vendredi 25 janvier 2008

Infinis visages

Des visages par millions
Figaro, 1991


Qui sont les autres ? D'abord des visages. "Sale gueule" ou "frimousse avenante", c'est à travers la perception que l'on a du visage d'autrui que s'échafaude une bonne part de la communication entre individus. Et plus encore, puisque les psychologues savent bien que c'est le visage, et ses expressions, qui constituent l'une des principales façon de "synchroniser" des individus. C'est de cette manière que des amoureux se mettent en phase "sentimentale", que les bébés commencent à communiquer avec leur mère... La panique d'un nouveau-né, face à un visage qui reste impassible malgré toutes ses mimiques à lui, est à cet égard significative.

Mais comment la face de quelqu'un nous devient-elle familière ? Comment se fait-il que l'on reconnaisse parmi des milliers un visage, aperçu une seule fois sur une photo. Ou que l'on sache même le retrouver sur une autre photo, alors que l'angle de prise de vue a changé ? D'ailleurs, la forme du nez, de la bouche, la position des sourcils sont-elles aussi importantes les unes que les autres pour notre système de décryptage du visage et des messages qu'il transmet ?

En fait notre cerveau, expert tout à fait remarquable sur ce terrain, déboussole quelque peu les neurologues et les neuropsychologues. "Dans certains cas de lésions, les troubles induits sont surprenants, et montrent que plusieurs mécanismes peuvent se superposer, interviennent de manière indépendante", précise le Pr Pierre Karli, neurophysiologue à l'Université de Strasbourg. Les troubles de la reconnaissance sont les "agnosies". Il en existe diverses variétés, comme la prosopagnosie (du grec "prosopon", face). Spectaculaire, cette inhibition n'empêche pas les malades de constater qu'ils observent un visage, avec des yeux, une bouche, ou de savoir si quelqu'un sourit. Mais ils sont devenus incapables de reconnaître un parent, leur mère, ou leur propre face dans un miroir. Des tests récemment menés par Russel Bauer à l'Université de Floride ont montré que les patients atteints de prosopagnosie ne sont pas "conscients" de cette reconnaissance, mais que le mécanisme, lui, existe toujours bel et bien. Tout se passe comme si l'information de reconnaissance générée n'atteignait plus le niveau "conscient" des sphères cérébrales.

Ce genre de constat pousse certains chercheurs à se représenter le mécanisme de reconnaissance des visages comme une successions de petites boîtes, dont chacune serait chargée d'une fonction précise. Un peu à la manière dont les éléments d'une chaîne haute-fidélité se chargent des divers aspects du son, pour finalement le restituer dans votre salon. Il suffit qu'une des boîtes, ou le cheminement de l'information de l'une à l'autre se trouve endommagé (par un traumatisme, par exemple), pour qu'un trouble surgisse. D'autres chercheurs pensent que les phénomènes sont plus globaux, que les régions cérébrales participant à la reconnaissance sont nombreuses, et les traitemenst réalisés sur un mode plus "flou", avec des raitements de l'information en mode parrallèle.

Une autre atteinte, la paraprosopie, n'empèche pas le malade de reconnaître un ami ou son fils, mais ne lui permet plus de savoir si celui-ci fait une moue boudeuse, exprime la colère ou la joie. Cela parait étonnant. Mais des expériences ont montré à quel point l'édifice de reconnaissance d'un visage et de son expression était fragile.

"Le plus important, c'est ce que nous appelons communément les traits : bouche, nez, sourcils. Ce sont eux que notre regard scrute d'abord à l'arrivée sur un visage qu'il doit explorer", note le psychologue Raymond Bruyer (1), de l'Unité de Neuropsychologie Cognitive de l'université de Louvain (Belgique). Mais attention, pas n'importe comment. Pour notre cerveau, tous les traits ne revêtent pas la même importance. La hiérarchie accorde la première place aux cheveux (pour les Européens), puis les yeux et la bouche. Mais chez quelqu'un de connu, de familier, on regardera tout de suite les yeux et la bouche, négligeant les "contours" (cheveux, menton). La vitesse de "décodage" d'un visage inconnu est tel, qu'on a un peu de mal à comprendre comment cela fonctionne, comment le cerveau engrange autant d'informations, comment il les compare pour savoir qui est qui, qui ressemble à qui. Il semble que la répartition des traits sur la surface du visage, leurs intervalles respectifs (taille du front, écartement des sourcils, joue un rôle au moins aussi important que les formes des traits elles-mêmes. En fait, de nombreux éléments laissent penser que le regard procède simultanément sur deux niveaux. A la fois d'une manière globale, en prenant une "empreinte " générale de la face, pour noter l'organisation des implantations, mais aussi détaillée, en s'attachant à identifier chaque trait : sourcils tombants ou relevés, par exemple.

Le plus troublant à cet égard, ce sont les essais sur des visages à l'envers et décomposés. Le britannique Thompson s'est ainsi livré à des découpages sur des images de visages familiers et inconnus, pour tenter d'éclaircir le rôle de la "pré-connaissance" . On note que sur un visage connu, le simple fait de modifier un trait, voire de découper les yeux et la bouche pour les recoller à l'envers empêche de reconnaître la physionomie, qui devient monstrueuse.

Les choses change quand on retourne la photographie. La tête en bas, mais les yeux et la bouche dans le bon sens (même à la place les uns des autres), on reconnait facilement le personnage.

Expert dans la reconnaissance des visages, l'homme est limité par ses habitudes. C'est un lieu commun que de dire que pour un Provencal tous les Camerounais ou tous les Bengali se ressemblent. Hors de ses références habituelles, le système de reconnaissance est perdu, et mettra un certain temps à s'habituer, à augmenter son expertise. Les éleveurs de chiens deviennent ainsi capables de discerner infailliblement des centaines de "visages" chez leurs amis à quatre pattes, là ou tout un chacun est incapable de voir autre chose qu'une meute. "Il est intéressant de noter que des cas de prosopagnosie chez des spécialistes divers, comme des ornithologues, ont rendu ceux-ci incapables de reconnaître les oiseaux les uns des autres. Ou qu'un fermier, toujours capable de reconnaître les visages, est subitement devenu "zoo-agnosique", incapable de différencier ses vaches entre elles", souligne Raymond Bruyer.



(1) Auteur de "La reconnaissance des visages", Ed Delachaux et Niestlé

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