mercredi 30 janvier 2008

Le canon de Jules Verne

nov 94. Fig Mag

La lumière s'affale vers le soir. Sur l'horizon des collines jaunâtres, des dizaines d'éoliennes géantes font la haie, engluées. En attente du vent et d'un avenir émaillé de technologies douces et propres, telles que les rêve la Californie. Plus bas, vers le Pacifique, les ponts de la Baie de San Francisco miroitent de leurs guirlandes de voitures immobiles dans les embouteillages.
Soudain, une déchirure surprend les mamelons et les vallées. Le sol s'agite. Un séisme ? Non, une explosion de grosse Berta vient une nouvelle fois de soulever des tonnes de poussière, du côté de Livermore. Une autre encore, se détache, plus sourde. L'écho. Puis le silence refait son lac.

Les coyotes, eux, n'ont pas fini de détaler.

"Avant chaque tir, on évacue tous les lapins". Ces mots lâchés Harry Cartland part d'un éclat de rire, se remémorant la chasse étrange qu'à chaque fois il faut mener aux dizaines de longues oreilles, un sac à la main, afin d'éviter que le souffle du canon géant ne les rende sourds. Ce que les protecteurs de l'environnement ne prendraient pas à la légère, même sur un site d'essais...

Ingénieur et expert artilleries de tous calibres, Harry n'en finit pas d'agiter ses longues jambes maigres, escaladant la colline de ce coin désert de Californie. Ici, c'est le site d'essais du Livermore National Laboratory. A un jet d'obus de San Francisco, l'un des temples quasi-abandonnés du programme de "Guerre des étoiles". D'ailleurs de place en place, sur ces centaines d'hectares d'herbages carbonisés de soleil, on aperçoit des squelettes d'acier, d'électronique et de béton, des taupinières discrètes donnant accès à des salles souterraines, installations qui dorénavant craignent davantage la poussière et l'oubli que les espions venus du froid.

Harry écarte une mèche de cheveux blonds.

"Le bruit du canon à gaz est incroyable, on est obligé de se protéger dans le bunker, là-bas,."
Le chercheur ramène nos regards sur son drôle d'engin, que vue d'avion on prendrait pour un bout de gazoduc égaré dans les prairies. Le SHARP, Super High Altitude Research Project, financé par le Département de l'Energie. Du moins jusque-là.
Ca, un canon ?
"Le plus performant actuellement en service, car c'est le seul à pouvoir servir plusieurs fois, sauf quand une partie lâche..."
Ce qui s'est déjà produit à deux reprises, sur les seize fois que le dragon vautré là a daigné ébrouer ses 47 mètres de long, vomir ses flammes et envoyer son obus de cinq à six kilos valdinguer dans un tas de sable, à trente mètres de sa gueule. Pas la peine de chercher les restes du boulet, d'ailleurs, la vitesse du projectile en sortie de la bouche à feu atteint Mach 10, soit dix fois la vitesse du son. L'obus, aux formes et à la composition secrètes, est alors porté à plusieurs milliers de degrés, par le frottement avec l'air. Et au moment de l'impact avec la sable, le transfert d'énergie est tel qu'il est "atomisé", si rien n'est fait pour le sauvegarder. Réduit en poussière. D'ailleurs s'il leur prenait l'envie de relever le canon vers le ciel, c'est jusqu'à 400 km d'altitude que tirerait l'engin.

A quoi peut bien servir un tel monstre ?

"A envoyer des satellites dans l'espace, à expédier les matériaux pour la construction en orbite des stations et des fusées interplanétaires", lâche John Hunter, le concepteur de SHARP.

Sur le papier, le projet est renversant. Les plans existent. L'obusier géant, de trois à quatre kilomètres de long, affiche une bouche de un à deux mètres de diamètre, selon les ambitions. Immense et trop lourd pour supporter son propre poids, l'engin devrait être enfoui dans une montagne, fiché à la bonne pente pour pouvoir tirer vers une orbite de 700 km d'altitude.
Tous les lecteurs de Jules Vernes frémiront. Il ne manque plus que le bourrage du tunnel par du Fulmicoton à haut pouvoir explosif pour hisser l'auteur du Voyage dans la Lune au Panthéon des oracles.

Une paternité intellectuelle assumée par les chercheurs de Livermore. Leur projet s'appelle JVL, pour "Jules Vernes Launcher". Mais la comparaison, de fait cesse assez rapidement.

"D'abord parce que nous ne pourrons pas lancer d'hommes avec cela", ponctue Harry.
L'accélération du projectile, pour atteindre en sortie de fût la vitesse nécessaire de vingt quatre mille kilomètres à l'heure, sera environ d'une centaine de G : le poids d'une homme serait multiplié par cent, le temps de traverser le canon. Sans aucun espoir, donc : la limite physiologique admissible pour de brèves durées ne dépassant guère une dizaine de G, et à bord d'une navette spatiale, par exemple, on frôle à peine les trois ou quatre G.

Par contre, pour expédier des matériaux ou des satellites en orbite, Harry et John sont optimistes.
"Avec le SHARP, nous avons testé des structures de projectile qui ont résisté à 30.000 G, et les militaires savent faire des matériaux et de l'électronique capable d'encaisser des valeurs très élevées d'accélération. Bien entendu, cela demandera une conception nouvelle des satellites ainsi expédiés dans l'espace, mais économiquement, le jeu paraît vraiment en valoir la peine, puisque le coût du kilo en orbite devrait être divisé par vingt", souligne Hunter.

Les difficultés liées à la réalisation de tels projectiles paraissent effectivement surmontables. Les ingénieurs de l'armement savent depuis des décennies réaliser des enveloppes de missiles résistantes aux milliers de degrés qu'imposeront au boulet de trois tonnes les frottements dans l'air, à plus de Mach 21.

"En gros, c'est le même problème que celui des têtes de rentrée atmosphérique des missiles nucléaires", souligne Harry.
Concevable, le canon de Jules Vernes demandera toutefois une révolution intellectuelle pour être réalisé. Car s'il était relativement facile de débloquer quelques millions de dollars pour étudier SHARP dans le contexte militaire des années 80, il sera difficile de convaincre la NASA, forte de ses concepteurs de fusées et de navettes, qu'un mortier géant peut faire aussi bien, sinon mieux que les moyens traditionnels de transport spatial.

Optimistes, les techniciens de Livermore affirment qu'avec cent millions de dollars, ils auraient les moyens de développer la filière.
Une première maquette du JVL, avec un fût de soixante mètres, et un diamètre de deux centimètres pourrait déjà en démontrer la faisabilité technique.

Car si le SHARP fonctionne à l'aide d'un mélange de méthane et d'air, mis à feu pour comprimer de l'hydrogène avec un piston, le JVL affiche une telle longueur qu'il faudra trouver d'autres solutions de propulsion.

L'actuelle idée de Hunter consiste à répartir au long du canon des injecteurs d'hydrogène, gaz violemment vaporisé juste après le passage de l'obus, au moyen de particules de graphite et de zirconium, portées à plus de mille degrés.
Vérifiée et validée, la solution pourrait alors enfanter un premier prototype de huit cent mètres de long, pour tirer un ou deux satellites d'une quarantaine de centimètres de diamètre chaque jour.

De quoi convaincre ceux qui, à la NASA, n'auraient pas lu Jules Verne.

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