jeudi 12 juin 2008

Incroyables bébés

avril 1993

Les bébés nous manipulent
entretien avec Boris Cyrulnik



Le pédo-psychiatre de la Seyne-sur-Mer a aussi soumis les petits en devenir à quelques tests simples. Comme leur administrer l'air du basson de Pierre et le Loup dans leur dernier mois. Ils manifestent une nette activité en réponse aux vibrations. Hélas, au dixième passage, déjà, ils se lassent, s'habituent. Un phénomène révélateur d'une reconnaissance, d'une mémorisation...

Les bébés sont-ils manipulateurs ? Dans un sens. Pour assurer leur devenir ils jouent d'un arsenal destiné à mobiliser les parents, à nous encourager à les dorloter, à prendre le temps de les aimer. Révélateur de cette délicate rouerie, le sourire.
Pour traquer le tout premier sourire chez le nourisson, Boris Cyrulnik, fondateur du Groupe d'éthologie humaine, a disposé une caméra dans la salle d'accouchement. Dans le même temps, on réalise un électro-encéphalogramme du bébé. Du coup, on apprend que lors de l'accouchement, le bébé est en général en sommeil, aux antipodes de ce que certains entrevoyaient comme le traumatisme de la naissance. Après une sortie tranquille, et un premier cri automatique et libérateur, le nouveau-né se rendort dans son berceau translucide. Le voici à présent qui frémit des zygomatiques. Enfin, se dit la mère. Un sourire. Pour leur part les signaux électriques produits par le petit cerveau indiquent un sommeil paradoxal, cette phase qui fait le nid du rêve. On sait par d'autres études que ce sourire là, involontaire, est induit par la présence d'une substance chimique naturelle dans le cerveau, un neuropeptide.
La mère s'en contrefiche. Ce qu'elle voit, c'est le premier sourire de son adorable bambin. Pétrie d'émotion, souriante à son tour, elle s'approche du trésor, le caresse, s'en empare, lui parle. Elle crée autour du bébé une bulle de tendresse et de chaleur. Avec un double résultat : le nourrisson s'en souviendra et sera (en principe) porté sur le sourire, mais surtout,... il grandira. Son cerveau, sorti du sommeil paradoxal, y replonge quelques instants plus tard. Une phase de retour au sommeil à rêves qui est aussi celle qui encourage le mieux la fabrication d'une hormone de croissance...
Et voici comment un phénomène biologique (un sourire automatique que la mère interprète comme un message explicite), destiné à mettre deux êtres en synchronisation affective, sert aussi de support à des mécanismes biologiques essentiels : "l'amour fait grandir les bébés", glisse Cyrulnik.
Comportement acquis ou inné ? "Ce débat est dépassé. Il faut 100 % d'inné et 100 % d'acquis pour faire un beau bébé. Ce n'est pas parce que j'écoute La Tosca tout les jours que mon chien la fredonnera. Il faut une "promesse génétique" pour devenir homme. Mais sans l'environnement affectif, intellectuel un bébé est en danger".

"La naissance du sens", Boris Cyrulnik, Hachette editeur

Voir le monde et le penser
Roger Lécuyer
La tête blonde est au boulot. Sur son petit trône expérimental, isolé par un rideau manière photomaton, monsieur bébé se retrouve face à un écran vidéo et une ronde de lapins verts qui jouent à cache-cache avec son ragard. Pas courant à trois mois. Surtout quand à l'autre bout un système permet de superposer le bébé-regard sur l'écran que surveille un chercheur. Enjeu : savoir si les bébés ont une perception du monde dépendante de leur connaissance. Débat intellectuel ? Demandez donc à une mère s'il lui est indifférent de savoir que son bébé continue à la "percevoir" même si aux yeux du petit elle vient de prendre l'aspect terrorisant d'un corps sans tête puisqu'elle enfile un pull-over.

"Que les très jeunes bébés soient capables de concevoir qu'un objet continue tout de même à exister, même s'il est caché par un autre est tout à fait nouveau". Roger Lécuyer, professeur au laboratoire de psychologie et du développement de l'enfant (Université Paris V-CNRS) a refait ces expériences américaines, mais en deux dimensions, avec des objets stylisés sur des écrans vidéo. Pour obtenir le même constat, à l'encontre des thèses de Piaget. Les chercheur suisse estimait qu'à moins de 6 mois les bébés étaient incapables de cette notion de "permanence" des objets. On observe aujourd'hui le contraire.
"Nous avons besoin de beaucoup de modestie, car il est facile dans une expérience de masquer un comportement ou d'empêcher un enfant de livrer sa vraie décision", souligen Lécuyer
A 5 mois, les bébés sont ainsi capables de suivre des yeux un nounours qui va se cacher derrière des obstacles. Mais si on leur demande de soulever un cache parmi plusieurs, ils se trompent souvent. Incapacité ? On l'a cru. En fait on s'aperçoit aujourd'hui que la chaîne complexe des gestes qui permet de débusquer le petit ours est soumise à une inertie plus grande que le regard. Les yeux suivent bien le trajet variable de nounours, et le bébé "sait" où il se trouve. Mais le cerveau moteur ne coordonne pas le geste à réaliser pour soulever un cache différent de l'essai précédent.
Lécuyer compare les bébés à des astronomes, qui observent le monde à distance, avec leurs sens, sans pouvoir influer sur la réalité. Ils n'ont guère besoin d'être programmés pour réaliser leurs apprentissages, les sens leur permettant très vite d'acquérir une bonne représentation de ler environnement.

