jeudi 17 janvier 2008

Le trafic automobile englué

Pour le Figaro, 1990


Super-auto arrive. La voiture "intelligente", farcie d'électronique sera demain encore plus qu'aujourd'hui l'ange gardien de notre sécurité. Dans la foulée des déjà ordinaires "anti-blocage de freins" et autres "sacs à air auto-gonflables", les radars anti-collisions, des caméras anti-angles-morts ou infra-rouge à voir dans le brouillard, des suiveurs de bande latérale, des illuminateurs ultraviolets de balises, des détecteurs de somnolence et des capteurs de manque d'adhérence sont promis à l'horizon 2000.

Pour bénéficier des promesses ces prothèses, encore faudra-t-il être en mesure de rouler... D'autres entités électroniques sont donc promises, pour venir au secours des hordes à quatre roues engluées dans l'immobilité de leur embonpoint. Bardés d'électronique, de télématique, des prototypes de routes et de voitures du futur jacassent d'ailleurs déjà en mode numérique dans quelques laboratoires, dans un mouvement parfois dirigé par satellite, ou suivi de près par des caméras chargées d'abreuver de données des ordinateurs promus grands ordonnateurs du trafic...

Résultat probable : le moindre "trou" entre deux "bouchons" sera repéré, le trafic analysé en temps réel par les calculateurs, à partir de données saisies par des caméras ou des capteurs dans la chaussée. Puis comparé aux archives des mardi neigeux du mois de janvier, et la gestion des feux des indications aux automobilistes modifiée pour tenter de tirer bénéfice du moindre gisement d'espace à rouler...
En Europe, aux Etats-Unis, au Japon et en Asie, la liste de dizaines d'expériences pilotes menées en ce sens sur le réseau s'allonge tous les jours. Parfois, un indice les révèle. Tels ces panneaux qui vous annoncent, lumineux, les vingt minutes qu'il faudra réellement compter pour grignoter quelques kilomètres sur le périphérique parisien.

Quelle est la limite du système ? Pourra-t-on vraiment rouler sous assistance informatique, ou les bouchons seront-ils simplement déplacés par des ordinateurs jouant sans pitié avec les nerfs des automobilistes ?

Retour vers la recherche fondamentale. Il existe des chercheurs qui affrontent la question : comment un flux (le trafic de voitures) s'écoule-t-il sur les arcs et les noeuds (les routes et les carrefours) du réseau, lorsque l'on apporte une modification à ce réseau, ou lorsqu'on informe (par radio ou par panneaux) les particules (les automobilistes) de ce qui va leur arriver en aval ?
Deux approches se distinguent : macroscopique, où l'on considère sur une vaste échelle le trafic comme un flux, sans différencier voitures, camions, voyageurs, et microscopique, où sur un tronçon, on simule tous les véhicules présents et leurs interactions, avec des centaines de zones de départ et d'arrivée distinctes.

"Certaines équipes, comme à l'université de Karlsruhe, poussent le raffinement jusqu'à intégrer les seuils psychologiques d'appréciation par les conducteurs de vitesse et de distance entre véhicules", note Philippe Toint, directeur du groupe de recherche sur les transports à Notre-Dame de la Paix, à Namur.

"Ces modèles déforment et simplifient toujours la réalité, et surtout, ils sont isolés. La plupart du temps on ne peut traiter qu'une partie du réseau. Envisager une situation globale, avec toutes ses voies rapides, lentes, etc... est bien trop complexe. Mais on dispose aujourd'hui de modèles d'écoulement du trafic à travers un réseau qui tiennent compte de l'évolution des événements dans le temps, dont les plus réalistes s'apparentent vraiment à ce qu'on rencontre en hydrodynamique (écoulement des fluides). Ces modèles dynamiques sont les plus fidèles, mais aussi les plus lourds, puisque le nombre de variables à gérer devient colossal", explique Jean-Baptiste Lesort, directeur de recherche à l'Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité (INRETS) (2). Le modèle le plus abouti dans ce domaine étant à ses yeux le produit franco-allemand METACOR.

Les derniers travaux dans ce domaine permettent de présager que l'on pourra demain gérer une série de feux tricolores et avoir une estimation du retard vont subir des usagers face à une variation de la synchronisation. Les feux sont autant de vannes, que l'ordinateur ouvrira et fermera pour tenter de trouver le meilleur compromis.

Agir sur le flot de voitures en informant le conducteur, aujourd'hui à l'aide de panneaux, ou, demain, par des systèmes de guidage embarqués, pose pourtant problème.

"C'est délicat, comme le montre l'exploitation actuelle de SIRIUS, le système de gestion des voies rapides d'Ile de France, que l'on a beaucoup de mal à optimiser car on manque d'outils pour modéliser l'interaction avec les usagers ", souligne M. Lesort.
Il faut ici anticiper, tenir compte de la réaction des automobilistes face à un certain format d'information, du style "bouchon sur 4 km". Demain, avec une information permanente des usagers, il faudra tenter d'évaluer finement les réactions : "je préfère faire un détour de N kilomètres, et ne pas gagner de temps, mais rouler". Ou le contraire... Ou encore "ce machin électronique se trompe toujours le lundi matin... "

Les péages à tarifs modulés en fonction des plages horaires, eux aussi, devraient venir redistribuer les cartes en zone péri-urbaine. La mobilité devant un luxe, il faudra payer, aux heures de forte affluence, le prix du passage privilégié.

Une tel facteur "comportement" peut évidemment devenir déterminant dans la nature profonde d'un embouteillage. Tout le monde a constaté combien un accident survenu sur l'autre voie d'une autoroute perturbe l'écoulement des automobiles sur la chaussée libre...
Plus fondamentalement, la distance moyenne que les automobilistes laissent entre deux voitures (elle varie selon les pays) qui se suivent dans une file à une vitesse donnée fixe la vitesse d'écoulement maximale d'une densité de voitures sur un tronçon. A la limite de saturation du morceau de voie, parce que les automobilistes ne sont plus en mesure de respecter ces distances de sécurité qu'ils estiment comme minimales, le trafic devient instable, avec des coups d'accordéons et des accélérations permanentes. Tantôt les véhicules sont totalement immobiles, tantôt ils roulent de conserve, à une vitesse somme toute raisonnable. On assiste alors à la propagation, sur la route, de véritables ondes de choc de ralentissement et d'accélération, se déplaçant en sens contraire de la circulation, ainsi qu'à des phénomènes d'ondes stationnaires, en certains points de l'axe routier. Un automobiliste malchanceux pourra aussi rester figé dans un bouchon, tandis qu'un autre, en un endroit différent du même axe, avancera à bonne vitesse.

Un casse-tête de choix pour les ordinateurs, dont les impacts des décisions de gestion du trafic elles-mêmes devront être prises en compte : tous les chercheurs connaissent le paradoxe de Braess des modèles d'équilibre, qui montre comment la création d'un axe supplémentaire peut au contraire provoquer une congestion accrue du réseau !




(1) Le premier colloque mondial faisant le point sur les techniques relatives à ce sujet a eu lieu à Paris, début décembre.
(2) Directeur du LICIT, Laboratoire d'ingéniérie, circulation, transports

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