mardi 22 janvier 2008

Voir sans voir

Pour Le Figaro (1992)

Peut-on voir sans voir ? Distinguer des mouvements et des formes, des contours alors que l'on a aucune conscience de le faire, et que les médecins savent pertinemment que la vision, au sens traditionnel du terme, a été perdue ? "Dans certains cas, oui", répond Lawrence Weiskrantz, professeur de psychologie à l'université d'Oxford, en Grande-Bretagne (1).

Ce chercheur relate comment, en 1973, un jeune homme ayant été opéré au cerveau au National Hospital de Londres, pour des migraines violentes, a perdu la moitié gauche de son champ visuel. Ce n'était pas une surprise. L'intervention chirurgicale avait été réalisée en raison de l'impact croissant des douleurs sur la vie sociale du malade. Une petite tumeur suspecte fut d'ailleurs trouvée dans l'un des vaisseaux irriguant une région de l'aire visuelle primaire droite, dont une section entière fut prélevée. Mis à part l'inconvénient de la perte partielle de la vision, l'opération fut couronnée de succès, et le patient put reprendre une vie normale.

L'énigme survint plusieurs semaines après l'intervention, quand le médecin qui suivait le convalescent constata que celui-ci était capable de localiser la main qu'il tendait, et même de la saisir sans hésitation, alors qu'elle se trouvait dans la partie soi disant-aveugle du champ visuel ! Quelques séries de tests plus tard, les chercheurs durent se rendre à l'évidence : la vision n'était pas perdue au vrai sens radical du terme. L'opéré était capable de distinguer un signal lumineux vertical d'un autre horizontal, et de discriminer une forme en O d'un X. En outre, il savait localiser des objets placés dans son champ "aveugle", sans avoir toutefois la moindre conscience de vision. La sensation qu'il décrivait était plutôt celle de "sentir" les objets.
Cette observation succédait historiquement à quelques autres cas du même type (2), mais c'est l'une des rares exemples où l'on est certain de la localisation des dommages portés au cerveau. Souvent, les lésions de l'aire de la vision, placée sur l'arrière et à la base du cerveau (lobe occipital et temporal), sont accidentelles et présentent des contours peu définis. Par contre, en cas d'intervention chirurgicale thérapeutique, on connait exactement l'état des lieux du cortex...

Evidemment les personnes présentant cette "vision aveugle" ne peuvent pas s'en servir dans la vie quotidienne. Dans la plupart des cas elle leur permet simplement, dans les tests de laboratoire, d'obtenir des résultats légèrement meilleurs que ceux liés au seul hasard pour la détection de formes ou de mouvements.

Lawrence Weiskrantz glisse l'hypothèse que certaines branches mineures du faisceau optique, pour cheminer jusqu'à l'aire visuelle traversent d'autres régions du cerveau. Ces réseaux habituellement peu utilisées pourraient en cas de lésion se voir remobilisées par le système de gestion des informations sensorielles, et prendre une importance accrue en reconstituant une sorte de roue de secours pour le traitement de la vision. A l'appui de sa thèse, le psychologue signale l'étonnante plasticité cérébrale des chimpanzés, qui récupèrent souvent une grande partie de leur vision, après des lésions importantes de leur cortex visuel. La question étant de savoir pourquoi l'homme, lui, paraît plus fragile dans ce domaine. "Nous en sommes aux premiers chapitres de cette longue aventure", estime le chercheur britannique.

"Ce genre d'observation, ainsi que d'autres, comme la perte des discrimination de couleurs, ou de la signification des objets, souligne surtout que le processus de la vision est éminemment complexe, et consiste en des échanges puissants d'informations entre plusieurs régions du cortex visuel", explique le Pr Roger Vigouroux (3), neurologue et chercheur à l'université d'Aix-Marseille II. Pour lui, plus simplement, il est possible aujourd'hui d'imaginer un système de gestion des informations, dans le cortex visuel, qui permette au cerveau de continuer à analyser quelques aspects du champ visuel, mais sans parvenir à en reconstruire le sens global. Le cerveau est aveuglé, alors que certains de ses "circuits" de vision fonctionnent encore. Dans le cas de la prosopagnosie, par exemple, une personne est capable de se servir d'une cuiller (geste non réfléchit), mais devient incapable de la nommer, ou d'expliquer à quoi elle sert en réponse à une question.

Le médecin cite encore le cas de ces aveugles, lésés aux deux cortex primaires, qui se heurtent aux objets de leur environnement tout en continuant à protester, pour dire qu'ils y voient parfaitement. Inversement, on trouvera des patients capables d'utiliser la vision pour se diriger et vivre, mais totalement incapables de décrire par le menu une scène qu'ils contemplent. Ces comportements posent brutalement la question du statut de l'image que se fabrique le cerveau de notre monde extérieur. "En fait, à ce jour quatre chemins majeurs de la perception visuelle ont été identifiés dans le cortex", note Semir Zeki, neurobiologiste à l'Université de Londres (4). Quatre tâches qui interagissent intimement, et ne sont pas réalisées successivement, mais simultanément. Un inventaire qui est probablement loin d'être terminé. Dans l'ensemble, les chercheurs distinguent déjà une dizaine de régions du cortex activées par le moindre stimulus visuel.

Mais le plus étonnant, qui rejoint les remarques précédentes, c'est que les neurones chargés de reconnaitre la forme, le mouvement, l'inclinaison synchronisent rigoureusement leurs réponses à un stimulus visuel, même s'ils sont situés dans des zones différentes (5) du cortex. Ce serait là une façon de créer un "club" de neurones répondant à un seul objet présent dans le champ visuel. Les neurones cibles, à qui ils sont chargés de livrer de l'information, savent que leurs divers informateurs parlent tous du même "objet" visuel (par exemple un feu rouge) simplement parce qu'ils en parlent au même moment. Un peu plus tard, l'information concernera un autre élement pris en compte dans le champ visuel.

Voir, c'est aussi un peu avoir une horloge dans la tête.



(1) Auteur de "Blindsight : a case study and implications, Oxford University Press (Clarendon Press), 1986, et de "Unconscious vision", The Sciences, revue de l'Académie des Sciences de New York, 1992.
(2) Notamment par Ernst Pöppel à l'Université de Munich
(3) Auteur de la "Fabrique du beau", Ed. Odile Jacob.
(4) Auteur de "visual image in mind and brain", Scientific American, septembre 1992.
(5) La Recherche, septembre 1992, Jean Bullier, Paul Salin et Pascal Girard

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