dimanche 27 janvier 2008

La vie des abysses

1991
Questions à Lucien Laubier, de l'Ifremer

Les surprises en grappes des oasis de vie

C'est un peu comme s'il suffisait de s'immerger dans le grand bleu pour récolter l'étonnement. Depuis 1977, à bord des soucoupes plongeant vers les abysses, les biologistes vont de surprise en surprise. En moins de quinze ans, des centaines d'espèces vivantes nouvelles, inédites, ont été dénombrées autour des sources hydrothermales, formant ces fameuses oasis de vie des grands fonds. Qui aurait parié en 197O que des vers géants de 500 grammes, les Riftia, se bousculeraient autour des sources chaudes, ainsi que des crevettes ou des escargots hirsutes. Avec des densités de vie, à plusiuers milliers de mètres de profondeur, impensables il y a encore 2O ans. Ce spectacle sous-marin est la vivante démonstration de l'imaginaire de la nature, avec des solutions différentes au problème de la vie, selon les secteurs géographiques et les moyens mis à la disposition des bactéries et des organismes plus élaborés.
Des retombées très concrètes, par exemple en génie génétique, sont aujourd'hui attendues des bactéries qui peuplent ces domaines extrêmes, parfois à plus de 100 degrés Celsius de température et à des centaines de kilo de pression par centimètre carré.
Biologiste, directeur à l'Institut Français de Recherche pour l'Exploitation de la Mer, Lucien Laubier est aussi professeur à l'Institut Océanographique. Il vient de faire le point de ces découvertes devant l'Académie des Sciences.

Q A des milliers de mètres sous l'eau, en l'absence de soleil et parfois d'oxygène, les sources hydrothermales nous ont ramené au stade d'observateur étonné des surprises de la vie, un peu comme à l'époque des voyages des naturalistes autour de la planète. Reste-t-il beaucoup de découvertes aussi fortes à réaliser ?

R Il faut dire qu'avec 60.000 km de dorsales océaniques, riches de sources hydrothermales, on a de quoi s'attendre à des découvertes, et nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Je pense qu'on va découvrir encore beaucoup de formes de vie, d'associations chimiosynthétiques entre des bactéries et des organismes. Des domaines océanographiques entiers ne sont pas encore prospectés, comme l'Atlantique Sud, ou l'Océan Indien.
Actuellement, on compte environ 350 espèces vivantes concernées par les sources hydrothermales, faisant partie de ces écosystèmes organisés de manière concentrique autour des orifices d'eau chaudes, chargées en minéraux. On en trouve également dans les fosses de subduction (comme au Japon), là où suitent du sol une eau qui était renfermée dans les roches.

Q Les principales caractéristiques des sources hydrothermales ?

R L'eau, à sa sortie de la source, peut atteindre 350 voire 400 degrés C, dans un milieu ou les températures habituelles sont de un à deux degrés. Elle est chargée de sulfures métalliques qui précipitent dès que la température diminue au contact de l'océan, d'hydrogène sulfuré, de méthane, de gaz carbonique et d'un peu d'hélium. Cela se passe la plupart du temps à des profondeurs variant de 2000 à 4.000 mètres, sur l'axe des dorsales, des rift, là où la croûte terrestre se régénère. L'eau de mer pénètre dans des failles, se réchauffe sous terre au contact des laves à haute température, et remonte à la surface, après avoir percolé à travers le système géologique, chargée en éléments divers, un peu comme l'eau d'une cafetière se charge en café.

Q Et la vie s'organise comment ?

R En étudiant l'une des créatures qui vit sur certaines de ces sources, le ver géant Riftia (1,5 m de long, 5 cm de diamètre), démuni de bouche et de tube digestif, on s'est aperçu qu'il se nourrissait grâce à une association (symbiose) avec des bactéries qui occupent les deux tiers des tissus de son organisme. Chaque bactérie réalise l'oxydation du sulfure d'hydrogène pour produire des sulfates et profite de l'énergie dégagée par ce mécanisme chimique pour construire des molécules de stockage d'énergie du type adénosine triphosphate (ATP). La bactérie utilise cette énergie pour fixer le gaz carbonique et fabriquer les premiers sucres. Ultérieurement, en y ajoutant de l'azote et du phosphore, elles réalise les premiers acides aminés à la base des protéines. Tout cela se passe dans l'usine bactérienne. Au bout d'un certain temps la bactérie libère dans la cellule du ver qui l'héberge des métabolites (substances élaborées). Et la cellule va pouvoir, à son tour, utiliser ces ingrédients pour son fonctionnement. Plus tard, on assiste à la mort de la bactérie, puis de la cellule, et toutes les substances fabriquées sont libérées dans le liquide intérieur du ver, et vont nourrir l'ensemble de son organisme.

