lundi 28 janvier 2008

Neurones et ordinateurs : contact

1994
Fig Mag

Sous la binoculaire, on le voit très bien. Bien à l'abri, le petit neurone de sangsue baigne dans son jus physiologique, apparemment en bon état. Et on aperçoit même quelques dendrites, les ramifications qui multiplient les contacts avec une sorte de plaque.

Ce support, dans quelques secondes va "bavarder" avec le neurone. Car cette surface aux dessins géométriques n'est rien d'autre qu'un circuit intégré, une "puce" de silicium. Le neurone vivant, en contact avec ce circuit, soumis à un petit champ électrique de quelques volts que lui impose le morceau d'ordinateur va "réagir".

Inversement, une petite électrode que l'on descend lentement à l'aide d'un micromanipulateur contrôlé par ordinateur va délicatement venir "piquer" le dos du neurone. Pour lui injecter un ordre électrique. La cellule, qui sert normalement à ordonner la motricité chez la sangsue, va réagir et son signal électrique sera détecté par le composant électronique sur lequel elle gît, enregistré sur ordinateur.

Une première forme de communication entre les deux formes de traitement de l'information existant sur cette planète, le vivant et l'électronique, vient d'avoir lieu...

C'est là que le vertige s'immisce dans les quelques milliards de neurones qui sont votre propre cerveau. Ce minuscule bricolage de 5 millième de millimètre est-il le premier pas vers un ordinateur biologique? Direction un cerveau artificiel, que l'on pourrait construire avec des neurones naturels, capable de se greffer sur des réseaux électroniques ? Au moins la solution aux pertes de vision, d'audition, à certaines dégénérescence du cerveau, puisqu'on pourrait "brancher" des prothèses électroniques sur notre matière grise...

Le laboratoire bien propret du Pr Fromherz, à Munich serait alors la crèche de Sapiens bionique et la nursery des ordinateurs biologiques

Eclat de rire du dit professeur.

"Je ne suis pas le Dr Frankenstein (vérif). On est à des années lumière de cela, de ce genre de délire. Mais c'est vrai que ce serait un rêve formidable. Non. Pour l'instant nous tentons de jeter les fondations d'une nouvelle physique, aux frontières de l'inanimé et du vivant". Peter Fromherz, physicien et créateur du laboratoire de biophysique de l'Institut Max Planck de Martinsried, dans les environs de Munich, n'est pas encore totalement épuisé de cette question, que pourtant chaque visiteur doit lui asséner depuis qu'il a décidé de travailler sur la "communication" entre les cellules vivantes et les circuits électroniques : un ordinateur fabriqué avec des neurones, c'est pour quand ?

"Notre travail est plus général, plus fondamental que cela. Nous essayons de comprendre comment fonctionne un neurone, et surtout sa membrane, comment on peut l'étudier à l'aide d'outils électroniques. Aujourd'hui, nous savons déjà un peu comment se comporte le signal électro-chimique qui parcourt la cellule lorsqu'elle transmet une information. Demain nous espérons observer par exemple comment deux neurones bavardent entre eux, comment ils échangent grâce à leurs synapses".
On peut s'obstiner à rêver. L'équipe de Fromherz a bien trouvé un moyen de communiquer, de donner et de recevoir l'information émise par un morceau de vivant. Et ouvert une brèche quant à la recherche sur les cellules nerveuses et leurs modes de fonctionnement.

L'envie de bavarder avec les cellules nerveuses n'est pas neuve. Déjà, à la fin du 18-ème siècle, Luigi Galvani et Alessandro Volta le faisaient à leur manière, en appliquant des électrodes sur les muscles et les systèmes nerveux d'animaux.
Ils eurent de nombreux successeurs expérimentateurs. Mais toujours, le contact se faisait au moyen d'une électrode métallique, qui en fait injecte un courant et finit par endommager les cellules nerveuses. Surtout, il ne s'agit pas là d'une communication, mais d'un forçage comparable à l'effet d'une bombe électrique.

"Nous veillons bien à ne pas attaquer le neurone avec du courant, ce qui lui est fatal. Pour communiquer nous lui appliquons une tension, à une micro-distance, et cela provoque une polarisation de sa membrane, une sorte d'induction du signal électrique dans le neurone" ajoute Martin Jenkner, l'un des étudiants qui prépare sa thèse au laboratoire de Fromherz.
Actuellement, sur les composants électroniques fabriqués dans la salle blanche du laboratoire, il y a place pour 16 contacts avec un neurone, qui une fois installé sur sa grille électronique, se comporte comme un transistor à effet de champ.
"Nous sommes en train de développer un composant électronique de 2024 transistors avec Siemens, sur lequel nous pourrons faire pousser des réseaux de neurone, et aussi tester le fonctionnement de minces couches de cerveau de rat", précise le jeune chercheur.