"Bébés astronomes, bébés psychologues", R. Lécuyer, Mardaga éditeur


C'est l'enfant qui se construit
Montagner
La scène vous fige devant l'écran. Deux bambins de quatre mois en conciliabule. Sans un regard pour leurs pauvres mères. Et voici que je te regarde, que je crie ou que je tapote du pied contre ta chaise. Mais certainement, j'en ai autant pour toi, et d'ailleurs si tu regardes ailleurs, je hurle...
Que celui ou celle qui n'a jamais douté de l'aptitude de son enfant à soutenir de telles communications à un âge aussi précoce aille constater les faits à l'Unité 70 de l'INSERM (institut national de la santé et de la recherche médicale), à Montpellier. Son directeur, Hubert Montagner, y montre que nos marmots s'y entendent comme personne pour prendre en charge leurs propres compétences. Si l'on leur donne le moyen de les exprimer, et des compagnons pour les exhiber.
"L'enfant est capable de révéler très tôt de capacités complexes. Des comportements qui reposent sur des gestes chargés de sens, et que l'on retrouvera à la base des processus d'interaction avec les autres, pendant des années". Des modules de base du comportement que Montagner nomme "organisateurs du comportement". Fondations gestuelle de l'enfant, ils deviendront par la suite gestes d'offrande, de sollicitation, de refus.
L'équipe de Montpellier a montré que des enfants de un an, mis en confiance dans un espace adapté à leurs possibilités de déplacement, ont des interactions sociales dès la mise en place de la motricité. Ils marchent, ils communiquent. Comme s'il existait un lien entre le fait de se mouvoir et le fait de s'intégrer dans un groupe. Un phénomène qui se produit dans le contexte de la vie ordinaire vers l'âge de deux ans.
"L'important est ici que le bébé ait l'occasion de découvrir ses propres compétences, qui existent très tôt mais aussi de les montrer aux autres", souligne Montagner.
Inutile de tenter de renouveler ces expériences sur nos petits génies. "L'enfant doit rester l'acteur de son développement", précise le chercheur.
Une règle que les parents-spectateurs peuvent suivre, en prenant le temps de le "regarder faire" leur enfant dès les premiers mois, et en le mettant en confiance dans son espace de jeu.

"L'enfant acteur de son développement", Hubert Montagner, ed Stock

Programmé pour rencontrer les autres
Jacques Mehler

Maternité Baudelocque, à Paris. De la pièce du fond filtre une litanie en japonais. Dans un local protégé des perturbations extérieures, une tétine résiste aux assauts d'un nouveau-né de deux jours.
"On joue sur le réflexe de succion de l'enfant. Quand il tête, l'ordinateur le détecte et lui fait écouter le mot suivant" commente Josiane Bertonsini, du laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique
En japonais ?
" Nous voulons savoir s'il est capable de détecter des structures complexes particulières au japonais, les morae (unité de base variable, entre la syllabe et la lettre). S'il les reconnait, il tête d'avantage."
Ce travail de l'équipe de Jacques Mehler, directeur de recherches (CNRS-EHESS) a déjà montré qu'un bébé de deux jours est tout à fait capable de séparer des mots de deux et de trois syllabes, dans une langue fictive imitant le français.
Car Jacques Mehler est persuadé que quelque chose, dans le cerveau de l'enfant, le prépare à acquérir le langage. "Le bébé est capable de reconnaître la voix de sa mère après deux jours, mais aussi de classer des sons très différents, mots ou signaux musicaux", explique Mehler. Une capacité à distinguer les contrastes ténus entre les sons, à ses yeux d'origine génétique.
Paradoxe, toutefois, c'est en "oubliant" certaines de ces compétences que le bébé va apprendre. Il va commencer à négliger certains contrastes inutiles, simplifier et automatiser son écoute, pour ne plus tenir compte que des différences en usage dans sa langue maternelle.
"Il existe une richesse conceptuelle formidable chez le bébé, pour les sons, la vision, les calculs même, mais il faut le rappeler, un bébé coupé du reste du monde ne fera rien de ce potentiel vertigineux", ponctue le chercheur.
Chez certains oiseaux, des oisillons ainsi élevés en isolement ne produisent que deux syllabes sifflées. Si par apprentissage extérieur on leur en inculque une troisième, prise au hasard dans le répertoire de 52 syllabes de l'espèce, ils débloquent alors subitement toute la gamme, et se mettent à piailler aussi aisément que leurs congénères élevés en groupe. Comme si l'apprentissage était programmé, tout en dépendant étroitement de rendez-vous obligatoires avec l'environnement", poursuit Mehler.

"Naître humain", Jacques Mehler, Odile Jacob ed.







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