mercredi 9 janvier 2008

Secrets de cadrans solaires

Pour Ca M'interesse
(vers 1990)

Dans l'ombre de l'heure
11 feuillets

Le soleil et le temps ? "Ntangu". Personne n'a pu faire plus concis que les Moudang du Tchad, qui n'ont qu'un mot pour désigner à la fois l'astre et le temps que celui-ci decrit de son évidente ballade dans le ciel. Mais parler du soleil et du temps qui passe est une chose. Commencer à planter des pointes de bois dans le sol pour repérer les solstices à la direction de l'ombre relève d'un autre mystère. Et celui-ci remonte à l'aube des civilisations.

Quelle inquiétude, quelles passions ont pu pousser des hommes ignorants de la nature des choses à observer aussi méticuleusement les mouvements du soleil ? Au coeur de cette curiosité se nichent l'astrologie et les rites sacrés. Le défilement du soleil et des étoiles, calme et régulier carrousel, ne demandait qu'à être surveillé, épié, pour pouvoir être annoncé. Savoir que le futur ressemblerait au présent était vital. La branche d'un arbre, le bord du toit d'une case permettent très tôt de retrouver et de viser une étoile en s'asseyant simplement au même endroit que la veille au soir. L'étoile disparait, pour toujours revenir, fidèle, et baliser le cours rassurant des choses. Pour le soleil, c'est encore plus simple.

L'ombre d'une branche portée sur le sol s'allonge puis se raccourcit. Il aurait fallut être aveugle pour ne pas constater qu'aux heures cuisantes de la journée, cette ombre est la plus courte, qu'elle se rallonge avec le soir, toujours de la même manière. Elle avertit ainsi du retour inquiétant de la nuit. Premier repère. "Il n'est pas interdit d'aller plus loin, et d'imaginer qu'un primitif ait eu l'idée d'utiliser une baguette d'une certaine longueur, dont l'ombre, lorsqu'on la plaçait verticalement, pouvait fixer le moment de la rencontre avec un compagnon", note René Rohr, auteur de recherches sur les cadrans solaires. Cela reste une hypothèse, fondée sur l'observation de telles pratiques persistant chez des Mélanésiens. Les textes, pour leur part, nous rapportent une version confuse des choses, tant la pratique de l'heure solaire se perd dans les origines des grandes civilisations. Le "gnomon" (indicateur en grec), modeste bâton planté verticalement dont on surveille l'ombre est pourtant présent chez la plupart d'entre elles. Variante sophistiquée des repères précédents, ce marqueur du ciel sert aussi de son extrémité alignée avec l'oeil, à viser les astres.

Désuet à nos esprits technologiquement déformés, cet instrument a pourtant été le premier cordeau de l'astronomie. Hipparque s'en servit, pour son catalogue de 800 étoiles. Jusqu'aux érudits indiens musulmans, qui voici encore trois siècles, consacraient des édifices aux formes mathématiques complexes, pour simplement aligner oeil et sommet du gnomon sur des étoiles ou le soleil avec une précision croissante. Dans l'obsession de la prévision des jours sacrés d'Allah, et de l'orientation scrupuleuse vers la Mecque.

L'idée fixe de mieux viser les étoiles est à la base des cadrans du soleil. En prenant le temps d'observer les mouvements célestes, de les répertorier, de noter leur périodicité pour bâtir des monuments capables de mémoriser ce calendrier stellaire, les hommes de jadis ont ouvert la voie à la compréhension du temps et de l'espace. Gravant le sol autour du gnomon initial pour mémoriser les mouvements célestes, ils ont transformé une simple observation en une méthode, ouvrant la voie aux technique de comptage du temps solaire. Les alignements ou cercles de menhirs d'Irlande et de Bretagne sont de cette veine. On cherche à marquer le jour le plus long, le plus court, on détermine des angles pour retrouver la place des étoiles, pour orienter les temples.

Les hommes les plus démunis se contentaient du relief pour graver la course solaire. En Afrique, les Baruya mesuraient ainsi depuis des millénaires les positions du soleil à l'aide d'une montagne, dont l'ombre dans la plaine caresse le plus gigantesque des cadran naturels. Eparpillés sur les collines avoisinantes pour les grandes cérémonies, les membres de la tribu reçoivent successivement le rayon solaire quand leur heure est venue. Et crient leur joie au moment du passage attendu de l'ombre.
Toutes les civilisations anciennes, de la Chine à Babylone, de l'Irlande gaéllique aux Arabes mauritaniens ont ainsi des traces de gnomons encrclés de marques dans leurs pratiques et les origines de leurs sciences.

