de livres de vulgarisation, et de manuels qui me tombaient sous la main étant jeune, mais aucun ne m'a particulièrement marqué.
J'ai découvert les quatre évangiles étant très jeune, et bien que je sois devenu fermement athée, ils demeurent une référence. Un grand nombre de mes décision morales sont prises en suivant ou en rejetant cette référence. Du point de vue littéraire et poétique, cela reste une oeuvre époustouflante.
"Paroles" des Jacques Prévert est le livre d'une génération, de mon adolescence. J'en ai acheté, lu, relu plusieurs exemplaires, abandonnés ensuite çà et là. Un livre non conformiste, et je suis mal à l'aise de voir des lycées Prévert, et de voir le poète quasiment canonisé.
Une des lectures qui m'ait le plus marqué à l'âge adulte est "El laberinto de la Soledad", d'Ocatavio Paz. Un des regards les plus lucides sur le monde d'aujourd'hui. Une citation me revient : "Penser es el primer deber de la inteligensia. Y en ciertos casos, el unico". Cela me paraît si juste, et pourtant des générations d'intellectuels ont milité d'abord, et pensé ensuite...
5. Jean-Pierre Gasc
Spécialiste de la locomotion animale au Muséum National d'Histoire Naturelle.
L'ouvrage qui reste présent à mon souvenir de l'adolescence, Quand j'étais élève au Lycée Henri IV, est "L'hippopotame et le philosophe" de Théodore Monod. C'est la réunion des textes qu'il avait écrit pour l'antenne de radio Dakar, pendant la guerre. Ce sont les propos d'un humaniste face au nazisme et au racisme, mêlés de considérations biologiques. Ce message m'a fortement influencé.
Il y a aussi "Robinson Crusoë", de Daniel Defoe. Là, ce qui m'a fasciné c'est cette expérience de reconstruction d'un monde humain à partir de rien. Partir de quelques débris pour reconstituer un mode de vie. C'est aussi la puissance du savoir sur l'inconnu, l'hostile.
Le relativisme, l'esprit critique de Montaigne m'ont toujours séduit. La remise en question du monde de son époque mais aussi de notre univers actuel fait de ses textes une fabuleuse manière de prendre ses distances, et d'élever le niveau de la réflexion. J'apprécie beaucoup son chapitre sur les cannibales, et son parallèle avec l'Inquisition.
Dans un domaine très différent, je voudrais citer "La dialectique de la Nature", d'Engels, point de vue captivant de ce penseur sur la science de son temps, qui replace l'évolution humaine, l'outil et le travail dans une perspective nouvelle. Je partage tout à fait son point de vue sur le travail perçu comme un facteur d'hominisation, de socialisation, ce qui en fait un moteur essentiel de l'évolution des sociétés.
J'ai beaucoup aimé la littérature d'Henry Miller, le théatre de Shakespeare, et celui de la Grèce antique.
6. Hubert Curien
Cristallographe. Ministre de la recherche et de l'espace
Mes rencontres avec des livres ont été nombreuses, mais s'il n'en faut citer que trois, je commencerai par "Sans Famille", d'Hector Malot, à qui j'accorde la palme de mes lectures enfantines. Je me suis plongé avec ravissement dans cet océan de bons sentiments.
Puis vint Victor Hugo et sa "Légende des Siècles", éblouissante démonstration de l'art du verbe et du jeu des rimes.
Dans le domaine de la philosophie, pourquoi ne pas citer "Les atomes", de Jean Perrin, impressionnante leçon de logique scientifique et de foi dans l'intelligence.
Dans un autre domaine, je voudrais encore mentionner le choc ressenti par le petit vosgien de douze ans que j'étais, en 1937, lors de ma venue à Paris et de ma visite de l'Exposition Universelle. Ce ne sont ni le pavillon du Japon, ni celui de l'URSS qui me bouleversent, mais le Palais de la Découverte : la science expliquée, mise entre vos mains, c'est délicieux.
Plus tard, en 1947, ce fut aussi la découverte de la musique, à un concert de Yehudi Menuhin. Et finalement, en 1949, tombé amoureux d'une camarade d'études, je suis présenté à son père. Il s'agit de Georges Dumézil. Je souhaite à tous d'être le gendre d'un aussi grand savant.
7. Boris Cyrulnik
Psychiatre, éthologue
Sous le signe du lien, Ed Hachette
Les livres qui m'ont marqué, je les ai découvert enre 15 et 20 ans, à l'âge des grandes empreintes sociales. Et si je m'en souviens, 40 ans plus tard, c'est que ma sensibilité à ces ouvrages était particulièrement grande. Le premier, c'est "La vie des fourmis", d'Henri Fabre. Son ouvrage m'a ravi par la "scientifisation" de l'observation de la nature et du vivant qu'il représentait pour moi. Il y a surtout "Les animaux dénaturés" de Vercors, qui pose un problème fondamental sur le ton du bavardage. Qui est "homme" ? En fait c'est un débat autour de la guerre, l'ouvrage d'un résistant qui a mélangé l'action et la réflexion, ce qui emporte mon admiration. J'y trouve l'idée que celui qui pense mal est condamné à mort, car il est sous-homme. Une expérience largement vécue pendant le conflit mondial, et que l'on retrouve aujourd'hui, du côté de la Yougoslavie par exemple.
'L'île aux pingouins" d'Alphonse Daudet, développe un thème qui a été repris par William Golding dans "Sa majesté des mouches". La survie dans une île s'articule autour des nécessité de l'espèce, les pingouins recréent un monde de pingouins, les hommes un univers d'hommes.
Cela m'amène à la réflexion qu'en général ceux qui, pensent qu'il est possible de prendre le pouvoir par la force sont ceux qui croient distinguer que les animaux et les autres hommes procèdent de la sorte, tandis que ceux qui pensent différemment observent que les dominants sont les individus plus politiques, qui savent provoquer une coopération.
Globalement, les problèmes qui m'on passionné dans ces livres sont ceux du passage de la nature à la culture. Je pense que c'est une clef essentielle pour saisir notre fonctionnement, et qu'il faut violemment se garder d'être simpliste dans ce domaine. Car dans ce domaine les fausses pistes empoissonnent trop volontiers notre pensée occidentale.
8. Gérard Mégie
Directeur adjoint du service d'aéronomie du CNRS
Ozone, l'équilibre rompu, Ed du CNRS
Vers 12-13 ans, j'ai été transporté par "Le petit Chose", d'Alphonse Daudet.. C'est un livre très classique, qui raconte une extraction modeste, la puissance de la formation scolaire et intellectuelle, l'émergence de la personnalité. Cela m'a fasciné.
Un peu plus tard, il y et Victor Hugo et Stendhal, pour la puissance de leur verbe, et Vercors, avec "Le silence de la mer". Je voudrais aussi citer les écrits et les planches de Buffon, et de Fabre (la vie des fourmis), qui m'ont emballés vers 16-17 ans.
Aucun de ces livres n'a décidé de ma destinée scientifique, car l'étais sur les rails de la formation, par le lycée Louis le Grand à Paris, puis l'école Polytechnique, mais il ont contribué à forger doucement mon âme scientifique. Plus tard, à la fin de mes études, la visite du Professeur Jacques Blamont a décidé de ma spécialité scientifique à travers le goût du spatial.
Aujourd'hui je suis un lecteur assidu de Michel Serres, mais aussi de Descartes (La philosophie des sciences). Et je garde un faible pour mes lectures politiques de la fin des années 60 : Edgar Morin et Yvan Ilitch.
Le dernier livre important que j'ai lu ? "Le chercheur d'or", par le Clezio. La musique de son écriture, l'atmosphère de cet auteur me fascinent.
9. André Lebeau
Directeur de la météorologie nationale (Météo France)
L'espace en héritage, Ed Odile Jacob
A l'âge de 7 ans, j'ai lu intégralement l'Iliade et l'Odyssée, dans la bibliothèque de mes grands-parents. Homère fut mon premier contact avec la littérature, et un choc profond. J'en ai gardé la conviction que même les grands textes sont souvent accessibles aux très jeunes.
Plus tard, au Lycée, ce furent les "Fleurs du Mal", de Baudelaire. Pas très original, mais je savais les vers par coeur, du début à la fin, le livre était en permanence dans ma poche.
Deux autres livres ont influé sur mes activités. Oisans, de Jacques Boelle, a fait de moi un alpiniste, pendant que j'étais élève à l'Ecole Normale, le livre en deux volumes de Michel Barré sur son expédition en Antarctique de 1947 m'a conquis au point de me faire promettre de connaître un hivernage dans ces contrées. Agrégé de physique, je fût membre de la seconde expédition antarctique française, entre 1956 et 1958.
L'auteur qui m'accompagne e plus au fil des ans est Proust. cet univers complet, possédant une existence propre, ma' toujours séduits. je me souviens de longues soirées à Moscou, lorsque je m'occupais de la coopération spatiale franco-soviétique. Proust m'y a été d'un grand secours...
10. François Morel
Académicien
Directeur du laboratoire de physiologie cellulaire du Collège de France
Dans le domaine littéraire, l'esprit dont la rencontre m'a marqué est celui de Paul Valéry. ses essais, comme "L'homme et la coquille" sont d'une actualité trépidante, son regard sur le monde n'a cessé de me surprendre. C'est une réflexion étonnamment profonde sur la science et ses relations avec la société, alors que Valéry n'était pas scientifique. mais il saisissait tellement bien toutes les subtilités de nos débats qu'il les faisait avancer avec une aisance déconcertante.
