jeudi 24 janvier 2008

Illusions d'optique

Figaro, 1991

"Ce qu'il y a d'éreintant, avec les illusions d'optique, c'est que l'oeil finit par s'y habituer, et il faut parfois passer plusieurs heures sur un problème simple pour reconnaître où et comment le regard se fait berner". L'homme qui raconte cette anecdote n'est pas un adolescent amateur de paradoxes scientifiques, encore moins un professionnel des jeux visuels. Avec son équipe de chercheurs, ils passent pourtant le plus clair de leurs journées à composer sur les ordinateurs du laboratoire les illusions d'optique les plus efficaces. Celles qui prennent notre oeil au piège au moyen de quelques trames de gris entrecroisées de traits noirs et de carrés blancs. Edward Adelson est professeur spécialisé en visionique au Massachusetts Institute of Technology de Boston.

Pour lui, mirages, illusions et autres tromperies optiques qui nous amusent sont d'abord des clefs pour comprendre comment travaille notre oeil, façonné par le monde qui nous entoure. Prenant en défaut les routines de la vision, ces effets sont capables de dénoncer quels raccourcis notre cerveau distille dès son âge le plus tendre, pour décoder les informations en provenance d'un monde peuplé de gris, de formes et d'ombres complexes dont il doit pourtant, et c'est vital, extraire l'information la plus efficace. De ces petits effets ludiques d'abord défrichés pendant des siècles par des artistes et des esprits curieux comme Escher, les spécialistes de vision artificielle ont à leur tour fait leurs jeux quotidiens. Jusqu'à les simplifier en leurs éléments les plus efficaces. Qu'ils essayent de concevoir des rétines artificielles, ou des caméras automatisées capables de "reconnaître" un visage ou certains paysages, les chercheurs se heurtent en effet à des difficultés surprenantes.

Car là où l'oeil humain refuse de se laisser berner, l'électronique est souvent impuissante. Comme dans une simple pièce ou s'allongent les ombres des meubles. Le robot y sera plus désorienté qu'un nouveau-né. Il est incapable, par exemple, d'interpréter un volume pour distinguer entre les formes grises ou colorées que capte sa caméra. Il refusera encore d'avancer pour traverser l'ombre du pied d'une chaise, car il aura l'impression que s'ouvre devant lui un précipice. Alors que l'oeil d'un enfant, à peine instruit par l'expérience, saura parfaitement faire la différence, reconstituer une image plus proche de la réalité et "lire" dans cette discontinuité un simple effet optique. Comment fonctionne ce regard humain ? C'est précisément en étudiant les cas où la vision de l'homme est prise en défaut, parce qu'elle ajoute trop d'informations à ce qui est simplement perçu par la rétine, que les chercheurs progressent. Les fameuses formes géométriques de Kanizsa en constituent un exemple. Renseigné par quelques éléments géométriques très simples, l'oeil parvient à discerner des figures simples qui s'imposent à son esprit par des éléments de contexte, alors qu'aucun trait n'est tracé, sur un fond sombre ou clair.

"Notre cerveau construit ces routines, des systèmes d'exploitation des images, pour gérer plus efficacement l'énorme quantité de données en provenance de nos yeux, et limiter le nombre d'opérations de traitement nécessaires. Il serait fou et très long, voire inefficace pour nos neurones de devoir analyser complètement l'image reçue par les rétines avant d'en faire une représentation mentale utilisable pour décider, se mouvoir et agir", souligne Robert Shapley, du National Eye Institute américain.

Comme Edward Adelson, il tire de ces constat des règles pour apprendre à des robots à regarder intelligemment, ou pour "compresser" les images de télévision de manière à ce qu'elles puissent s'alléger et passer par des canaux de communication plus limités comme le téléphone (application au visiophone). "Dans un effet visuel, comme une perspective avec des lignes de fuite, on se rend compte qu'il y a des élements importants et des éléments secondaires. Si l'on sait les différencier, on pourra programmer les ordinateurs de traitement d'image pour ne conserver que les points essentiels de l'image. Elle sera alors extrêmement allégée, débarrassée des informations redondantes, et l'on aura gagné de l'encombrement pour la mémoire des ordinateurs, et pour les lignes de transmission". Exemple saisissant : les figures de Münsterberg.

Des carrés blancs et noirs sur une feuille de papier, légèrement décalés les uns par rapport aux autres, donnent l'impression que les lignes horizontales qui les séparent sont convergentes. Elles sont évidemment parallèles. Mais le cerveau, capturé par l'alternance des blocs blancs et noirs, reconstruit une autre image mentale. Pour reconstituer cette "impression" les chercheurs ont réduit la quantité d'effets jusqu'au minimum : il suffit de foncer 50 % du tracé des lignes horizontales pour retrouver l'effet, et cela même si le fond est uni. D'autres chercheurs tentent par ces moyens de démonter les mécanismes du cerveau visuel. Une équipe de neurophysiologistes suisses vient ainsi de découvrir les neurones, qui dans le cerveau sont excités par des figures géométriques "invisibles" comme celles des carrés de Kanista, rapporte Birgitta Dresp (1) du laboratoire de psychologie expérimentale de l'Université Paris V. Comme si la capacité à "deviner" certaines structures visuelles correspondait à des chemins neuronaux bien établis. Birgitta Dresp estime ainsi que les "contours illusoires", ces figures que le cerveau voit dans une image, alors qu'elles sont simplement suggérées par quelques éléments de base, correspondent à des barrières neurosensorielles, qui dans le cerveau bloquent les signaux provenant d'autres traitements de cette image. La puissance de tels "choix" mentaux est édifiante. Elle s'illustre parfaitement par cette image d'un cercle gris dégradé, sur une fond de même nature, mais au dégradé inversé. Les frontières entre le cercle et le fond se résument à des contrastes de gris, et en de larges portions de la circonférence, les différences sont inexistantes. Mais la prévalance de l'image "cercle" est si forte que la plupart des spectateurs sont convaincus que le rond est dessiné sur tout son pourtour.

Dans un autre domaine, au MIT, Edward Adelson est parvenu a recréer des illusion de mouvement à partir d'images fixes, en demandant simplement à des contours de personnage de passer alternativement du blanc au noir. Edifiant ! Ce qui fait dire à des nombreux chercheurs que ce n'est vraiment pas la peine de se fatiguer à transmettre toutes les informations d'une image, puisque le cerveau humain est de toute manière incomparablement plus puissant que les rétines de nos yeux !

(1) Pour la Science août 1991, p 29

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