Q On imagine que quantité d'autres créatures profitent de cette solution originale pour proliférer dans le voisinage

R Absolument. Tout un écosystème se construit. En périphérie de l'oasis, on trouve les bêtes ordinaires de l'océan profond, qui viennent grapiller de la nourriture, comme les galathées. Mais au coeur de l'écosystème, on trouve quantité de formes de vie qui ne vivent que là, distribuées en auréoles autour de la source. Une répartition concentrique qui traduit une variation rapide de la température de l'eau, dès que l'on s'éloigne de la source, et surtout de la teneur en sufures métalliques et autres composés du fluide hydrothermal.
Il faut noter que la durée de vie moyenne d'une telle communauté est de l'ordre du siècle, guère plus. La "tuyauterie" qui amène à la surface le fluide hydrothermal connait des dépôts de plus en plus abondants de sulfures métalliques, qui finissent par boucher l'orifice, par le colmater. A ce moment-là, toute la vie s'effondre et doit s'installer ailleurs, sur une autre source.

Q On a vu la stratégie des vers Riftia. Il y d'autres solutions ?

R De manière plus simple on trouve des bactéries qui vivent en couche sur le fond, à proximité de la source et sont broutées par des crevettes, comme des moutons broutent une prairie, vers 3 500, 4 000 mètres de fond, sur la dorsale médio-Atlantique.
Les derniers travaux menés en 1989 du côté des îles Fidji ont conduit à la découverte de formations complètement différentes de celles du bassin oriental du Pacifique. Le ver Riftia y est remplacé par un gros escargot hirsute, Alviniconcha hessleri, qui contient dans son manteau des poches pleines de bactéries chimiosynthétiques. Cet escargot est a son tour consommé par des crabes et autres prédateurs, et libère dans le milieu des déchets organiques qui alimentent le reste de l'écosystème.

Q Et ailleurs, entre les sources, c'est le désert ?

R Un qausi-désert, oui. Mais il n'y a pas que l'hydrothermalisme. On a également trouvé des oasis de vie autour de suintements d'eau "froide" dans les fosses de subduction, où les plaques de l'écorce terrestre disparaissent, comme au Japon.
Les fluides froids qui suitent par endroits contiennent du méthane, mais pas d'hydrogène sulfuré. Ils créent à la surface des sédiments une couche sans oxygène, dans laquelle des bactéries libres réduisent les sulfates de l'eau de mer en libérant de l'hydrogène sulfuré. Dès lors on se retrouve dans la même situation que sur les sources hydrothermales et les mollusques blanc Calyptogena (bivalves), qui contiennent eux aussi des bactéries symbiotiques dans leurs branchies peuvent se développer en colonies.

Q De telles stratégies biologiques suggèrent-elles de nouveaux mode d'apparition de la vie sur Terre ?

R Les expériences de Stanley Miller, dans les années 50, tendaient à montrer que la vie prend naissance à partir d'une soupe de molécules organiques préformées. Certains biochimistes estiment désormais, à la lumière des découvertes sur l'organisation de la vie autour des sources minéralisées, qu'à travers certains effets, en présence de fer réduit, il y a eu fabrication et sélection de molécules organiques directement, et non pas à partir de molécules existantes. Les molécules paraissent en fait capables de s'organiser très vite pour former des membranes, et cloisonner un espace où peut s'abriter et se spécifier une usine chimique primitive. Cette thèse ouvre des perspectives nouvelles et propose un autre modèle rendant compte de l'apparition de la vie sur notre planète.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

j aimerai en savoir + sur la digestion des poissons des abysses