Les autres grands chocs culturels ont plutôt été rencontrés dans le monde pictural. les peintures du suisse Paul Klee ou de Juan Miro m'ont touché. C'est bien entendu plus superficiel qu'un bon essai philosophique, mais j'ai été très sensible à l'expression de l'art espagnol pour de raisons de contexte historique. J'étais à Genève lors de la guerre d'Espagne, et bon nombre de toiles avaient été mises à l'abri dans les musées. J'y ai pris l'habitude de fréquenter les expositions, à travers le monde, lors de mes déplacements de scientifique. J'ai également eu la chance de connaître Jacometti. Ce n'est pas mon sculpteur préféré, car éloigné de mes canons esthétiques, mais son talent était réellement fabuleux.
11. Jean Audouze
Astrophysicien. Conseiller scientifique du Président de la République
Conversations sur l'invisible; Ed Belfond
Il y a un thème que j'aime depuis toujours, je crois, au théatre, à l'opéra, dans les romans, celui de Don Juan. Cet homme qui se cherche, déchiré par ses passions, ses pulsions, qui se débat me fascine. Je ne me prends par pour Casanova, loin de là, et je n'ai pas l'ombre d'une envie de lui ressembler. Mais les oeuvres artistiques qui tournent autour de ce thème sont à mes yeux, particulièrement fortes.
De façon générale, j'ai un goût prononcé pour les auteurs qui jouent avec le mot et le verbe. Queneau, Perec, Vian sont de ceux-là. mais le Gargantua de Rabelais me comble également. le mot devient chez ces hommes un élément artistique d'une puissance étonnante, et la truculence de la langue vous surprend en permanence. Le plus saisissant, peut-être, c'est que ces auteurs trouvent souvent, dans les contraintes des règles qu'ils s'imposent, de nouveaux espaces d'expression et de liberté.
Je voudrais aussi mentionner mon attirance pour les horizons étranges. Les voyages de Gulliver, les textes d'Edgar Poe, d'Ambrose Pierce, même la science fiction, avec des écrivains comme Philip K. Dick, me font voyager avec une facilité déconcertante.
12. Yves Coppens
Académie des Sciences
Préhistorien. Professeur au Collège de France.
Plusieurs livres, dont "Le rêve de Lucy"
Mes rencontres avec l'histoire ont été des chocs importants,et c'est sans doute sur le terrain, pendant la guerre, en Bretagne, que ma carrière scientifique s'est dessinée. Une falaise qui venait de s'effondrer dans le Golfe du Morbihan m'a révélé un site gaulois, datant l'époque de la conquête romaine. J'en ai ressenti une émotion très forte, et un trouble réel à l'idée que notre sol puisse être truffé de témoignages de notre histoire.
Un autre évènement fut, à la même époque, ma rencontre avec un professeur de lettres du Lycée de vannes, Pierre Cogny, qui a fait exploser mon horizon intellectuel, et a réussi à me passionner pour le latin. A tel point que je lisais et recopiais sans cesse les textes de Jules César, "De bello gallico", et je grommelais en permanence contre les mensonges du conquérant, qui ne reculait devant aucune tromperie pour obtenir de Rome des troupes et les moyens de poursuivre ses activités militaires.
Parmi les auteurs qui sont restés présents à ma mémoire, je citerai Malsherbes, Dubellay, Montaigne, pour les grands classiques,et Chateaubriand pour les romantiques. J'appréciais beaucoup son "Génie du christianisme", mais il est certain que je ne le relirai pas de la même manière aujourd'hui.
En philosophie des sciences, il y a bien sûr les immenses, Einstein ou Teillard de Chardin
Quels furent vos prémiers émois, en dehors ou avec la science ?
1. Jean-Pierre Changeux
Académie des Sciences
Directeur du laboratoire de neurobiologie moléculaire (CNRS-Institut Pasteur)
L'homme neuronal, ed Fayard
Le premier choc culturel de ma vie est la visite des collections du Muséum d'Histoire Naturelle, quand j'avais dix ans, associé à la lecture des "Souvenirs entomologiques" de Fabre, vers la même époque.
Frappé par la beauté et la diversité des formes animales, mais également par la richesse du comportement, c'est aussi le moment ou je rencontre les idées darwiniennes sur l'évolution.
Plus tard, un autre grand moment a été mon contact avec Jacques Monod, qui fut mon patron vers 22 ans. Son ouvrage "Le hasard et la nécessité" m'a marqué au plus haut point, et montré qu'un scientifique peut être bon philosophe.
J'ai aussi découvert à cette époque Saint John Perse, à travers des poèmes comme "Amers", qui me séduisaient par la précision, notamment des noms d'insectes et de plantes insérés dans les textes comme des pierres précieuses.
L'homme qui m'a acquis au matérialisme est Diderot, avec "Le rêve de d'Alembert". Ce mélange d'humour, d'imagination, et de réflexions scientifiques très solides, joint à une profonde humanité représente pour moi une qualité de pensée et d'écriture inégalée depuis.
Dans un tout autre domaine, la peinture du 17-ème siècle, je mentionnerai la monographie "Jean Jouvenet", un élève du peintre Lebrun, écrite par Antoine Schnapper, professeur d'histoire de l'art à la Sorbonne. C'est une réflexion sur le "grand genre", peinture religieuse et mythologique avec un message humaniste égaré depuis.
Et puis il y a aussi "L'entraide", du Prince Kropotkine, un anarchiste de la fin du XIX-ème, qui se préoccupait de fonder l'éthique sur l'entraide dans un cadre évolutionniste.
2. André Langaney
Responsable du Laboratoire d'Anthropologie Biologique du Musée de l'Homme (Muséum-CNRS), Paris
Le sexe et l'innovation, ed du Seuil
Mon premier grand choc de lecture, vers 12 ans, est un ouvrage un peu tarte qui s'appelait "capturez-les vivants", et qui racontait l'aventure d'un type qui capturait des animaux pour les parcs zoologiques. Cela a contribué à déclencher chez moi un goût pour l'exotisme et la nature en général. Cela explique peut-être pourquoi j'adore aller sur le terrain.
Plus tard, il y a eu "les animaux dénaturés", de Vercors. Un très grand livre, qui résume toute l'anthropologie dans la tentative de définition de l'homme. Et puis "La clef des gestes" de Desmond Morris, pour la qualité de sa vison sur les communications entre les individus.
Dans le domaine de la fiction pure, "La condition humaine", par la violence, les déchirements liés à la haine et l'extrémisme des situations. Qui se rapportaient un peu à ce que vivais, adolescent dans un collège où je me trouvais déchiré entre des amis pro-indépendance et une famille avec des branches pieds-noirs. Où est la vérité ?
Camus, également, traite souvent ce thème, dans l'ensemble de son oeuvre. J'aime également beaucoup Dostoïevsky
Dans le domaine musical, j'ai un très net penchant pour les musiques exotiques. Qui permettent de pénétrer dans l'univers émotionnel des gens qui créent la musique. Le meilleur exemple, au Sénégal oriental, est la musique des Bedik, une polyphonie inaudible pour la plupart des gens, mais qui porte remarquablement les émotions.
3. Daniel Cohen
Directeur du Centre d'Etudes du Polymorphysme Humain, Paris
J'ai toujours été dans une filière musicale, et j'ai faillit devenir pianiste avant de devenir chercheur. J'ai eu le Premier prix du conservatoire quand j'étais en Maths Sup. Le choix a été extrèmement douloureux. La musique a bercé ma vie, et m'a conduit à m'interroger sur ses liens avec la recherche. En fait, à mes yeux, les univers deux sont très proches. La recherche consiste à construire des expériences aux résultat impalpables, et la musique, un peu de la même façon, désire restituer à travers quelque chose d'impalpable, la pièce musicale, des émotions, des éléments de votre environnement.
En littérature, il y a un livre que je mettrai par dessus tout, et pas spécialement parce qu'il s'agit d'un homonyme, c'est "Le livre de ma mère" d'Albert Cohen. Ce n'est pas une oeuvre de fiction, en fait je préfère les histoires vécues aux romans. Il y raconte sa mère de façon inégalée. Je l'ai relu quinze fois. L'humour, la désinvolture de sa vision de la vie, mais en même temps la puissance, le mordant de sa pensée m'a réellement marqué. Et m'a conduit, au passage, à réfléchir à l'utilité de cette obsession des chercheurs à vouloir être reconnu par leurs pairs.
Plus jeune j'étais évidemment fanatique de Baudelaire, mais "La ballade des pendus" de Villon, comme Ronsard et Montaigne sont très présents dans mes souvenirs. Montaigne, sa sagesse... Il y a une maxime à laquelle je pense souvent : "Il n'y a de fols que certains irrésolus". Dans notre monde scientifique il est essentiel de savoir se tromper, de pouvoir le reconnaître. Tout le problème réside dans le fait que cela demeure très mal perçu par la communauté.
4. David Ruelle
Académie des Sciences
Professeur de physique théorique à l'Institut des hautes études scientifiques, Bures-sur-Yvette
Hasard et chaos, ed Odile Jacob
Les oeuvres qui m'on vraiment marqué sont "littéraires". J'ai lu beaucoup de livres de vulgarisation, et de manuels qui me tombaient sous la main étant jeune, mais aucun ne m'a particulièrement marqué.