"Le plus ancien connu, note Jacques Attali dans son "Histoires du Temps", est un gnomon égyptien, simple barre posée verticalement au XVI-ème siècle avant J.-C." Les obélisques sont d'autres gnomons fièrement dressés, mais le plus surprenant est peut-être celui du pharaon Thutmosis III, (1501-1448 av J.-C.). Le souverain emportait déjà en voyage un cadran au format de poche, un objet de pierre noble, ou de métal en forme de rateau. L'extrémité orientée vers le sud, et le grand axe vers le nord, l'ombre du rateau donnait l'heure en se projetant sur les graduations du "manche"


Au XI-ème siècle avant J.-C., les Chinois jouent du gnomon pour étudier le ciel. C'est avec un instrument aussi rudimentaire qu'ils fixent les dates des solstices, et calculent avec une précision stupéfiante l'inclinaison de l'axe de la Terre. Il faut dire que dans l'Empire du Milieu, les astronomes devaient être motivés : on rapporte que certains auraient payé de leur vie pour avoir oublié l'annonce d'une éclipse.
Particulièrement inventifs, les Chinois mirent au point les Tu-Kuei, planchettes munies de trous qui servaient à déterminer la date au soleil, en tenant compte de la latitude. Friands de perfectionnisme, ils inaugurent le gnomon percé, dont le sommet projette une ombre elliptique entourant un point lumineux.
Progrès précoce, le polo des Mésopotamiens, avec son axe parrallèle à celui de rotation de la Terre, et non plus simplement un pieu fiché en terre.

Un raffinement qui lui permet de donner des heures de durée égale tout au cours de la journée, et cela quelque soit la saison. Même si entre l'été et l'hiver, la durée de ces heures varie avec la longueur de la course du soleil dans le ciel. Des faits que rapporte le grec Hérodote, vers 560 av J.-C., et qui démontre par ailleurs que la culture grecque avait intégré le gnomon solaire et astronomique à cette époque, mais malheureusement rejeté l'astuce du polo. Dans la Bible, plusieurs passages du livre d'Isaïe font référence à un cadran solaire appartenant au roi Achaz et utilisant des marches pour matérialiser les heures. Il s'agit d'ailleurs dans les textes de l'accomplissement d'un miracle, de faire reculer l'ombre, et donc le temps (voir encadré), pour allonger la vie d'Ezéchias, le fils d'Achaz. Une faculté qui suscita de vives discussions durant de siècles, et de la part d'esprits aussi éclairés que Camille Flammarion ou Spinoza, qui tentèrent d'imaginer ce que pouvait être un cadran qui permettait à l'ombre de reculer. Ce sont, semble-t-il les Chaldéens qui commencèrent à cette époque à diviser le temps solaire, donc le jour en douze parties égales, comme ils divisaient l'année en douze mois, et le ciel en douze constellations. Cet usage commode se répandit, notamment lors de l'apparition des cadrans solaires muraux (dits canoniaux) et creux (sphères taillées dans un bloc de pierre, les scaphes) chez les Egyptiens, au III-ème siècle avant J.-C.

L'époque maniait un temps très relatif : deux cadrans étaient rarement en accord entre eux, pour des raisons de fabrication très aléatoire (on en a retrouvés dont les échelles étaient carrément gravés à l'envers, rendant ces "scaphes" inutilisables) et la longueur des heures du jour et de la nuit différait tout au long de l'année, puisqu'on divisait les deux en douze parties égales. Néanmoins le mal était fait. La civilisation était désormais introduite aux vissicitudes du temps. Dans la "Béotienne" de Plaute, vers 450 av J.-C., le héros s'insurge contre l'implacable logique des heures : "Que les dieux confondent le premier qui inventa la division des heures, le premier qui plaça dans cette ville un cadran solaire. Il nous a coupé le jour en tranches pour notre malheur" (René Rohr, dans "Les cadrans solaires"). Des simples gnomons qui marquent l'heure sur l'agora ou le forum, et qui marquent la vie par des formules du style "nous nous retrouverons lorsqu'au forum l'ombre aura dix pieds", aux cadrans solaires qui déferlent sur les patios des villas, l'Antiquité s'est peuplée d'heures solaires.

