jeudi 10 janvier 2008

Le temps 4. Dimension invisible

Pour Ca M'intéresse, en 1991 ou 1992


"C'est à cette heure-ci que tu arrives ?" Parmi les obsessions de notre société : la course après le temps. Rien de plus simple aujourd'hui que d'avoir au poignet l'une de ces montres reliées par radio à une horloge atomique. Dans le ventre de ce joujou très "hightech", le temps est reçu au milliardième de seconde. A quoi cela sert-il ? L'affairé qui s'offre ce scalpel à compter les microsecondes passe quant à lui sa journée à lutter contre les retards qui s'accumulent, de quart d'heures en demi-heures, pour en arriver le soir à constater qu'il lui aurait fallut une journée de 30 heures pour tenir tous ses engagements. Lorsque l'on a plus le temps, est-il bien raisonnable de le compter au milliardième de millimètre ?
Court-circuit, donc, entre deux univers. Celui des horloges atomiques à découper le temps au plus près, et nos journées, transformées en un marathon à rattraper les heures. "Le temps fabriqué par les machines est devenu une source d'information, géré par des ordinateurs à l'échelle de la planète", estime l'informaticien Thierry Breton, auteur de la "Dimension invisible" (Ed Odile Jacob). Un millionième de seconde, quand on cote des actions à Tokyo ou à New York, ce sont des yens ou des dollars. Attention : ceux qui ne sauront pas demain endiguer le flot, et se laisseront déborder par les marées du temps ne sauront plus gérer leur quotidien.

Encore faudrait-il savoir ce qu'est le temps. Dans notre monde, il est devenu protéiforme.
Le temps mesuré par millionièmes de milliardièmes de secondes, c'est par exemple la guerre. La vraie, celle des missiles. Quand un "Patriot" doit pulvériser un "Skud". L'électronique doit calculer le plus vite possible, pour localiser l'adversaire avec une précision de quelques dizaines de centimètres. Si l'adversaire occupe mieux l'espace, si son électronique sait mieux apprécier les distances, le chasseur ne rattrapera jamais sa proie. Dans le cas contraire, la menace sera anéantie. Hors une distance, pour les électroniciens, c'est depuis plus de vingt ans du temps. Celui que la lumière met à franchir cent centimètres définit même officiellement le mètre étalon depuis 1983 : 1/299 792 458-ème de seconde. Ce qui signifie qu'il faut avoir des cerveaux de missiles qui calculent le temps au moins dix fois plus vite pour trouver une proie à 10 cm près. Guerroyer, c'est aussi localiser. Un "cruise missile" qui fonce vers sa cible avec une précision "chirurgicale" , aux dires des états-majors, se guide sur une carte en mémoire dans son cerveau. Elle ne lui sert à rien s'il n'est pas en permanence guidé par des satellites, dont il sait capter les signaux et calculer les positions. Là encore, si son horloge de bord est précise au milliardième de seconde, il saura mener de savantes opérations qui lui diront où il se trouve, à quelques dizaines de centimètres près. "Collé" au terrain, à vingt mètres d'altitude, le missile évitera les collines et les lignes électriques, corrigera son cap, et trouvera jusqu'au bout son sinistre chemin.
Mais le temps, c'est aussi la guerre économique. Dans les télécommunications par exemple. Quand il s'agit de rentabiliser un satellite à 500 millions de francs, il faut lui faire relayer un maximum de conversations téléphoniques, entre Paris et Washington. Pour y parvenir, on découpe chaque conversation en tranches de quelques millionièmes de secondes, et vos propos sont entremêlés avec ceux des autres. Le trafic sur chaque voie s'en trouve centuplé. Mais il faut qu'à l'arrivée, l'horloge de l'ordinateur-décodeur soit capable de retrouver les bons "paquets" d'informations dans le flot. Et là aussi, il lui faut réagir au milliardième de seconde pour ne pas confondre vos intonations avec celles d'un secrétaire d'ambassade rappelé à l'ordre par son administration centrale.
