mercredi 21 mai 2008

Simuler le cerveau (Jean-Pierre Changeux)

Simuler le cerveau pour le comprendre
mai 1991


Ils sont environ cent milliards par tête, et on va en parler ce matin entre chercheurs et militaires. Les neurones intéressent l'armée. Dans le cadre des journées "Science et Défense", qui se déroulent mardi et mercredi à Paris, les sciences du cerveau font l'objet d'une série de communications par des chercheurs provenant de laboratoires dont certaines activités sont financées par la Délégation Générale à l'Armement (DGA). Parmi les centres d'intèrêt des militaires en matière de cerveau : l'ergonomie cognitive. Des connaissances intimes sur nos neurones, qui permettront demain de concevoir des machines, des systèmes pouvant être utilisés en tenant compte de la manière de travailler du cerveau humain. Améliorant du coup le confort, la sécurité et l'efficacité du combattant, mais aussi des civils, qui bénéficieront à terme tout autant de ces recherches de base.
Une question clef surgit : pourra-t-on demain faire fonctionner un ordinateur comme un cerveau humain ? Jusqu'ici, le cerveau était souvent considéré comme une "boîte noire", dont on connaissait un peu les entrées et les sorties, mais très mal le fonctionnement.

Depuis quelques années, des laboratoires de plus en plus nombreux se lancent dans cette voie, et tentent de déterminer comment les divers "étages" du cerveau fonctionnent. Ils en appellent à de nouvelles caméras (à positons), pour scruter sans les défaire les entrailles de nos lobes cérébraux, mais aussi à la "modélisation", la reconstitution dans un ordinateur des règles qui gouvernent la vie des neurones. Un travail difficile, puisqu'une fonction comme la parole, ou la reconnaissance des traits met en oeuvre des parties très différentes du cerveau. Et que les mécanismes qui interviennent dans un réflexe pour vous empêcher de recevoir une goutte d'eau dans l'oeil et ceux impliqués dans la prise de décision d'un capitaine d'industrie ne mettent pas en jeu les mêmes "niveaux" cérébraux.

Malgré ces difficultés, Jean-Pierre Changeux, académicien, professeur au Collège de France, directeur d'un laboratoire de recherche (CNRS-Institut Pasteur) est optimiste. Il présente à "Science et Défense" le travail qu'il mène avec Stanislas Dehaene (INSERM-CNRS) sur la modélisation de fonctions cognitives du cortex pré-frontal. "J'estime que comprendre les bases neurales de la cognition est désormais un problème abordable scientifiquement, et nous proposons des modèles, précisément pour établir un lien entre la manière dont les neurones sont organisés et les fonctions cognitives qui sont remplies".
Pas facile pourtant. Pour mettre en relation la structure, la façon dont cette boule de cent milliards de neurones est organisée, avec les fonctions qu'elle remplit, il faudra du temps et de la sueur. Un travail théorique, en pleine effervescence à travers le monde, qui mobilise des chercheurs venant de tous les horizons : physique, mathématique, informatique, intelligence artificielle, sciences de l'ingénieur, psychologie.

Parmi les performances déjà réalisées, il faut mentionner le fait de pouvoir prendre en compte, au sein d'un réseau artificiel de neurones, des interactions avec l'environnement, le monde extérieur. C'est important, car les scientifiques sont aujourd'hui convaincus que le cerveau se façonne tout au long de la vie de l'individu, avec une forte influence de l'environnement, dans un échange permanent avec le milieu culturel, familial et social.
Mais il faut bien avouer que pour l'heure, le fonctionnement de ces machines, réseaux modélisés, reste rudimentaire, et ne présente que des "analogies naïves avec les performances humaines", concède Changeux. Alors, même si les "reproductions neuronales" simulées par des machines savent déjà aujourd'hui apprendre à lire l'anglais (Net Talk, qui tient compte de ses erreurs pour progresser), et si les prochaines générations d'ordinateurs neuronaux, conçues dès le départ pour respecter une architecture comparable à celle des cellules nerveuses, devraient faire des merveilles, il reste à définir le niveau de fonction où ces modèles doivent fonctionner.

Les chercheurs distinguent actuellement plusieurs "niveaux " dans l'organisation du cerveau. Il y a tout d'abord les fonctions très simples, les "circuits élémentaires", généralement des schémas d'action fixe. Du type : "mes sourcils se froncent quand je sens une mauvaise odeur". Ce sont des circuits que l'on retrouve chez la mouche par exemple, dans le réflexe de décollage d'urgence. Quelques neurones montés en "logique câblée" y suffisent. Dans certains laboratoires de robotique, comme au Mobot Lab du Masachussetts Institute of Technology de Boston, les chercheurs mettent sur pattes des "insectes-robots" de ce type, dont les circuits électroniques très simples et très spécialisés s'inspirent des réseaux neuronaux des fourmis ou des abeilles.

A un niveau plus élevé, le "groupe de neurones", constitué en assemblée de plusieurs centaines ou milliers de cellules. Chaque neurone "vote" en faveur d'un élément "codé" de la tâche à accomplir, le résultat global donnant lieu à un ordre ou une représentation. Les règles du codage sont inconnues, mais nous voila à l'étage de la représentation symbolique, de l'entendement (les idées a priori), de la synthèse d'éléments provenant de l'extérieur et de l'intérieur (sensations).
Enfin, à l'étage encore supérieur, voici la raison, la réflexion. Des assemblées de neurones associées dans différents sites du cerveau remplissent les tâches complexes de la connaissance, de la décision, de la stratégie.

Dans leur démarche, Changeux et Dehaene simulent sur ordinateur des fonctions caractéristiques d'une petite et essentielle région du cerveau, le cortex pré-frontal, lié aux architectures de la raison, estiment-ils.

"Le réseau informatique dont il est question doit être capable de sélectionner par l'expérience parmi plusieurs règles qui associent, dans une tâche d'apprentissage, des traits définis d'un objet, par exemple couleur et forme" explique Changeux. Pour tester ce genre de compétence chez l'homme, on dispose de jeux de cartes (de Wisconsin) avec des familles de motifs par forme et couleurs. Le sujet testé doit découvrir la "règle" avec laquelle on lui présente les cartes, s'apercevoir quand elle change, etc....

Les sujets qui ont une lésion pré-frontale, et les personnes âgées réussissent plus difficilement à ce test que les autres. Par contre une machine respectant l'architecture neuronale et capable de passer ce test a été conçue par nos deux chercheurs. En mesure de se souvenir, de raisonner, de tirer bénéfice de l'expérience passée, elle constitue une belle avancée. "Mais nous sommes encore bien loin de la raison humaine !" s'exclame Changeux.

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