J'ai découvert les quatre évangiles étant très jeune, et bien que je sois devenu fermement athée, ils demeurent une référence. Un grand nombre de mes décision morales sont prises en suivant ou en rejetant cette référence. Du point de vue littéraire et poétique, cela reste une oeuvre époustouflante.
"Paroles" des Jacques Prévert est le livre d'une génération, de mon adolescence. J'en ai acheté, lu, relu plusieurs exemplaires, abandonnés ensuite çà et là. Un livre non conformiste, et je suis mal à l'aise de voir des lycées Prévert, et de voir le poète quasiment canonisé.
Une des lectures qui m'ait le plus marqué à l'âge adulte est "El laberinto de la Soledad", d'Ocatavio Paz. Un des regards les plus lucides sur le monde d'aujourd'hui. Une citation me revient : "Penser es el primer deber de la inteligensia. Y en ciertos casos, el unico". Cela me paraît si juste, et pourtant des générations d'intellectuels ont milité d'abord, et pensé ensuite...
5. Jean-Pierre Gasc
Spécialiste de la locomotion animale au Muséum National d'Histoire Naturelle.
L'ouvrage qui reste présent à mon souvenir de l'adolescence, Quand j'étais élève au Lycée Henri IV, est "L'hippopotame et le philosophe" de Théodore Monod. C'est la réunion des textes qu'il avait écrit pour l'antenne de radio Dakar, pendant la guerre. Ce sont les propos d'un humaniste face au nazisme et au racisme, mêlés de considérations biologiques. Ce message m'a fortement influencé.
Il y a aussi "Robinson Crusoë", de Daniel Defoe. Là, ce qui m'a fasciné c'est cette expérience de reconstruction d'un monde humain à partir de rien. Partir de quelques débris pour reconstituer un mode de vie. C'est aussi la puissance du savoir sur l'inconnu, l'hostile.
Le relativisme, l'esprit critique de Montaigne m'ont toujours séduit. La remise en question du monde de son époque mais aussi de notre univers actuel fait de ses textes une fabuleuse manière de prendre ses distances, et d'élever le niveau de la réflexion. J'apprécie beaucoup son chapitre sur les cannibales, et son parallèle avec l'Inquisition.
Dans un domaine très différent, je voudrais citer "La dialectique de la Nature", d'Engels, point de vue captivant de ce penseur sur la science de son temps, qui replace l'évolution humaine, l'outil et le travail dans une perspective nouvelle. Je partage tout à fait son point de vue sur le travail perçu comme un facteur d'hominisation, de socialisation, ce qui en fait un moteur essentiel de l'évolution des sociétés.
J'ai beaucoup aimé la littérature d'Henry Miller, le théatre de Shakespeare, et celui de la Grèce antique.
6. Hubert Curien
Cristallographe. Ministre de la recherche et de l'espace
Mes rencontres avec des livres ont été nombreuses, mais s'il n'en faut citer que trois, je commencerai par "Sans Famille", d'Hector Malot, à qui j'accorde la palme de mes lectures enfantines. Je me suis plongé avec ravissement dans cet océan de bons sentiments.
Puis vint Victor Hugo et sa "Légende des Siècles", éblouissante démonstration de l'art du verbe et du jeu des rimes.
Dans le domaine de la philosophie, pourquoi ne pas citer "Les atomes", de Jean Perrin, impressionnante leçon de logique scientifique et de foi dans l'intelligence.
Dans un autre domaine, je voudrais encore mentionner le choc ressenti par le petit vosgien de douze ans que j'étais, en 1937, lors de ma venue à Paris et de ma visite de l'Exposition Universelle. Ce ne sont ni le pavillon du Japon, ni celui de l'URSS qui me bouleversent, mais le Palais de la Découverte : la science expliquée, mise entre vos mains, c'est délicieux.
Plus tard, en 1947, ce fut aussi la découverte de la musique, à un concert de Yehudi Menuhin. Et finalement, en 1949, tombé amoureux d'une camarade d'études, je suis présenté à son père. Il s'agit de Georges Dumézil. Je souhaite à tous d'être le gendre d'un aussi grand savant.
7. Boris Cyrulnik
Psychiatre, éthologue
Sous le signe du lien, Ed Hachette
Les livres qui m'ont marqué, je les ai découvert enre 15 et 20 ans, à l'âge des grandes empreintes sociales. Et si je m'en souviens, 40 ans plus tard, c'est que ma sensibilité à ces ouvrages était particulièrement grande. Le premier, c'est "La vie des fourmis", d'Henri Fabre. Son ouvrage m'a ravi par la "scientifisation" de l'observation de la nature et du vivant qu'il représentait pour moi. Il y a surtout "Les animaux dénaturés" de Vercors, qui pose un problème fondamental sur le ton du bavardage. Qui est "homme" ? En fait c'est un débat autour de la guerre, l'ouvrage d'un résistant qui a mélangé l'action et la réflexion, ce qui emporte mon admiration. J'y trouve l'idée que celui qui pense mal est condamné à mort, car il est sous-homme. Une expérience largement vécue pendant le conflit mondial, et que l'on retrouve aujourd'hui, du côté de la Yougoslavie par exemple.
'L'île aux pingouins" d'Alphonse Daudet, développe un thème qui a été repris par William Golding dans "Sa majesté des mouches". La survie dans une île s'articule autour des nécessité de l'espèce, les pingouins recréent un monde de pingouins, les hommes un univers d'hommes.
Cela m'amène à la réflexion qu'en général ceux qui, pensent qu'il est possible de prendre le pouvoir par la force sont ceux qui croient distinguer que les animaux et les autres hommes procèdent de la sorte, tandis que ceux qui pensent différemment observent que les dominants sont les individus plus politiques, qui savent provoquer une coopération.
Globalement, les problèmes qui m'on passionné dans ces livres sont ceux du passage de la nature à la culture. Je pense que c'est une clef essentielle pour saisir notre fonctionnement, et qu'il faut violemment se garder d'être simpliste dans ce domaine. Car dans ce domaine les fausses pistes empoissonnent trop volontiers notre pensée occidentale.
8. Gérard Mégie
Directeur adjoint du service d'aéronomie du CNRS
Ozone, l'équilibre rompu, Ed du CNRS
Vers 12-13 ans, j'ai été transporté par "Le petit Chose", d'Alphonse Daudet.. C'est un livre très classique, qui raconte une extraction modeste, la puissance de la formation scolaire et intellectuelle, l'émergence de la personnalité. Cela m'a fasciné.
Un peu plus tard, il y et Victor Hugo et Stendhal, pour la puissance de leur verbe, et Vercors, avec "Le silence de la mer". Je voudrais aussi citer les écrits et les planches de Buffon, et de Fabre (la vie des fourmis), qui m'ont emballés vers 16-17 ans.
Aucun de ces livres n'a décidé de ma destinée scientifique, car l'étais sur les rails de la formation, par le lycée Louis le Grand à Paris, puis l'école Polytechnique, mais il ont contribué à forger doucement mon âme scientifique. Plus tard, à la fin de mes études, la visite du Professeur Jacques Blamont a décidé de ma spécialité scientifique à travers le goût du spatial.
Aujourd'hui je suis un lecteur assidu de Michel Serres, mais aussi de Descartes (La philosophie des sciences). Et je garde un faible pour mes lectures politiques de la fin des années 60 : Edgar Morin et Yvan Ilitch.
Le dernier livre important que j'ai lu ? "Le chercheur d'or", par le Clezio. La musique de son écriture, l'atmosphère de cet auteur me fascinent.
9. André Lebeau
Directeur de la météorologie nationale (Météo France)
L'espace en héritage, Ed Odile Jacob
A l'âge de 7 ans, j'ai lu intégralement l'Iliade et l'Odyssée, dans la bibliothèque de mes grands-parents. Homère fut mon premier contact avec la littérature, et un choc profond. J'en ai gardé la conviction que même les grands textes sont souvent accessibles aux très jeunes.
Plus tard, au Lycée, ce furent les "Fleurs du Mal", de Baudelaire. Pas très original, mais je savais les vers par coeur, du début à la fin, le livre était en permanence dans ma poche.
Deux autres livres ont influé sur mes activités. Oisans, de Jacques Boelle, a fait de moi un alpiniste, pendant que j'étais élève à l'Ecole Normale, le livre en deux volumes de Michel Barré sur son expédition en Antarctique de 1947 m'a conquis au point de me faire promettre de connaître un hivernage dans ces contrées. Agrégé de physique, je fût membre de la seconde expédition antarctique française, entre 1956 et 1958.
L'auteur qui m'accompagne e plus au fil des ans est Proust. cet univers complet, possédant une existence propre, ma' toujours séduits. je me souviens de longues soirées à Moscou, lorsque je m'occupais de la coopération spatiale franco-soviétique. Proust m'y a été d'un grand secours...
10. François Morel
Académicien
Directeur du laboratoire de physiologie cellulaire du Collège de France
Dans le domaine littéraire, l'esprit dont la rencontre m'a marqué est celui de Paul Valéry. ses essais, comme "L'homme et la coquille" sont d'une actualité trépidante, son regard sur le monde n'a cessé de me surprendre. C'est une réflexion étonnamment profonde sur la science et ses relations avec la société, alors que Valéry n'était pas scientifique. mais il saisissait tellement bien toutes les subtilités de nos débats qu'il les faisait avancer avec une aisance déconcertante.