Ce sera un pas de géant.

Les neurones de sangsues ou de limaces, choisis pour leur facilité de manipulation et leur robustesse (ils survivent jusqu'à deux semaines dans ces conditions difficiles) sont aussi à la demande, génétiquement "manipulés" pour présenter des caractéristiques qui avantagent les chercheurs. Les chercheurs ont aussi appris à les faire pousser"sur les puces de silicium, en enduisant l'électronique de substances attractives, comme la laminine, qui encourage les neurones à rechercher le contact avec le support, aux endroits adéquats.

"Les questions qui surgissent sont nombreuses. Les plus simples sont de savoir si dans un réseau de quelques neurones, les cellules font la somme algébrique des signaux qu'elles transmettent ou si leur traitement du signal est pus complexe que cela. Les plus ambitieuses seraient d'arriver à faire croître sur des puces de silicium comportants de milliers de transistors quelques dizaines de milliers de neurones. Nous aurions alors, peut-être, une possibilité d'explorer ce qui se passe dans les colonnes, les ensembles de neurones de nos cerveau qui constituent les plus petits groupes associés aux fonctions du cortex", précise Fromherz.

Imaginons le pire. Que l'ordinateur "biologique", dont les composants ne seraient plus seulement électroniques, mais en partie vivants, nous fasse encore attendre un peu.

D'ici là, par contre, les premières applications de composants bio-électroniques pourraient venir compléter les technologies des bio-capteurs, pour en faire exploser le nombre d'applications.

Un tel bio-capteur serait un espion parfait du monde chimique. Un traître capable de déceler la présence, en infimes quantités, de substances importantes comme le glucose, les ions sodium ou l'oxygène. Une sorte de papille gustative artificielle, capable de goûter des substances que nos sens grossiers ne savent pas déceler. L'intérêt ? Suivre pas à pas l'évolution biochimique d'un milieu, que ce soit à l'intérieur d'un organe du corps humain, ou dans une cuve de fermentation destinée à produire des substances pharmaceutiques par génie génétique.

Précisément, les bio-capteurs aujourd'hui disponibles dans les laboratoires ne sont pas assez rapides, peu sensibles, et relativement peu fiables. Et plus d'une douzaine de firmes son engagés dans une compétition internationale au couteau, dont l'enjeu est la mise au point d'une génération de capteurs vraiment efficaces.

Ce serait là une évolution majeure : à base de structures métalliques (oxydes d'aluminium) et de membranes de polymères (plastiques), de tels capteurs pourraient recouvrir les parois des puits pour veiller de façon permanente à la qualité de l'eau, dans les nappes phréatiques. Installées dans le sous-sol et reliées à des ordinateurs, ces sentinelles détecteraient immédiatement toute infiltration de substances toxiques. En recherche, les applications potentielles sont légions, comme la détection des neurotransmetteurs qui agissent entre terminaisons nerveuses.

Et parmi les retombées médicales, l'une des plus cruciales serait le contrôle en temps réel du taux de glucose dans le sang. Installés dans les vaisseaux sanguins, ils offriraient à des diabétiques de réguler leur taux de sucre en déclenchant l'injection à la demande d'insuline dans leur organisme, au moyen de micro-pompes. Les industriels ne sont pas les derniers intéressés. Une bonne part de l'efficacité des productions biotechnologiques repose sur la capacité à contrôler les réactions de fermentation dans les grandes cuves industrielles, tâche qui pourrait être confiée avec une grande efficacité à des membranes capables de détecter des substances déterminées avec une précision micrométrique.

Dans l'environnement, il serait encore possible de détecter immédiatement, dans les champs, toute concentration excessive de pesticides ou d'engrais. Bref, partout où il est devenu crucial de pister des quantités infinitésimales de produits actifs, les "bio-capteurs" sont promis à une développement comparable à celui des composants électroniques.
En attendant, bien entendu, de pouvoir relier un ordinateur à nos cerveaux par un cordon ombilical électrique. Histoire d'y injecter en quelques secondes les vingt volumes de l'encyclopédie universelle !

Aucun commentaire: