mercredi 23 janvier 2008

La forêt des Wayampis

Reportage en forêt de Guyane
Fig Mag, 1992

On ne peut pas dire que Sisiwa soit loquace. Le chamane, l'un des sorciers réputés du village de Camopi, ouvre la marche depuis près d'une demi-heure, et n'a pas toujours pas desserré les dents. Paré de son calimbé rouge, son coupe-coupe glissé dans le cordon qui lui enserre la taille, le vieux Wayampi marche fièrement, raide comme un arbre. Deux botanistes, et le directeur du poste de Cayenne de l'ORSTOM (Institut Français de Recherche Scientifique pour le Développement en Coopération) lui emboîtent le pas en transpirant. Dans le layon ouvert à la machette dans la forêt, la chaleur est encore plus insupportable qu'au bord de la rivière.

De place en place, Sisiwa s'arrète net et lance son regard jusqu'au feuillage d'un arbre, trente à quarante mètres plus haut. Jusqu'ici, il a toujours repris son chemin, sans un commentaire. Son silence se fait pesant. Heureusement, les autres indiens qui ferment la marche détendent un peu l'atmosphère, et s'amusent comme des gosses en mimant nos démarches maladroites et le cri des payo payo, petits oiseaux hurleurs.

Soudain, la colonne s'arrête. Sisiwa vient de donner plusieurs coups de sa machette ébréchée dans l'écorce d'un gros arbre gris.
"Mamayawé, mamyawé", lâche-t-il en reniflant un peu d'écorce. Après un bref conciliabule, l'un des chasseurs ajuste les branches de son calibre 12. Avec l'écho du coup de feu, les feuilles dégringolent en tourbillonnant. Une récolte pour les botanistes, qui fourrent les précieuses feuilles dans leurs sacs. Tsilélé, le Wayampi qui s'exprime le mieux en français nous explique que le chamane vient de nous faire un don. Cet arbre est "taya", sacré. Ses feuilles ou son écorce ne peuvent être prescrit que par lui. Et nul autre n'aurait eu le droit d'en révéler l'intérêt.

Durant toute la semaine, Sisiwa va nous promener ainsi, d'arbre en arbre, au find fond de la forêt guyanaise, l'une des plus riches et des plus variées de la planète. Avec les chercheurs de l'ORSTOM et de la société Yves Rocher nous sommes venus plonger dans le grand vert, pour tenter de nouer des liens avec ces bibliothèques vivantes du végétal que sont les "piays", les chamanes.

Au fil des jours de notre incursion, Sisiwa nomme la forêt. Chaque arbre, chaque herbe, chaque bouquet épiphyte (poussant sur les arbres) dont il se sert dans ses remèdes et potions a un nom, qu'il s'agit d'enregister sur les magnétophones, de répertorier sur les calepins, de comparer avec les termes utilisés par d'autres ethnies et les Créoles. Pour remonter, parfois, jusqu'au nom du genre et de l'espèce, et d'autres fois, aboutir à un blanc : espèce inconnue. Souvent, les espèces sont déjà repérées comme potentiellement intéressantes pour un usage pharmaceutique. Mais parfois, l'excitation e l'inconnu pointe l'extrémité de son museau.

L'andiroba, ou carapa, est connu depuis longtemps des européens. Le Brésil exporte cette extrait huileux depuis le siècle dernier, pour les crèmes de beauté. Les indiens s'en enduisent (avec le rouccou, qui leur donne la couleur rouge qui a valut leur nom aux indiens) pour repousser tiques et moustiques. Dans cette forêt humide, le carapa est un arbre d'une banalité affligeante. Le carbet, le petit campement que nous installons entre les arbres fait saigner l'un de ces colosses. Michel Cambornac, le responsable des cultures chez Yves Rocher, en préleve quelques tubes d'échantillons sans trop se fatiguer : "on ne sait jamais, celui-ci est peut-être particulier".

"En Guyane, on découvre 12 espèces de plantes nouvelles chaque année, et on estime le réservoir à 5.000 ou 6.000 espèces précise Jean-Jacques de Granville, le botaniste de l'ORSTOM. A l'hectare, la diversité est plus de dix fois supérieure à celle de nos pays tempérés.
Dans cet invraisemblable chaos végétal, pour survivre sous les assauts des lianes étrangleuses, des plantes épiphytes, des insectes, les arbres ont dû échafauder des défenses chimiques d'une efficacité stupéfiante. Des substances présentes dans leurs latex, qu'ils ont raffinées au fil des millénires, et qui présentent par leur activité un intéret majeur pour l'homme. La biochimie a ses lois, et elles sont les mêmes pour tous les tiroirs du monde vivant. Un curare, extrait de "wilali" (Strychnos guianensis), poison végétal particulièrement violent protège la plante des insectes. La même substance, extraites des racines, est utilisée en poison de chasse par un grand nombre d'ethnies amérindiennes, pour paralyser la proie. Et la molécule, est utilisée en pharmacie humaine depuis plus de deux siècles, pour inhiber le système nerveux, les opérations cardiaques, le traitement de la sclérose en plaques et de la maladie de Parkinson.