Les autres grands chocs culturels ont plutôt été rencontrés dans le monde pictural. les peintures du suisse Paul Klee ou de Juan Miro m'ont touché. C'est bien entendu plus superficiel qu'un bon essai philosophique, mais j'ai été très sensible à l'expression de l'art espagnol pour de raisons de contexte historique. J'étais à Genève lors de la guerre d'Espagne, et bon nombre de toiles avaient été mises à l'abri dans les musées. J'y ai pris l'habitude de fréquenter les expositions, à travers le monde, lors de mes déplacements de scientifique. J'ai également eu la chance de connaître Jacometti. Ce n'est pas mon sculpteur préféré, car éloigné de mes canons esthétiques, mais son talent était réellement fabuleux.
11. Jean Audouze
Astrophysicien. Conseiller scientifique du Président de la République
Conversations sur l'invisible; Ed Belfond
Il y a un thème que j'aime depuis toujours, je crois, au théatre, à l'opéra, dans les romans, celui de Don Juan. Cet homme qui se cherche, déchiré par ses passions, ses pulsions, qui se débat me fascine. Je ne me prends par pour Casanova, loin de là, et je n'ai pas l'ombre d'une envie de lui ressembler. Mais les oeuvres artistiques qui tournent autour de ce thème sont à mes yeux, particulièrement fortes.
De façon générale, j'ai un goût prononcé pour les auteurs qui jouent avec le mot et le verbe. Queneau, Perec, Vian sont de ceux-là. mais le Gargantua de Rabelais me comble également. le mot devient chez ces hommes un élément artistique d'une puissance étonnante, et la truculence de la langue vous surprend en permanence. Le plus saisissant, peut-être, c'est que ces auteurs trouvent souvent, dans les contraintes des règles qu'ils s'imposent, de nouveaux espaces d'expression et de liberté.
Je voudrais aussi mentionner mon attirance pour les horizons étranges. Les voyages de Gulliver, les textes d'Edgar Poe, d'Ambrose Pierce, même la science fiction, avec des écrivains comme Philip K. Dick, me font voyager avec une facilité déconcertante.
12. Yves Coppens
Académie des Sciences
Préhistorien. Professeur au Collège de France.
Plusieurs livres, dont "Le rêve de Lucy"
Mes rencontres avec l'histoire ont été des chocs importants,et c'est sans doute sur le terrain, pendant la guerre, en Bretagne, que ma carrière scientifique s'est dessinée. Une falaise qui venait de s'effondrer dans le Golfe du Morbihan m'a révélé un site gaulois, datant l'époque de la conquête romaine. J'en ai ressenti une émotion très forte, et un trouble réel à l'idée que notre sol puisse être truffé de témoignages de notre histoire.
Un autre évènement fut, à la même époque, ma rencontre avec un professeur de lettres du Lycée de vannes, Pierre Cogny, qui a fait exploser mon horizon intellectuel, et a réussi à me passionner pour le latin. A tel point que je lisais et recopiais sans cesse les textes de Jules César, "De bello gallico", et je grommelais en permanence contre les mensonges du conquérant, qui ne reculait devant aucune tromperie pour obtenir de Rome des troupes et les moyens de poursuivre ses activités militaires.
Parmi les auteurs qui sont restés présents à ma mémoire, je citerai Malsherbes, Dubellay, Montaigne, pour les grands classiques,et Chateaubriand pour les romantiques. J'appréciais beaucoup son "Génie du christianisme", mais il est certain que je ne le relirai pas de la même manière aujourd'hui.
En philosophie des sciences, il y a bien sûr les immenses, Einstein ou Teillard de Chardin
jeudi 10 janvier 2008
Le temps 4. Dimension invisible
Pour Ca M'intéresse, en 1991 ou 1992
"C'est à cette heure-ci que tu arrives ?" Parmi les obsessions de notre société : la course après le temps. Rien de plus simple aujourd'hui que d'avoir au poignet l'une de ces montres reliées par radio à une horloge atomique. Dans le ventre de ce joujou très "hightech", le temps est reçu au milliardième de seconde. A quoi cela sert-il ? L'affairé qui s'offre ce scalpel à compter les microsecondes passe quant à lui sa journée à lutter contre les retards qui s'accumulent, de quart d'heures en demi-heures, pour en arriver le soir à constater qu'il lui aurait fallut une journée de 30 heures pour tenir tous ses engagements. Lorsque l'on a plus le temps, est-il bien raisonnable de le compter au milliardième de millimètre ?
Court-circuit, donc, entre deux univers. Celui des horloges atomiques à découper le temps au plus près, et nos journées, transformées en un marathon à rattraper les heures. "Le temps fabriqué par les machines est devenu une source d'information, géré par des ordinateurs à l'échelle de la planète", estime l'informaticien Thierry Breton, auteur de la "Dimension invisible" (Ed Odile Jacob). Un millionième de seconde, quand on cote des actions à Tokyo ou à New York, ce sont des yens ou des dollars. Attention : ceux qui ne sauront pas demain endiguer le flot, et se laisseront déborder par les marées du temps ne sauront plus gérer leur quotidien.
Encore faudrait-il savoir ce qu'est le temps. Dans notre monde, il est devenu protéiforme.
Le temps mesuré par millionièmes de milliardièmes de secondes, c'est par exemple la guerre. La vraie, celle des missiles. Quand un "Patriot" doit pulvériser un "Skud". L'électronique doit calculer le plus vite possible, pour localiser l'adversaire avec une précision de quelques dizaines de centimètres. Si l'adversaire occupe mieux l'espace, si son électronique sait mieux apprécier les distances, le chasseur ne rattrapera jamais sa proie. Dans le cas contraire, la menace sera anéantie. Hors une distance, pour les électroniciens, c'est depuis plus de vingt ans du temps. Celui que la lumière met à franchir cent centimètres définit même officiellement le mètre étalon depuis 1983 : 1/299 792 458-ème de seconde. Ce qui signifie qu'il faut avoir des cerveaux de missiles qui calculent le temps au moins dix fois plus vite pour trouver une proie à 10 cm près. Guerroyer, c'est aussi localiser. Un "cruise missile" qui fonce vers sa cible avec une précision "chirurgicale" , aux dires des états-majors, se guide sur une carte en mémoire dans son cerveau. Elle ne lui sert à rien s'il n'est pas en permanence guidé par des satellites, dont il sait capter les signaux et calculer les positions. Là encore, si son horloge de bord est précise au milliardième de seconde, il saura mener de savantes opérations qui lui diront où il se trouve, à quelques dizaines de centimètres près. "Collé" au terrain, à vingt mètres d'altitude, le missile évitera les collines et les lignes électriques, corrigera son cap, et trouvera jusqu'au bout son sinistre chemin.
Mais le temps, c'est aussi la guerre économique. Dans les télécommunications par exemple. Quand il s'agit de rentabiliser un satellite à 500 millions de francs, il faut lui faire relayer un maximum de conversations téléphoniques, entre Paris et Washington. Pour y parvenir, on découpe chaque conversation en tranches de quelques millionièmes de secondes, et vos propos sont entremêlés avec ceux des autres. Le trafic sur chaque voie s'en trouve centuplé. Mais il faut qu'à l'arrivée, l'horloge de l'ordinateur-décodeur soit capable de retrouver les bons "paquets" d'informations dans le flot. Et là aussi, il lui faut réagir au milliardième de seconde pour ne pas confondre vos intonations avec celles d'un secrétaire d'ambassade rappelé à l'ordre par son administration centrale.
L'enjeu du temps est aussi niché au coeur de chaque ordinateur un peu performant. Les performances de ses circuits électronique dépassent par exemple le temps que met l'information à être lue dans sa mémoire et à parcourir quelques centimètres de fil électrique. L'horloge de la machine à calculer moderne doit non seulement être rapide, pour orchestrer plusieurs milliards d'opérations à la seconde, mais également pertinente. Et "savoir" que la donnée qu'elle vient de demander en mémoire mettra 2 cent millionièmes de seconde de plus à lui parvenir qu'une autre, qu'elle doit lui additionner. Sans ce mécanisme, le plus puissant des ordinateurs à calculer la météorologie, ou les formes d'un Airbus ne serait qu'un colosse inutile.
Autant dire que pour s'assurer de la meilleure maîtrise possible du temps, le conflit est d'abord scientifique. Pour parvenir à améliorer les niveaux de précision des horloges atomiques de quelques décimales (on est aujourd'hui, pour les très bonnes horloges, au chiffre de quatorze zéros après la virgule, pour la précision relative sur une seconde), on remplace les aimants des versions précédentes par des lasers, on immobilise les atomes sur place pour mieux compter les mouvements de leurs électrons. But de l'opération : "piéger", "trapper" les grains de matière (atomes de césium) pour mieux les surveiller et en faire de meilleurs métronomes. En arrachant ces atomes aux lois qui gouvernent notre monde : la pesanteur, la chaleur, l'inertie, ils pourront mieux se livrer à leur seul penchant pour la vibration, avec une régularité d'horloge ! On tente ainsi au Laboratoire du temps et des fréquences de l'Observatoire de Paris à les promener doucement vers le haut dans une "fontaine" atomique, pour compenser la gravitation. Parmi les mieux armés dans cette compétition, le NIST américain (National Institute of Standards and Technology) à Boulder, Colorado. L'un des objectifs y est de remplacer l'actuel défilé d'atomes de césium en une nasse à piégeage d'ions. C'est sur un tel "aquarium", où l'on verrait frétiller les atomes que travaillent le physicien James Berquist, et à Orsay, au laboratoire de l'horloge atomique, Michel de Saintfuscien.