L'enjeu du temps est aussi niché au coeur de chaque ordinateur un peu performant. Les performances de ses circuits électronique dépassent par exemple le temps que met l'information à être lue dans sa mémoire et à parcourir quelques centimètres de fil électrique. L'horloge de la machine à calculer moderne doit non seulement être rapide, pour orchestrer plusieurs milliards d'opérations à la seconde, mais également pertinente. Et "savoir" que la donnée qu'elle vient de demander en mémoire mettra 2 cent millionièmes de seconde de plus à lui parvenir qu'une autre, qu'elle doit lui additionner. Sans ce mécanisme, le plus puissant des ordinateurs à calculer la météorologie, ou les formes d'un Airbus ne serait qu'un colosse inutile.
Autant dire que pour s'assurer de la meilleure maîtrise possible du temps, le conflit est d'abord scientifique. Pour parvenir à améliorer les niveaux de précision des horloges atomiques de quelques décimales (on est aujourd'hui, pour les très bonnes horloges, au chiffre de quatorze zéros après la virgule, pour la précision relative sur une seconde), on remplace les aimants des versions précédentes par des lasers, on immobilise les atomes sur place pour mieux compter les mouvements de leurs électrons. But de l'opération : "piéger", "trapper" les grains de matière (atomes de césium) pour mieux les surveiller et en faire de meilleurs métronomes. En arrachant ces atomes aux lois qui gouvernent notre monde : la pesanteur, la chaleur, l'inertie, ils pourront mieux se livrer à leur seul penchant pour la vibration, avec une régularité d'horloge ! On tente ainsi au Laboratoire du temps et des fréquences de l'Observatoire de Paris à les promener doucement vers le haut dans une "fontaine" atomique, pour compenser la gravitation. Parmi les mieux armés dans cette compétition, le NIST américain (National Institute of Standards and Technology) à Boulder, Colorado. L'un des objectifs y est de remplacer l'actuel défilé d'atomes de césium en une nasse à piégeage d'ions. C'est sur un tel "aquarium", où l'on verrait frétiller les atomes que travaillent le physicien James Berquist, et à Orsay, au laboratoire de l'horloge atomique, Michel de Saintfuscien.
A l'Ecole Normale Supérieure de Paris, dans la laboratoire de Claude Cohen-Tannoudji, on réfléchit à d'autres techniques, comme le refroidissement des atomes au voisinage du zéro absolu (moins 273 degrés C). Gelés sur place par des lasers qui absorbent l'énergie, les atomes pourraient être mis en vibration, débarrassés des perturbations dues à la chaleur, et à leur propres réactions.
"L'étude des étoiles et de l'univers, les télécommunications sans oublier les satellites, les systèmes de positionnement et de navigation sont aujourd'hui largement dépendants de cette capacité à fabriquer le temps". Bernard Guinot, chercheur français, est bien placé pour le savoir. C'est lui qui a mis en place l'actuel système international du temps. Tandis qu'il flatte de sa main l'horloge atomique, qui au pavillon de Breteuil surveille la dérive de l'heure française, un peu plus loin, sur un listing en cours d'impression s'affichent sans honte les décalages de quelques 200 autres horloges atomiques situées dans le monde entier. Pas de quoi frémir d'inquiétude : il s'agit ici de millièmes de millionièmes de seconde de décalage. A côté de Paris, dans le lieu verdoyant où trônent le kilogramme et le mètre étalon, se distille ainsi en permanence le Temps Atomique International.
"Si les ordinateurs japonais n'utilisaient pas les mêmes synchronisations horaires que ceux ayant cours en Europe, cela rendrait les opérations boursières impossibles", explique Bernard Guinot.
Dure réalité, le temps que forgent les hommes n'est que le produit arithmétique et virtuel d'une moyenne démocratique, calculé par une assemblée d'horloges. A tel point que si l'ensemble de ces horloges avançait ou retardait de concert, on ne s'en apercevrait pas forcément, puisqu'il n'y a plus de référence "réelle". "Un risque infime", se hâte de rassurer Guinot.