Les cadrans vont d'ailleurs bénéficier d'une aide précieuse pour la nuit et les jours de nuages : les clepsydres. Ces horloges à eau, indépendantes des mouvements de la Terre, ont fait en quelques siècles de gros progrès. Au prix de quelques astuces techniques, les artisans ont appris à réguler l'écoulement de l'eau, indépendamment de la pression dans le réservoir, de manière à leur conférer une précision honorable. Le point d'orgue de cet accord entre horloges solaires et hydraulique étant la Tour des Vents, à Athènes, qui n'est pas datée. A quelques minutes du Parthénon, l'Horologion d'Andronicos est une tour de vingt mètres munie de neuf cadrans solaires, d'une clepsydre et d'une girouette. La partie hydraulique est alimentée par une source nommée Clepsydre, qui donnera son nom à toutes les horloges à eau.
Les cadrans, eux, continuent de progresser. Le "jambon de Portici" (1-er siècle) est un instrument de forme étrange, sur lequel les graduations horaires sont courbes et varient avec les mois de l'année, pour améliorer la précision. Il faut amener le cadran en face de l'ombre d'un gnomon, faire coincider une ligne avec celle-ci, et lire l'heure sur les graduations du mois correspondant.

A l'époque de Jules César, on recense déjà une bonne dizaine de solutions différentes pour les cadran solaires, dont certaines ont été perdues, et dont on ne retrouve trace que dans les textes. L'un des instruments les plus étendus du monde occidental devait être celui d'Auguste (9 av J.-C.), au Champ de Mars à Rome. Un obélisque ramené d'Egypte y servait de gnomon, et les dimensions des marques au sol dépassaient 400 mètres de côté.

Avec le déclin de Rome, le cadran solaire ne disparait pas, mais la créativité artistique et mathématique baisse. Une vocation essentiellement religieuse commence, dans les couvents, où il s'agit simplement de marquer les heures des offices. Ces cadrans canoniaux, installés sur les murs, avec six à douze graduations régulières sur un demi-cercle, sont munis d'un style horizontal pour marquer l'heure. On en trouve des quantités sur les murs des églises romanes. Les Arabes, au contraire, n'en finissent pas de perfectionner la technique et les Croisés ramèneront de Jérusalem le principe généralisé du style incliné parallèlement à l'axe de la Terre. Une astuce qui délivre enfin des heures égales du matin au soir. Ces cadrans à polos servent encore aujourd'hui, sous des formes très variées. C'est l'aboutissement de l'art gnomonique, qui après une période de longue somnolence, se développa vraiment à la Renaissance italienne. Initiant une nouvelle flambée à travers l'Europe et disputant jusqu'au XIX-ème siècle le privilège de livrer l'heure à la montre mécanique, jugée trop irrégulière !

Florissante, la profession de cadranier permettait de doter les édifices les plus simples et les plus respectables de cadran de plus en plus performants;, où les astronomes reportaient des courbes de plus en plus complexes, pour tenir compte des variations d'inclinaison de la planète et de la longueur des jours. Les cadrans de poche sont à la mode, et servent aux astrologues à dater plus précisément la naissance des enfants, en tous lieux. En matière de précision, une solution avait été astucieusement prévue. De prestigieux édifices, comme la cathédrales de Florence ou les églises Saint-Sulpice à Paris et San Petronio à Bologne sont dotées de méridiennes. Un petit trou, ou encore une fente orienté au sud laissent passer la lumière solaire à midi vrai seulement, ne délivrant un point lumineux qu'à l'heure pile, avec une précision atteignant la seconde !

Et Casanova de s'étonner, en 1750, de voir des attroupements autour de telles méridiennes, la foule attendant le passage du soleil à son zénith, pour que chacun règle sa montre. Dans cet engouement vers l'heure de la lumière, même la Lune est sollicitée, pour livrer par son faible reflet du soleil une heure nocturne. Cela reste marginal et complexe. mais il apparait encore, au XVII-ème et XVIII-èmes siècles, des cadrans d'intérieur, pour le compte desquels des jeux complexes de miroirs convoient la lumière du soleil à l'intérieur des édifices, comme au collège des jésuites d'Avignon. Dans les Jardins du Luxembourg, un canon tonne à midi, dont la mèche est allumée par le soleil illuminant une grosse loupe à l'heure juste.