A l'Ecole Normale Supérieure de Paris, dans la laboratoire de Claude Cohen-Tannoudji, on réfléchit à d'autres techniques, comme le refroidissement des atomes au voisinage du zéro absolu (moins 273 degrés C). Gelés sur place par des lasers qui absorbent l'énergie, les atomes pourraient être mis en vibration, débarrassés des perturbations dues à la chaleur, et à leur propres réactions.
"L'étude des étoiles et de l'univers, les télécommunications sans oublier les satellites, les systèmes de positionnement et de navigation sont aujourd'hui largement dépendants de cette capacité à fabriquer le temps". Bernard Guinot, chercheur français, est bien placé pour le savoir. C'est lui qui a mis en place l'actuel système international du temps. Tandis qu'il flatte de sa main l'horloge atomique, qui au pavillon de Breteuil surveille la dérive de l'heure française, un peu plus loin, sur un listing en cours d'impression s'affichent sans honte les décalages de quelques 200 autres horloges atomiques situées dans le monde entier. Pas de quoi frémir d'inquiétude : il s'agit ici de millièmes de millionièmes de seconde de décalage. A côté de Paris, dans le lieu verdoyant où trônent le kilogramme et le mètre étalon, se distille ainsi en permanence le Temps Atomique International.
"Si les ordinateurs japonais n'utilisaient pas les mêmes synchronisations horaires que ceux ayant cours en Europe, cela rendrait les opérations boursières impossibles", explique Bernard Guinot.
Dure réalité, le temps que forgent les hommes n'est que le produit arithmétique et virtuel d'une moyenne démocratique, calculé par une assemblée d'horloges. A tel point que si l'ensemble de ces horloges avançait ou retardait de concert, on ne s'en apercevrait pas forcément, puisqu'il n'y a plus de référence "réelle". "Un risque infime", se hâte de rassurer Guinot.
Pour battre la seconde, pour créer cette mesure du temps qui n'existe que dans le cerveau humain, on a commencé par utiliser la durée moyenne du jour. Pour les astronomes de jadis, la seconde était le 86 400ème partie du jour solaire. La rotation et l'orbite de la Terre étant en fait une denrée éminemment variable, on a ensuite utilisé le 31 556 925ème de l'année. Une mesure un peu plus précise, destinée aux scientifiques. Mais quand les physiciens inventèrent l'horloge à césium, dans les années 50, électroniciens, géologues, militaires et spécialistes de télécommunications, tous ceux qui connaissaient des réels besoins de précision croissant se ruèrent sur la technologie. La seconde devenait le temps qui s'écoule entre 9 192 631 770 transitions électroniques de l'atome de césium 133. Dans de telles horloges les atomes de césium 133, non radioactif, sont excités, puis calmés dans un champ magnétique. En vibrant, ils livrent un tempo extrêmement rapide et stable. Une débauche de précision qui allait très vite s'imposer à la société, et tout utilisateur (professionnel) du temps peut aujourd'hui acquérir une horloge atomique de bonne qualité, pour un peu plus de 200.000 francs, chez un constructeur comme Texas Instrument. Victimes de cette justesse, les astronomes qui surveillent les irrégularités de la rotation de la Terre, sont obligés de demander que l'on retarde ou que l'on avance les horloges légales d'une ou deux secondes, afin que le temps variable de la planète et celui, quasi-parfait de nos garde-temps technologiques, restent en symbiose. Puisque cette année la planète a été un peu plus régulière, la prochaine mise à l'heure n'est prévue que le 30 juin 1992, au lieu de décembre, traditionnel moment du règlage.
Ce temps qui n'existe plus que dans les machines les plus perfectionnées n'a pas finit de nous décontenancer. Les scientifiques eux-mêmes, ont un peu de mal à relire leurs équations.
Comme tout un chacun, les savants de l'Antiquité commencèrent par admettre que le temps s'écoulait de manière constante. Puis avec des arguments de plus en plus surprenants (mais solides), ils ont décrété, avec Einstein, que le temps était un insupportable galopin, qui ne cessait de varier en tous lieux. A tel point que dans notre univers, aucune communication ne sera jamais possible entre des planètes lointaines, car en des endroits animés de vitesses différentes (l'effet big bang éloigne les objets du cosmos de façon irrégulière), nous ne vivons pas le même déroulement du temps. Si elle n'a rien de révolutionnaire, la théorie de la relativité est encore loin d'avoir fait admettre tous ses effets dans les esprits humains. Prenons le simple fait que la vitesse de la lumière soit désignée comme constante dans notre univers. Et que la gravitation, la force qu'exerce toute masse sur une autre, bien à sa place dans les équations d'Einstein, puisse venir perturber les phénomènes physiques. Cela implique automatiquement que le temps devienne une denrée variable.
L'une des images les plus claires est celle d'un faisceau de lumière, comme celui d'un laser. Hors de toute influence gravitationnelle, dans le grand large du cosmos, il se propage en ligne droite. Si l'on fait passer ce même faisceau dans un champ gravitationnel très intense, comme celui d'une étoile mourante ou d'un trou noir, il va se trouver dévié, freiné, car les photons ont une masse. Mais non, c'est impossible ! Dans notre physique, la vitesse de la lumière est constante. C'est donc que le temps, à l'échelle des grains de lumière sous influence de cette force de gravitation, a varié. Ce temps là peut même s'immobiliser, voire s'inverser si les photons semblent faire demi-tour, comme dans un trou noir ! En d'autres termes, quand il n'y a plus de lumière quelque part, c'est que le temps ne se déroule plus dans ce coin d'espace.
Cela semble abstrait ? L'exemple des astronautes jumeaux va dans le même sens : si l'on embarque un garçon dans une fusée, en laissant son jumeau au sol, quand il reviendra se poser au terme de son périple, son frère demeuré sur Terre le trouvera plus jeune que lui ! Autre expérience, cette fois vécue par Bernard Guinot : "Dans les années 60, nous promenions dans le monde entier des horloges atomiques, afin de les comparer entre elles, pour bâtir un temps international le plus juste possible. A chaque voyage en avion, les horloges se déréglaient de quelques milliardièmes de seconde, en raison de la variation de la gravitation, et de la vitesse du jet. Nous devions ensuite les remettre à l'heure en calculant les perturbations liées aux phénomènes de la relativité", se souvient Bernard Guinot.
Ce qui signifie aussi qu'en surveillant le compteur d'une horloge atomique très précise, à 16 zéros après la virgule, on pourrait "voir" les perturbations que provoquent sur la trame du cosmos des explosions d'étoiles mourantes (supernova). De quoi vérifier plus d'une théorie, tel les ondes gravitationnelles, des perturbations de l'espace-temps prévues par Einstein, et que les physiciens européens veulent guetter dans le cadre du projet de détecteur VIRGO, muni d'un laser stabilisé par une horloge ultra-régulière. A chaque fois qu'une onde gravitationnelle, une sorte de vague perturbant la gravité de l'espace traversera le système, elle sera trahie.
Pourtant, aussi précis soit-il, le temps des physiciens demeurera à jamais une outrancière simplification. Un moyen rudimentaire de symboliser l'essence du temps. On pense au métronome qui compte le temps, les secondes. Une horloge atomique, même perfectionnée à outrance, ne reste que cela. Elle n'a pas d'intelligence du temps : elle reproduit un phénomène le plus fidèlement possible, inlassablement "Une meilleure encore est celle du cinéma : on compte les images et l'on dit : à telle image il se passe ceci, à telle autre il se passe cela. Ce temps de la physique n'a qu'un mince rapport avec le temps réel. Celui-ci est plus complexe, on le sent bien", estime l'astrophysicien Hubert Reeves. "Par exemple, on sait bien qu'au quotidien il est impossible de reculer dans le temps, et que nombre changements ne se passent que dans un sens. Vous ne voyez jamais une personne rajeunir, sa figure va en vieillissant. Et une voiture qui en a enfoncé une autre ne la réparera pas en faisant marche arrière", poursuit Reeves. Mais alors, pourquoi le temps des équations, lui, semble-t-il réversible ?
"La théorie de la relativité elle, pense le passé, le présent et le futur "à la fois"", explique le physicien Bernard d'Espagnat. Il faut entendre par là que le passé et le futur existent autant que le présent. Ce qui ne veut pas tout à fait dire en "même temps". D'Espagnat propose un exemple pour ce distinguo : un alpiniste en plein effort, vissé à sa paroi. Il perçoit en permanence à la fois la vallée dont il est parti, le sommet qu'il va atteindre, la falaise sur laquelle il s'échine. Pour lui, les trois notions co-existent. Le fait d'avancer et créateur d'information. Et si l'on pouvait reculer le temps, rebrousser chemin, ce serait pour de nombreux chercheurs nier cette création. Le temps condamné à avancer ? La clef de la vie et de sa diversité dans notre monde.