Pour battre la seconde, pour créer cette mesure du temps qui n'existe que dans le cerveau humain, on a commencé par utiliser la durée moyenne du jour. Pour les astronomes de jadis, la seconde était le 86 400ème partie du jour solaire. La rotation et l'orbite de la Terre étant en fait une denrée éminemment variable, on a ensuite utilisé le 31 556 925ème de l'année. Une mesure un peu plus précise, destinée aux scientifiques. Mais quand les physiciens inventèrent l'horloge à césium, dans les années 50, électroniciens, géologues, militaires et spécialistes de télécommunications, tous ceux qui connaissaient des réels besoins de précision croissant se ruèrent sur la technologie. La seconde devenait le temps qui s'écoule entre 9 192 631 770 transitions électroniques de l'atome de césium 133. Dans de telles horloges les atomes de césium 133, non radioactif, sont excités, puis calmés dans un champ magnétique. En vibrant, ils livrent un tempo extrêmement rapide et stable. Une débauche de précision qui allait très vite s'imposer à la société, et tout utilisateur (professionnel) du temps peut aujourd'hui acquérir une horloge atomique de bonne qualité, pour un peu plus de 200.000 francs, chez un constructeur comme Texas Instrument. Victimes de cette justesse, les astronomes qui surveillent les irrégularités de la rotation de la Terre, sont obligés de demander que l'on retarde ou que l'on avance les horloges légales d'une ou deux secondes, afin que le temps variable de la planète et celui, quasi-parfait de nos garde-temps technologiques, restent en symbiose. Puisque cette année la planète a été un peu plus régulière, la prochaine mise à l'heure n'est prévue que le 30 juin 1992, au lieu de décembre, traditionnel moment du règlage.
Ce temps qui n'existe plus que dans les machines les plus perfectionnées n'a pas finit de nous décontenancer. Les scientifiques eux-mêmes, ont un peu de mal à relire leurs équations.
Comme tout un chacun, les savants de l'Antiquité commencèrent par admettre que le temps s'écoulait de manière constante. Puis avec des arguments de plus en plus surprenants (mais solides), ils ont décrété, avec Einstein, que le temps était un insupportable galopin, qui ne cessait de varier en tous lieux. A tel point que dans notre univers, aucune communication ne sera jamais possible entre des planètes lointaines, car en des endroits animés de vitesses différentes (l'effet big bang éloigne les objets du cosmos de façon irrégulière), nous ne vivons pas le même déroulement du temps. Si elle n'a rien de révolutionnaire, la théorie de la relativité est encore loin d'avoir fait admettre tous ses effets dans les esprits humains. Prenons le simple fait que la vitesse de la lumière soit désignée comme constante dans notre univers. Et que la gravitation, la force qu'exerce toute masse sur une autre, bien à sa place dans les équations d'Einstein, puisse venir perturber les phénomènes physiques. Cela implique automatiquement que le temps devienne une denrée variable.
L'une des images les plus claires est celle d'un faisceau de lumière, comme celui d'un laser. Hors de toute influence gravitationnelle, dans le grand large du cosmos, il se propage en ligne droite. Si l'on fait passer ce même faisceau dans un champ gravitationnel très intense, comme celui d'une étoile mourante ou d'un trou noir, il va se trouver dévié, freiné, car les photons ont une masse. Mais non, c'est impossible ! Dans notre physique, la vitesse de la lumière est constante. C'est donc que le temps, à l'échelle des grains de lumière sous influence de cette force de gravitation, a varié. Ce temps là peut même s'immobiliser, voire s'inverser si les photons semblent faire demi-tour, comme dans un trou noir ! En d'autres termes, quand il n'y a plus de lumière quelque part, c'est que le temps ne se déroule plus dans ce coin d'espace.
Cela semble abstrait ? L'exemple des astronautes jumeaux va dans le même sens : si l'on embarque un garçon dans une fusée, en laissant son jumeau au sol, quand il reviendra se poser au terme de son périple, son frère demeuré sur Terre le trouvera plus jeune que lui ! Autre expérience, cette fois vécue par Bernard Guinot : "Dans les années 60, nous promenions dans le monde entier des horloges atomiques, afin de les comparer entre elles, pour bâtir un temps international le plus juste possible. A chaque voyage en avion, les horloges se déréglaient de quelques milliardièmes de seconde, en raison de la variation de la gravitation, et de la vitesse du jet. Nous devions ensuite les remettre à l'heure en calculant les perturbations liées aux phénomènes de la relativité", se souvient Bernard Guinot.