Au XIX-ème, c'est le cadran solaire à polo moderne, l'héliochronomètre, avec sa graduation très précise et un fil pour projeter l'ombre, qui sert jusque vers 1900 à harmoniser entre elles les horloges des gares de chemin de fer. Remplacé ensuite par le "top" télégraphique pour synchroniser les pendules, cet usage montre combien l'heure solaire a pu façonner notre monde. Si l'on en a l'occasion, qu'on ne se prive pas de contempler le parcours de l'ombre sur l'un des ces cadrans. Il n'est pas, pour les amateurs de gnomonique, de meilleur moyen de rêver à la course apparente de l'astre, à la rotation de la Terre, et à cet axe, parallèle au style, qui désigne l'axe imaginaire autour duquel l'univers entier semble graviter.

Encadré 1 : l'eau et le soleil pour remonter le temps
L'horloge solaires la plus surprenante est sans conteste celle de Schissler. Au XVI-ème siècle, cet artisan hors pair d'Augsbourg décide de donner un support à l'affirmation du prophète Isaïe (VIII-ème siècle avant J.-C.) au roi Ezéchias : "Regarde, roi, je vais faire reculer l'ombre du soleil de dix pas sur les marches d'Achaz" (livre d'Isaïe). Faire reculer le temps solaire ? Christophe Schissler s'attaque au problème en 1578 en réalisant une cuvette plaquée d'or, gravée de deux échelles et d'un véritable mode d'emploi en latin.

C'est l'ombre d'un fil tendu entre le fond de la cuvette et un petit personnage posé sur le bord qui marque le temps, et l'on choisit l'échelle de lecture en fonction de la latitude à laquelle on se trouve : entre 47 et 53 degrés de latitude ou 36 et 41 degrés. C'est déjà un bel instrument, mais l'astuce pour faire reculer le temps est superbe d'ingéniosité. En remplissant la cuvette d'eau, jusqu'à un niveau soigneusement repéré d'une gravure, le phénomène de réfraction lumineuse entre l'air et l'eau provoque un déplacement de l'ombre, d'une vingtaine de degrés. Résultat, le "temps" que marque le cadran recule d'une bonne heure, sautant d'une marque à l'autre ! Complètement oublié dans les collections de la Société Philosophique américaine de Philadelphie au XVIII-ème et XIX-ème siècles, cet instrument original avait perdu son gnomon. Il a fallut calculer par ordinateurs les déplacement de l'ombre sur les graduations pour retrouver l'emplacement correct du fil. "Mais le plus surprenant, c'est que cet artisan du XVI-ème ait pu calculer autant de paramètres, de manière aussi précise, sur une surface aussi complexe que celle d'une cuvette incurvée", estime Owen Ginderich, historien à l'université d'Harvard.


Encadré 2 : la magie des observatoires indiens.
Observer le soleil et le ciel, à l'aide de cadrans géants, pour repérer le temps. Tels furent les débuts de l'astronomie, bien avant l'existence d'astrolabes ou de lunettes. Il y a 260 ans encore sortirent de terre d'aussi rudimentaires observatoires. Le plus important du monde, un entier bâtiment couvert d'escaliers et de cadrans fut ainsi dédié par les indiens de Jaipur, près de New Dehli, au raffinement du calendrier musulman. Une tour de 27 mètres de hauteur projette son ombre sur toute une famille de cadrans aux formes étranges, cernés de volées d'escaliers. Une image où se mêlent science et architecture. L'instigateur du site, l'astronome Maharajah Ja Singh avait une idée juste : agrandir à l'extrême ses instruments, pour gagner en précision. La taille de la tour parallèle à l'axe de rotation de la Terre, sa distance aux cadrans devait lui donner une précision rarement atteinte. L'ombre tombe sur deux cadrans symétriques inclinés, de 15 mètres de circonférence, où elle se déplace à la vitesse tout à fait perceptible d'un millimètre par seconde. Certes l'ombre est floue, car le soleil n'est pas un point lumineux, mais un disque. Ce qui n'empêchait pas les astronomes de pratiquer des mesures très précises, en posant la tête sur la large rampe faisant office de cadran, pour repérer le moment exact où le disque solaire ou une étoile émergeait au sommet du gnomon.

Grâce à cette technique, qui les conduisait à escalader et à dévaler sans relâche les marches enserrant les précieux cadrans, les astronomes purent dresser un calendrier solaire et une carte du ciel remarquables pour l'époque.

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