Encadré
Voyager dans le temps-là, est-ce possible ? C'est ce qu'affirment des physiciens, comme les Britanniques Felicity Mellor et Ian Moss, de l'Université de Newcastle upon Tyne. En travaillant à partir des équations relativistes, ces chercheurs ont trouvé des court-circuits permettant de se déplacer dans le temps, sans changer de lieu. Ces étranges créatures de notre univers ont été baptisé "trous de vers" (wormholes), car il permettent de voyager dans des espèces de tunnels reliant des sites différents de la structure espace-temps. En faisant un simple pas, on passe de la Guerre du Golfe aux premiers émois des Néanderthaliens. Pour expliquer cela, les physiciens adorent l'exemple du ver situé à la surface d'une pomme. Il a deux solutions pour se déplacer sur le fruit. Soit il emprunte le chemin de la surface, ce qui est relativement long, ou bien il coupe au plus court, croque dans la pomme, creuse un "trou de ver" pour ressortir de l'autre côté. Le débat fait rage entre les théoriciens pour savoir si ce genre de "visions mathématiques", construites à partir d'équations, ont une réalité dans notre monde.
Après de sérieuses réticences de la part de physiciens comme Stephen Hawking (célèbre auteur "d'une brève histoire du temps") et Roger Penrose, il semble que les partisans du voyage dans le temps aient repris l'avantage. Ils ont notamment montré que de la matière pouvait voyager dans ces court-circuits de l'espace-temps, sans se trouver désintégrée. Tout le problème est que l'on parle ici de particules, et non d'hommes. Et jusqu'à nouvel ordre, le temps des hommes a besoin d'être vécu.par ceux-ci pour pouvoir être transposé ailleurs !
"C'est à cette heure-ci que tu arrives ?" Parmi les obsessions de notre société : la course après le temps. Rien de plus simple aujourd'hui que d'avoir au poignet l'une de ces montres reliées par radio à une horloge atomique. Dans le ventre de ce joujou très "hightech", le temps est reçu au milliardième de seconde. A quoi cela sert-il ? L'affairé qui s'offre ce scalpel à compter les microsecondes passe quant à lui sa journée à lutter contre les retards qui s'accumulent, de quart d'heures en demi-heures, pour en arriver le soir à constater qu'il lui aurait fallut une journée de 30 heures pour tenir tous ses engagements. Lorsque l'on a plus le temps, est-il bien raisonnable de le compter au milliardième de millimètre ?
Court-circuit, donc, entre deux univers. Celui des horloges atomiques à découper le temps au plus près, et nos journées, transformées en un marathon à rattraper les heures. "Le temps fabriqué par les machines est devenu une source d'information, géré par des ordinateurs à l'échelle de la planète", estime l'informaticien Thierry Breton, auteur de la "Dimension invisible" (Ed Odile Jacob). Un millionième de seconde, quand on cote des actions à Tokyo ou à New York, ce sont des yens ou des dollars. Attention : ceux qui ne sauront pas demain endiguer le flot, et se laisseront déborder par les marées du temps ne sauront plus gérer leur quotidien.
Encore faudrait-il savoir ce qu'est le temps. Dans notre monde, il est devenu protéiforme.
Le temps mesuré par millionièmes de milliardièmes de secondes, c'est par exemple la guerre. La vraie, celle des missiles. Quand un "Patriot" doit pulvériser un "Skud". L'électronique doit calculer le plus vite possible, pour localiser l'adversaire avec une précision de quelques dizaines de centimètres. Si l'adversaire occupe mieux l'espace, si son électronique sait mieux apprécier les distances, le chasseur ne rattrapera jamais sa proie. Dans le cas contraire, la menace sera anéantie. Hors une distance, pour les électroniciens, c'est depuis plus de vingt ans du temps. Celui que la lumière met à franchir cent centimètres définit même officiellement le mètre étalon depuis 1983 : 1/299 792 458-ème de seconde. Ce qui signifie qu'il faut avoir des cerveaux de missiles qui calculent le temps au moins dix fois plus vite pour trouver une proie à 10 cm près. Guerroyer, c'est aussi localiser. Un "cruise missile" qui fonce vers sa cible avec une précision "chirurgicale" , aux dires des états-majors, se guide sur une carte en mémoire dans son cerveau. Elle ne lui sert à rien s'il n'est pas en permanence guidé par des satellites, dont il sait capter les signaux et calculer les positions. Là encore, si son horloge de bord est précise au milliardième de seconde, il saura mener de savantes opérations qui lui diront où il se trouve, à quelques dizaines de centimètres près. "Collé" au terrain, à vingt mètres d'altitude, le missile évitera les collines et les lignes électriques, corrigera son cap, et trouvera jusqu'au bout son sinistre chemin.
Mais le temps, c'est aussi la guerre économique. Dans les télécommunications par exemple. Quand il s'agit de rentabiliser un satellite à 500 millions de francs, il faut lui faire relayer un maximum de conversations téléphoniques, entre Paris et Washington. Pour y parvenir, on découpe chaque conversation en tranches de quelques millionièmes de secondes, et vos propos sont entremêlés avec ceux des autres. Le trafic sur chaque voie s'en trouve centuplé. Mais il faut qu'à l'arrivée, l'horloge de l'ordinateur-décodeur soit capable de retrouver les bons "paquets" d'informations dans le flot. Et là aussi, il lui faut réagir au milliardième de seconde pour ne pas confondre vos intonations avec celles d'un secrétaire d'ambassade rappelé à l'ordre par son administration centrale.
L'enjeu du temps est aussi niché au coeur de chaque ordinateur un peu performant. Les performances de ses circuits électronique dépassent par exemple le temps que met l'information à être lue dans sa mémoire et à parcourir quelques centimètres de fil électrique. L'horloge de la machine à calculer moderne doit non seulement être rapide, pour orchestrer plusieurs milliards d'opérations à la seconde, mais également pertinente. Et "savoir" que la donnée qu'elle vient de demander en mémoire mettra 2 cent millionièmes de seconde de plus à lui parvenir qu'une autre, qu'elle doit lui additionner. Sans ce mécanisme, le plus puissant des ordinateurs à calculer la météorologie, ou les formes d'un Airbus ne serait qu'un colosse inutile.
Autant dire que pour s'assurer de la meilleure maîtrise possible du temps, le conflit est d'abord scientifique. Pour parvenir à améliorer les niveaux de précision des horloges atomiques de quelques décimales (on est aujourd'hui, pour les très bonnes horloges, au chiffre de quatorze zéros après la virgule, pour la précision relative sur une seconde), on remplace les aimants des versions précédentes par des lasers, on immobilise les atomes sur place pour mieux compter les mouvements de leurs électrons. But de l'opération : "piéger", "trapper" les grains de matière (atomes de césium) pour mieux les surveiller et en faire de meilleurs métronomes. En arrachant ces atomes aux lois qui gouvernent notre monde : la pesanteur, la chaleur, l'inertie, ils pourront mieux se livrer à leur seul penchant pour la vibration, avec une régularité d'horloge ! On tente ainsi au Laboratoire du temps et des fréquences de l'Observatoire de Paris à les promener doucement vers le haut dans une "fontaine" atomique, pour compenser la gravitation. Parmi les mieux armés dans cette compétition, le NIST américain (National Institute of Standards and Technology) à Boulder, Colorado. L'un des objectifs y est de remplacer l'actuel défilé d'atomes de césium en une nasse à piégeage d'ions. C'est sur un tel "aquarium", où l'on verrait frétiller les atomes que travaillent le physicien James Berquist, et à Orsay, au laboratoire de l'horloge atomique, Michel de Saintfuscien.
A l'Ecole Normale Supérieure de Paris, dans la laboratoire de Claude Cohen-Tannoudji, on réfléchit à d'autres techniques, comme le refroidissement des atomes au voisinage du zéro absolu (moins 273 degrés C). Gelés sur place par des lasers qui absorbent l'énergie, les atomes pourraient être mis en vibration, débarrassés des perturbations dues à la chaleur, et à leur propres réactions.
"L'étude des étoiles et de l'univers, les télécommunications sans oublier les satellites, les systèmes de positionnement et de navigation sont aujourd'hui largement dépendants de cette capacité à fabriquer le temps". Bernard Guinot, chercheur français, est bien placé pour le savoir. C'est lui qui a mis en place l'actuel système international du temps. Tandis qu'il flatte de sa main l'horloge atomique, qui au pavillon de Breteuil surveille la dérive de l'heure française, un peu plus loin, sur un listing en cours d'impression s'affichent sans honte les décalages de quelques 200 autres horloges atomiques situées dans le monde entier. Pas de quoi frémir d'inquiétude : il s'agit ici de millièmes de millionièmes de seconde de décalage. A côté de Paris, dans le lieu verdoyant où trônent le kilogramme et le mètre étalon, se distille ainsi en permanence le Temps Atomique International.
"Si les ordinateurs japonais n'utilisaient pas les mêmes synchronisations horaires que ceux ayant cours en Europe, cela rendrait les opérations boursières impossibles", explique Bernard Guinot.
Dure réalité, le temps que forgent les hommes n'est que le produit arithmétique et virtuel d'une moyenne démocratique, calculé par une assemblée d'horloges. A tel point que si l'ensemble de ces horloges avançait ou retardait de concert, on ne s'en apercevrait pas forcément, puisqu'il n'y a plus de référence "réelle". "Un risque infime", se hâte de rassurer Guinot.