Ce qui signifie aussi qu'en surveillant le compteur d'une horloge atomique très précise, à 16 zéros après la virgule, on pourrait "voir" les perturbations que provoquent sur la trame du cosmos des explosions d'étoiles mourantes (supernova). De quoi vérifier plus d'une théorie, tel les ondes gravitationnelles, des perturbations de l'espace-temps prévues par Einstein, et que les physiciens européens veulent guetter dans le cadre du projet de détecteur VIRGO, muni d'un laser stabilisé par une horloge ultra-régulière. A chaque fois qu'une onde gravitationnelle, une sorte de vague perturbant la gravité de l'espace traversera le système, elle sera trahie.
Pourtant, aussi précis soit-il, le temps des physiciens demeurera à jamais une outrancière simplification. Un moyen rudimentaire de symboliser l'essence du temps. On pense au métronome qui compte le temps, les secondes. Une horloge atomique, même perfectionnée à outrance, ne reste que cela. Elle n'a pas d'intelligence du temps : elle reproduit un phénomène le plus fidèlement possible, inlassablement "Une meilleure encore est celle du cinéma : on compte les images et l'on dit : à telle image il se passe ceci, à telle autre il se passe cela. Ce temps de la physique n'a qu'un mince rapport avec le temps réel. Celui-ci est plus complexe, on le sent bien", estime l'astrophysicien Hubert Reeves. "Par exemple, on sait bien qu'au quotidien il est impossible de reculer dans le temps, et que nombre changements ne se passent que dans un sens. Vous ne voyez jamais une personne rajeunir, sa figure va en vieillissant. Et une voiture qui en a enfoncé une autre ne la réparera pas en faisant marche arrière", poursuit Reeves. Mais alors, pourquoi le temps des équations, lui, semble-t-il réversible ?
"La théorie de la relativité elle, pense le passé, le présent et le futur "à la fois"", explique le physicien Bernard d'Espagnat. Il faut entendre par là que le passé et le futur existent autant que le présent. Ce qui ne veut pas tout à fait dire en "même temps". D'Espagnat propose un exemple pour ce distinguo : un alpiniste en plein effort, vissé à sa paroi. Il perçoit en permanence à la fois la vallée dont il est parti, le sommet qu'il va atteindre, la falaise sur laquelle il s'échine. Pour lui, les trois notions co-existent. Le fait d'avancer et créateur d'information. Et si l'on pouvait reculer le temps, rebrousser chemin, ce serait pour de nombreux chercheurs nier cette création. Le temps condamné à avancer ? La clef de la vie et de sa diversité dans notre monde.

Encadré
Voyager dans le temps-là, est-ce possible ? C'est ce qu'affirment des physiciens, comme les Britanniques Felicity Mellor et Ian Moss, de l'Université de Newcastle upon Tyne. En travaillant à partir des équations relativistes, ces chercheurs ont trouvé des court-circuits permettant de se déplacer dans le temps, sans changer de lieu. Ces étranges créatures de notre univers ont été baptisé "trous de vers" (wormholes), car il permettent de voyager dans des espèces de tunnels reliant des sites différents de la structure espace-temps. En faisant un simple pas, on passe de la Guerre du Golfe aux premiers émois des Néanderthaliens. Pour expliquer cela, les physiciens adorent l'exemple du ver situé à la surface d'une pomme. Il a deux solutions pour se déplacer sur le fruit. Soit il emprunte le chemin de la surface, ce qui est relativement long, ou bien il coupe au plus court, croque dans la pomme, creuse un "trou de ver" pour ressortir de l'autre côté. Le débat fait rage entre les théoriciens pour savoir si ce genre de "visions mathématiques", construites à partir d'équations, ont une réalité dans notre monde.
Après de sérieuses réticences de la part de physiciens comme Stephen Hawking (célèbre auteur "d'une brève histoire du temps") et Roger Penrose, il semble que les partisans du voyage dans le temps aient repris l'avantage. Ils ont notamment montré que de la matière pouvait voyager dans ces court-circuits de l'espace-temps, sans se trouver désintégrée. Tout le problème est que l'on parle ici de particules, et non d'hommes. Et jusqu'à nouvel ordre, le temps des hommes a besoin d'être vécu.par ceux-ci pour pouvoir être transposé ailleurs !

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