Nos druides ont réalisé le même travail, en inventoriant un certain nombre de substances actives des plantes de nos latitudes (gentiane, colchique,...). En Afrique, les griots suivirent la même démarche. Et depuis le débarquement de l'Amiral des Mers Océanes, les chamanes du Nouveau Monde ont commencé à révéler ce qu'au fil ds millénaires ils ont choisi dans les étagères de la grande herboristerie tropicale. Les plantes de ces régions, dix fois plus variées que sous nos latitudes, et autrement armées, constiuent un réservoir de dizaines de milliers de substances chimiques. Et beaucoup sont intéressantes : 70 % de celles passées au crible par le National Cancer Instute américain de Bethesda présentent un réel potentieml d'utilisation de lutte contre une forme de cancer ou une autre.

Empiriquement, guidés par les chamanes, les conquérants s'approprièrent très vite la quinine, extraite du quinquina, un antipaludique qui ouvrit aux Européens les portes des régions du globe infestées de moustiques vecteurs du redoutable parasite.
Transporté dans les mêmes cales de galions que le café, le chocolat ou la pomme de terre, l'igname mexicain llivra au vieux continent la cortisone, le boldo du Chili un stimulant pour le foie (boldoflorine), le coca des Andes le premier grand alcaloïde anesthésiant (cocaïne), les ipecas un vomitif particulièrement efficace.

Aujourd'hui, d'autres plantes ont déjà pris le chemin de nos pilules. La pervenche de Madagascar est devenue un anti-tumoral, l'huile de Chaulmoogra contient un acide efficace pour lutter contre la lèpre. Mais face aux milliers de possibilités existantes dans les plantes, mieux vaut gagner du temps. Et retourner autour du feu de camp où boucane le gibier, demander son avis au chamane.
Sisiwa jette un coup d'oeil sur la moisson de la journée, étalée sur la table de travail. Il écoute les commentaires des chercheurs, et lorsque'un nom wayampi est utilisé, il hoche la tête ou dément.

Les erreurs sont possibles. Les Strichnoses produisent aussi des variétés aphrodisiaques, à ne pas confondre avec leurs cousines curarisantes ! . D'autres plantes, mal codifiées dans les ouvrages, ou encadrées de points d'interrogations, quand un document les mentionne, demandent un examen plus qu'attentif. Au retour au village, les informations seront donc recoupées avec celles d'un autre chamane. Puis de retour à Paris, les plantes seront analysées dans les laboratoires d'Yves Rocher.
Michel Cambornac essaie aussi d'interroger Sisiwa sur le mode d'application des extraits, des décoctions. De la dose utile à la dose toxique il n'y avait souvent qu'un pas, et l'empirisme des Amérindiens quant aux procédés de préparation pose un problème si l'on veut passer à une médecine scientifique.

D'ailleurs reste à savoir ce qui est actif : une molécule ou l'association de plusieurs d'entre elles dans la même préparation ? Le mode d'application, par absortion, frottement sur la peau, inhalation de fumée intervient-il ? Le chamane ne rajoute-t-il pas discrètement une autre plante à son mélange ?

Sur 232 plantes médicinales dont se servent les Wayapis, une demi-douzaine sont "taya", réservées au chamane et à ses usages secrets. C'est le cas des aracées, que les botanistes ont du mal à classer, et dont la sève est très souvent toxique, voire nécrosante. Si les hallucinogènes puissants sont eux aussi réservés au chamane, pour son initiation et ses "rencontres avec les esprits". Moins connus que les curares, les poisons de pêche comme l'imekou (Lonchocarpus chrysophyllus ), une grosse liane, sont pourtant eux aussi des armes redoutables. Précipités dans la rivière, ils font blanchir l'eau, étourdissent les poissons. Déjà utilisés dans l'agriculture, comme insecticides, les roténoïdes contenus dans cette liane pourraient connaître un développement important dans le futur, dans le cadre de la limitation des pesticides non biologiques.

Dans la besace des chercheurs, un certain nombre de subtances pourraient fleurir demain sur les rayons de votre pharmacie. Comme kupaewa, une écorce dont on extrait une huile cicatrisante, ou wanani, un latex blanc, recommandé pour les dermatoses. Un autre latex, le pélé pélé, et qui "soigne les blessés", selon Sisiwa, fera l'objet d'une analyse détaillée à Paris.

Dernier degard sur Camopi. Depuis l'avion d'Air Guyane, qui nous ramène sur Cayenne, on distingue des bouquets jaunes qui couronnent le velours de la forêt. "Serratifolia", indique Michel Cambornac. Le grand ébénier de Guyane, tayi en wayampi, parce qu'il est plus dur que le fer de la hache. Les indiens en font un remède contre la fièvre. Et seuls les chamanes, ont le droit de préparer la décoction. L'arbre est un hôte des esprits pour les Wayampis, et on ne l'abat pas. On attend qu'il tombe au sol, comme un cadeau sacré de la forêt.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

c'est tellement émouvant,en éxil ici en métropole depuis 4 ans et sans nouvelles de sisiwa (mon père)depuis + d'un an , voilà que l'on clique sur son nom dans l'espoir secret...Et voilà que la magie opére. Ce texte est un "cadeau sacré" pour nous sa famille(enfants et petits enfants)Merci monsieur!

(.) a dit…

Enchanté
mille fois bienvenue
prenez contact avec moi par le mail (patrice.lanoy-aatt-gmail.com (en enlevant--aatt-- et le remplaçant par @)
cela me fera très plaisir