Pour battre la seconde, pour créer cette mesure du temps qui n'existe que dans le cerveau humain, on a commencé par utiliser la durée moyenne du jour. Pour les astronomes de jadis, la seconde était le 86 400ème partie du jour solaire. La rotation et l'orbite de la Terre étant en fait une denrée éminemment variable, on a ensuite utilisé le 31 556 925ème de l'année. Une mesure un peu plus précise, destinée aux scientifiques. Mais quand les physiciens inventèrent l'horloge à césium, dans les années 50, électroniciens, géologues, militaires et spécialistes de télécommunications, tous ceux qui connaissaient des réels besoins de précision croissant se ruèrent sur la technologie. La seconde devenait le temps qui s'écoule entre 9 192 631 770 transitions électroniques de l'atome de césium 133. Dans de telles horloges les atomes de césium 133, non radioactif, sont excités, puis calmés dans un champ magnétique. En vibrant, ils livrent un tempo extrêmement rapide et stable. Une débauche de précision qui allait très vite s'imposer à la société, et tout utilisateur (professionnel) du temps peut aujourd'hui acquérir une horloge atomique de bonne qualité, pour un peu plus de 200.000 francs, chez un constructeur comme Texas Instrument. Victimes de cette justesse, les astronomes qui surveillent les irrégularités de la rotation de la Terre, sont obligés de demander que l'on retarde ou que l'on avance les horloges légales d'une ou deux secondes, afin que le temps variable de la planète et celui, quasi-parfait de nos garde-temps technologiques, restent en symbiose. Puisque cette année la planète a été un peu plus régulière, la prochaine mise à l'heure n'est prévue que le 30 juin 1992, au lieu de décembre, traditionnel moment du règlage.
Ce temps qui n'existe plus que dans les machines les plus perfectionnées n'a pas finit de nous décontenancer. Les scientifiques eux-mêmes, ont un peu de mal à relire leurs équations.
Comme tout un chacun, les savants de l'Antiquité commencèrent par admettre que le temps s'écoulait de manière constante. Puis avec des arguments de plus en plus surprenants (mais solides), ils ont décrété, avec Einstein, que le temps était un insupportable galopin, qui ne cessait de varier en tous lieux. A tel point que dans notre univers, aucune communication ne sera jamais possible entre des planètes lointaines, car en des endroits animés de vitesses différentes (l'effet big bang éloigne les objets du cosmos de façon irrégulière), nous ne vivons pas le même déroulement du temps. Si elle n'a rien de révolutionnaire, la théorie de la relativité est encore loin d'avoir fait admettre tous ses effets dans les esprits humains. Prenons le simple fait que la vitesse de la lumière soit désignée comme constante dans notre univers. Et que la gravitation, la force qu'exerce toute masse sur une autre, bien à sa place dans les équations d'Einstein, puisse venir perturber les phénomènes physiques. Cela implique automatiquement que le temps devienne une denrée variable.
L'une des images les plus claires est celle d'un faisceau de lumière, comme celui d'un laser. Hors de toute influence gravitationnelle, dans le grand large du cosmos, il se propage en ligne droite. Si l'on fait passer ce même faisceau dans un champ gravitationnel très intense, comme celui d'une étoile mourante ou d'un trou noir, il va se trouver dévié, freiné, car les photons ont une masse. Mais non, c'est impossible ! Dans notre physique, la vitesse de la lumière est constante. C'est donc que le temps, à l'échelle des grains de lumière sous influence de cette force de gravitation, a varié. Ce temps là peut même s'immobiliser, voire s'inverser si les photons semblent faire demi-tour, comme dans un trou noir ! En d'autres termes, quand il n'y a plus de lumière quelque part, c'est que le temps ne se déroule plus dans ce coin d'espace.
Cela semble abstrait ? L'exemple des astronautes jumeaux va dans le même sens : si l'on embarque un garçon dans une fusée, en laissant son jumeau au sol, quand il reviendra se poser au terme de son périple, son frère demeuré sur Terre le trouvera plus jeune que lui ! Autre expérience, cette fois vécue par Bernard Guinot : "Dans les années 60, nous promenions dans le monde entier des horloges atomiques, afin de les comparer entre elles, pour bâtir un temps international le plus juste possible. A chaque voyage en avion, les horloges se déréglaient de quelques milliardièmes de seconde, en raison de la variation de la gravitation, et de la vitesse du jet. Nous devions ensuite les remettre à l'heure en calculant les perturbations liées aux phénomènes de la relativité", se souvient Bernard Guinot.
Ce qui signifie aussi qu'en surveillant le compteur d'une horloge atomique très précise, à 16 zéros après la virgule, on pourrait "voir" les perturbations que provoquent sur la trame du cosmos des explosions d'étoiles mourantes (supernova). De quoi vérifier plus d'une théorie, tel les ondes gravitationnelles, des perturbations de l'espace-temps prévues par Einstein, et que les physiciens européens veulent guetter dans le cadre du projet de détecteur VIRGO, muni d'un laser stabilisé par une horloge ultra-régulière. A chaque fois qu'une onde gravitationnelle, une sorte de vague perturbant la gravité de l'espace traversera le système, elle sera trahie.
Pourtant, aussi précis soit-il, le temps des physiciens demeurera à jamais une outrancière simplification. Un moyen rudimentaire de symboliser l'essence du temps. On pense au métronome qui compte le temps, les secondes. Une horloge atomique, même perfectionnée à outrance, ne reste que cela. Elle n'a pas d'intelligence du temps : elle reproduit un phénomène le plus fidèlement possible, inlassablement "Une meilleure encore est celle du cinéma : on compte les images et l'on dit : à telle image il se passe ceci, à telle autre il se passe cela. Ce temps de la physique n'a qu'un mince rapport avec le temps réel. Celui-ci est plus complexe, on le sent bien", estime l'astrophysicien Hubert Reeves. "Par exemple, on sait bien qu'au quotidien il est impossible de reculer dans le temps, et que nombre changements ne se passent que dans un sens. Vous ne voyez jamais une personne rajeunir, sa figure va en vieillissant. Et une voiture qui en a enfoncé une autre ne la réparera pas en faisant marche arrière", poursuit Reeves. Mais alors, pourquoi le temps des équations, lui, semble-t-il réversible ?
"La théorie de la relativité elle, pense le passé, le présent et le futur "à la fois"", explique le physicien Bernard d'Espagnat. Il faut entendre par là que le passé et le futur existent autant que le présent. Ce qui ne veut pas tout à fait dire en "même temps". D'Espagnat propose un exemple pour ce distinguo : un alpiniste en plein effort, vissé à sa paroi. Il perçoit en permanence à la fois la vallée dont il est parti, le sommet qu'il va atteindre, la falaise sur laquelle il s'échine. Pour lui, les trois notions co-existent. Le fait d'avancer et créateur d'information. Et si l'on pouvait reculer le temps, rebrousser chemin, ce serait pour de nombreux chercheurs nier cette création. Le temps condamné à avancer ? La clef de la vie et de sa diversité dans notre monde.
Encadré
Voyager dans le temps-là, est-ce possible ? C'est ce qu'affirment des physiciens, comme les Britanniques Felicity Mellor et Ian Moss, de l'Université de Newcastle upon Tyne. En travaillant à partir des équations relativistes, ces chercheurs ont trouvé des court-circuits permettant de se déplacer dans le temps, sans changer de lieu. Ces étranges créatures de notre univers ont été baptisé "trous de vers" (wormholes), car il permettent de voyager dans des espèces de tunnels reliant des sites différents de la structure espace-temps. En faisant un simple pas, on passe de la Guerre du Golfe aux premiers émois des Néanderthaliens. Pour expliquer cela, les physiciens adorent l'exemple du ver situé à la surface d'une pomme. Il a deux solutions pour se déplacer sur le fruit. Soit il emprunte le chemin de la surface, ce qui est relativement long, ou bien il coupe au plus court, croque dans la pomme, creuse un "trou de ver" pour ressortir de l'autre côté. Le débat fait rage entre les théoriciens pour savoir si ce genre de "visions mathématiques", construites à partir d'équations, ont une réalité dans notre monde.
Après de sérieuses réticences de la part de physiciens comme Stephen Hawking (célèbre auteur "d'une brève histoire du temps") et Roger Penrose, il semble que les partisans du voyage dans le temps aient repris l'avantage. Ils ont notamment montré que de la matière pouvait voyager dans ces court-circuits de l'espace-temps, sans se trouver désintégrée. Tout le problème est que l'on parle ici de particules, et non d'hommes. Et jusqu'à nouvel ordre, le temps des hommes a besoin d'être vécu.par ceux-ci pour pouvoir être transposé ailleurs !
Le Temps 1. Temps international
LE TEMPS
article pour le Figaro Magazine (vers 1991)
1. Entretien avec Bernard Guinot
Les maîtres du temps sont des pères tranquilles
Responsable du Bureau International de l'Heure, Bernard Guinot a été l'horloger du monde pendant plusieurs décennies. C'est lui qui a mis au point le rituel d'échange des données pour le culte mondial du Temps Atomique International. Depuis qu'il a passé le chrono à son successeur, voila quelques semaines, il prend son temps sur les problèmes d'heure et de cosmos.
C'est Paris qui donne le top du temps international ?
Pas vraiment. Pour éviter de se faire taxer d'impérialistes du temps, notre horloge ici, au Pavillon de Breteuil (Sèvres), n'est pas prise en compte dans le système. C'est la moyenne de 200 autres horloges du monde qui fixe l'heure. Le changement, c'est que depuis 1971, ce sont des horloges atomiques qui rythment ce temps international. Mais ce que l'on diffuse en fait aux utilisateurs, par radio (France Inter délivre de tels tops, inaudibles à nos oreilles, mais parfaitement décodés par les horloges), par réseaux informatiques, c'est le Temps Universel Coordonné, qui correspond au TAI corrigé des mouvements de la Terre. Car la vitesse de rotation de la planète varie d'une demi-seconde à deux secondes par an, et le décalage gène certains usagers, comme les navigateurs qui se servent (encore) de sextant pour faire leur point. Un mini-saut temporel que l'on fait le 31 décembre ou le 30 juin.
Comment lire l'heure sur 200 horloges atomiques en même temps à travers le monde ?
La clef de cette comparaison cruciale c'est aujourd'hui le réseau international GPS (Global Positioning System). Ce nuage d'une vingtaine de satellites militaires américains sert au positionnement ultra-précis des objets sur la planète (quelques dizaines de centimètres pour les militaires). Pour atteindre une telle qualité de localisation, les satellites crachent des "tops" avec une précision de quelques milliardièmes de secondes (nanosecondes). Il suffit de les capter, et de lire l'heure sur les horloges atomiques des laboratoires au même signal, à Tokyo, à Boulder (Colorado), à Rio, pour savoir de combien les horloges sont décallées les unes par rapport aux autres. Les une avancent, les autres retardent, avec des variations qui ne dépassent guère quelques nanosecondes par jour ! Les meilleurs à ce petit jeu de l'exactitude étant les Allemands du centre de Braunschweig, dont personne ne sait pourquoi l'horloge est une merveille qui bat en permanence des records de régularité. Toutes ces données sont centralisées à Paris, où l'on calcule le temps moyen, sur lequel les horloges se recalent.
Un très démocratique système qui satisfait tout le monde, à la différence des années 50, où une horloge "mère" donnait quelque part dans le monde le temps de référence. Par contre, par rapport à un temps parfait, le système de "moyenne" de ces horloges, qui est finalement un temps théorique calculé statistiquement, peut dériver d'une microseconde par an sans que personne ne s'en aperçoive. Et pour cause : on ne dispose pas de la Grande Horloge parfaite pour signaler un tel dérapage. Mais en définitive, un millionième de seconde par an, c'est raisonnable. Et puis il y a de fortes chances pour que d'une année à l'autre les variations s'annulent en partie. Alors... Malgré ces défauts, qui devraient diminuer avec le temps, le système est plus simple que celui qui consistait dans les années 70, à promener des horloges atomiques dans les avions, pour aller les comparer à celles des grands laboratoires du temps à travers le monde entier. Chez Air France nous avions carrément notre planchette spéciale, pour fixer l'horloge en promenade sur un siège avec une sangle. Il fallait être deux pour la porter en raison de son poids, mais le plus drôle c'est un jour un CRS qui s'est approché de nous dans un aéroport, pour s'assurer que nous étions armés pour protéger un tel chargement.
Promener des horloges aussi précises... cela vous propulse dans l'espace-temps.
Eh oui, Einstein est passé par là . Le temps n'est pas une constante dans notre univers, il se déforme avec la gravitation et la vitesse et l'indication de l'horloge qui le mesure se modifie quand il y a mouvement...Il faut en tenir compte, calculer la correction au moyen des équations, pour retomber surs ses pieds et non à côté de ses chaussure relativistes.
Le secret de l'horloge atomique, c'est quoi ?
Faudra-t-il aller plus loin ?
Si on avait des horloges encore plus stables, on pourrait améliorer le positionnement par satellite, mais aussi percer quelques mystères de notre monde. Comme détecter les ondes de gravitation qui parcourent l'univers selon les théories actuelles. Pour l'instant invisibles sous le feu des expériences des physiciens, ces vagues du cosmos pourraient être détectées par des horloges très stables, mille fois meilleures que celles dont nous disposons actuellement. Embusquées dans l'espace, à bord de satellites, ces horloges seraient perturbées par l'explosion d'étoiles très lointaines....
On pourrait aussi mieux analyser les pulsars, des astres qui émettent des signaux radio puissants, avec des impulsions très rapides, à la limite actuelle des horloges atomiques.
Si je veux être à l'heure chez moi aujourd'hui ?
Il faut acquérir un récepteur GPS. Les satellites émettent l'heure, il suffit de tenir compte de nos correction par rapport à l'heure TAI. Sinon, chez Hewlett Packard, une horloge à césium se vend aux alentours de 250.000 francs.
article pour le Figaro Magazine (vers 1991)
1. Entretien avec Bernard Guinot
Les maîtres du temps sont des pères tranquilles
Responsable du Bureau International de l'Heure, Bernard Guinot a été l'horloger du monde pendant plusieurs décennies. C'est lui qui a mis au point le rituel d'échange des données pour le culte mondial du Temps Atomique International. Depuis qu'il a passé le chrono à son successeur, voila quelques semaines, il prend son temps sur les problèmes d'heure et de cosmos.
C'est Paris qui donne le top du temps international ?
Pas vraiment. Pour éviter de se faire taxer d'impérialistes du temps, notre horloge ici, au Pavillon de Breteuil (Sèvres), n'est pas prise en compte dans le système. C'est la moyenne de 200 autres horloges du monde qui fixe l'heure. Le changement, c'est que depuis 1971, ce sont des horloges atomiques qui rythment ce temps international. Mais ce que l'on diffuse en fait aux utilisateurs, par radio (France Inter délivre de tels tops, inaudibles à nos oreilles, mais parfaitement décodés par les horloges), par réseaux informatiques, c'est le Temps Universel Coordonné, qui correspond au TAI corrigé des mouvements de la Terre. Car la vitesse de rotation de la planète varie d'une demi-seconde à deux secondes par an, et le décalage gène certains usagers, comme les navigateurs qui se servent (encore) de sextant pour faire leur point. Un mini-saut temporel que l'on fait le 31 décembre ou le 30 juin.
Comment lire l'heure sur 200 horloges atomiques en même temps à travers le monde ?
La clef de cette comparaison cruciale c'est aujourd'hui le réseau international GPS (Global Positioning System). Ce nuage d'une vingtaine de satellites militaires américains sert au positionnement ultra-précis des objets sur la planète (quelques dizaines de centimètres pour les militaires). Pour atteindre une telle qualité de localisation, les satellites crachent des "tops" avec une précision de quelques milliardièmes de secondes (nanosecondes). Il suffit de les capter, et de lire l'heure sur les horloges atomiques des laboratoires au même signal, à Tokyo, à Boulder (Colorado), à Rio, pour savoir de combien les horloges sont décallées les unes par rapport aux autres. Les une avancent, les autres retardent, avec des variations qui ne dépassent guère quelques nanosecondes par jour ! Les meilleurs à ce petit jeu de l'exactitude étant les Allemands du centre de Braunschweig, dont personne ne sait pourquoi l'horloge est une merveille qui bat en permanence des records de régularité. Toutes ces données sont centralisées à Paris, où l'on calcule le temps moyen, sur lequel les horloges se recalent.
Un très démocratique système qui satisfait tout le monde, à la différence des années 50, où une horloge "mère" donnait quelque part dans le monde le temps de référence. Par contre, par rapport à un temps parfait, le système de "moyenne" de ces horloges, qui est finalement un temps théorique calculé statistiquement, peut dériver d'une microseconde par an sans que personne ne s'en aperçoive. Et pour cause : on ne dispose pas de la Grande Horloge parfaite pour signaler un tel dérapage. Mais en définitive, un millionième de seconde par an, c'est raisonnable. Et puis il y a de fortes chances pour que d'une année à l'autre les variations s'annulent en partie. Alors... Malgré ces défauts, qui devraient diminuer avec le temps, le système est plus simple que celui qui consistait dans les années 70, à promener des horloges atomiques dans les avions, pour aller les comparer à celles des grands laboratoires du temps à travers le monde entier. Chez Air France nous avions carrément notre planchette spéciale, pour fixer l'horloge en promenade sur un siège avec une sangle. Il fallait être deux pour la porter en raison de son poids, mais le plus drôle c'est un jour un CRS qui s'est approché de nous dans un aéroport, pour s'assurer que nous étions armés pour protéger un tel chargement.
Promener des horloges aussi précises... cela vous propulse dans l'espace-temps.
Eh oui, Einstein est passé par là . Le temps n'est pas une constante dans notre univers, il se déforme avec la gravitation et la vitesse et l'indication de l'horloge qui le mesure se modifie quand il y a mouvement...Il faut en tenir compte, calculer la correction au moyen des équations, pour retomber surs ses pieds et non à côté de ses chaussure relativistes.
Le secret de l'horloge atomique, c'est quoi ?
Faudra-t-il aller plus loin ?
Si on avait des horloges encore plus stables, on pourrait améliorer le positionnement par satellite, mais aussi percer quelques mystères de notre monde. Comme détecter les ondes de gravitation qui parcourent l'univers selon les théories actuelles. Pour l'instant invisibles sous le feu des expériences des physiciens, ces vagues du cosmos pourraient être détectées par des horloges très stables, mille fois meilleures que celles dont nous disposons actuellement. Embusquées dans l'espace, à bord de satellites, ces horloges seraient perturbées par l'explosion d'étoiles très lointaines....
On pourrait aussi mieux analyser les pulsars, des astres qui émettent des signaux radio puissants, avec des impulsions très rapides, à la limite actuelle des horloges atomiques.
Si je veux être à l'heure chez moi aujourd'hui ?
Il faut acquérir un récepteur GPS. Les satellites émettent l'heure, il suffit de tenir compte de nos correction par rapport à l'heure TAI. Sinon, chez Hewlett Packard, une horloge à césium se vend aux alentours de 250.000 francs.
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