jeudi 12 juin 2008

Carbone 60 (1992)

Carbone 60
octobre 1992



1985. Texas. Il est tôt, maintenant. Le soleil va se lever et la nuit est fichue. Mais à jouer du ciseau et à s'acharner avec son tube de colle, dans le salon de sa maison, Richard Smalley a fini par gagner. Avec Harry Kroto, de l'université britannique du Sussex, le chercheur américain contemple l'incroyable boule de papier érigée sur la table. On dirait un jeu de gosse, un puzzle de premier de classe, fait d'hexagones et de pentagones. Les morceaux de carton sont de travers, mal coupés. Mais malgré la fatigue, les deux scientifiques ont les yeux rutilants d'excitation. Ils tiennent leur solution, ils en sont sûrs. C'est beau et simple, avec ce parfum d'évidence propre aux vraies découvertes. Bien sûr, il faudra vérifier, passer ces satanées molécules à la cristallographie, dès qu'on en aura recueilli quelques milligrammes au fond des éprouvettes.

Mais tout concorde, le nouveau carbone qu'ils traquent ne peut ressembler qu'à cela, à cette sorte de ballon de football de papier. Une cage creuse, la seule solution pour assembler 60 atomes de carbone en respectant les propriétés de la matière. Une molécule chimique incroyable, mais pourtant naturelle, que Kroto flaire depuis des années et que Smalley est le premier a avoir obtenue dans son labo de la Rice University. C'était quelques jours auparavant. Depuis, les deux chimistes tentent d'imaginer la forme du lièvre inconnu qu'ils ont levé, afin d'en comprendre les propriétés si surprenantes. Des caractéristiques électriques et physico-chimiques qui pourraient bien révolutionner la science de cette fin de millénaire, de la thérapie anti-cancéreuse à l'électronique, en passant par les transports, les matériaux, les batteries.

Que pèsent quelques heures de sommeil perdues quand on vient de mettre la main sur la plus inattendue des structures de la matière ? Ni diamant, ni graphite, jusqu'alors les deux seules formes moléculaires connues du carbone pur, mais une solution différente, et si logique... Comment a-t-on pu si longtemps errer à côté de l'évidence ?

Vite un nom ! Il faut le baptiser, le nouveau venu. Tout à son élan de découvreur, Kroto n'hésite pas : "Buckminsterfullérène", lâche-t-il. D'où vient ce nom barbare qui va faire bégayer tous les lecteurs du monde ? "D'un architecte précurseur, Buckminster Fuller, qui réalisa le dôme géodésique de l'exposition universelle de Montréal, en 1967, en respectant les mêmes lois que celles du C60. Une sphère approchée, faite de pentagones et d'hexagones, avec 60 sommets, une perfection", se souvient Kroto, marqué par sa ballade dans le bâtiment. "Un simple icosahèdre tronqué" proteste un mathématicien. Plus vulgairement, un ballon de football, puisque c'est de cette manière que l'on assemble les morceaux de cuir pour en faire une boule bondissante. Mais il est vrai que ni Britanniques ni Américains ne prisent suffisamment le penalty du samedi soir pour attribuer à ce Graal de la chimie le nom vulgaire de "footballène".

Dans les laboratoires c'est pourtant ainsi qu'il va peu à peu se populariser, ainsi que sous le diminutif plus comestible de "Buckyball". Etonnement, pourtant, des deux "découvreurs". Leur trouvaille, publiée en 1886, ne suscite qu'un enthousiasme limité. Le petite boule de carbone n'y peut rien. C'est la technique de production de Smalley qui est en cause. Pour ingénieuse qu'elle soit, la transformation du graphite feuillu en footballène sous l'impact ravageur d'un laser, le tout sous une atmosphère d'hydrogène et d'azote, n'est pas assez productive. Les quantités de C60 obtenues sont trop faibles pour que la ruée des laboratoires ait lieu. Ce n'est qu'en juillet 1990 que le feu est brutalement bouté aux poudres. Wolfgang Kratschmer en Allemagne et Donald Huffman aux Etats-Unis font passer un arc électrique entre des électrodes de graphite dans une chambre à vide. Ce qui dépose sur les parois des quantités énormes de C60 et de C70, autre variété de fullérène, aux allures de ballon de rugby.

Désormais produit en assez grande quantité pour pouvoir être analysé directement, le C6O envahit les laboratoires, sous les formes les plus excentriques. Car les boulettes de carbone cachaient bien d'autres structures sous leurs jupes. Le grand "zoo" des fullérènes comporte aujourd'hui des dizaines de créatures, depuis le petit C20 (dodécahèdre), jusqu'à C200, en forme de tubulure. Des sous-familles peuplent désormais ce monde étranges. Les boules, plus ou moins ovalisées, se rangent en oignons. Au centre, par exemple, un C60, qui sera pris dans un C 240, lui-même enfermé dans un C 540, et ainsi de suite, jusqu'à l'infini. Ces formes refermées se complètant par leurs versions plus ou moins achevées, dont les surprenants tubes.
On peut entrevoir les applications hallucinantes de ce genre de mécano chimique.

Si le petit boulet de C60 est extrèmement stable, plus solide que l'acier, mais chimiquement très actif car entouré d'une nuée électrique qui ne demande qu'à interagir, on pourra lui greffer toutes sortes de compléments pour lui assigner des missions prestigieuses. Doté d'anticorps spécifiques, ils pourra reconnaître des cellules cancéreuses, s'y fixer. Activé par un laser, oxygéné, il deviendra un tueur de ces mêmes cellules.
Il pourra aussi transporter, tel un blindé, une substance fragile, une hormone, un peptide, devenant un missile capable d'acheminer un médicament périssable jusqu'à un organe distant. En électronique, les tubes de carbone, dopés, pourraient former de nouveaux semi-conducteurs, ou délivrer plus rapidement les électrons, pour augmenter la vitesse des ordinateurs. Dans le domaine des matériaux, les fibres de carbone pourraient devenir plus résistantes que le diamant. L'ingénieur Albert Legendre rêve déjà d'installer ainsi un câble de carbone de 40.000 km entre le sol et un satellite en orbite géostationnaire, pour s'y rendre en ascenseur. Moins poétiques, les lubrifiants à base de fullérènes, des carburants de fusées, des batteries plus efficaces, une nouvelle chimie de l'hydrogène sont en projet.

"Ces molécules ont des propriétés proprement fascinantes, différentes de celles de tous les autres matériaux... C'est une nouvelle fenêtre ouverte sur le monde de la chimie, un autre continent", souligne Kroto.

En 1991, les publications scientifiques ont livré un ouragan d'informations, de quoi éditer une encyclopédie en 12 volumes. Avec plus de 6 publications par jour, ces travaux ont atteint "un rythme fou, qui rappelle celui des supraconducteurs", constate André Rassat, responsable du laboratoire d'activation moléculaire de l'Ecole Normale de Paris.

Et si l'on ajoute une pincée de hasard, qui sait vers quels horizons nous mèneront ces petites boulettes ? Manuel Nunez Regueiro, chercheur argentin actuellement au CNRS de Grenoble a réalisé du diamant de synthèse à partir de footballène. Accidentellement. La presse dont il disposait ne pouvait pas écraser correctement un gros échantillon de carbone. Essayant tout de même, malgré la mauvaise répartition des pressions, il eut la surprise, vers 150.000 atmosphères, d'entendre un "plop" retentir dans le labo. Inquiet, le chercheur vérifie la coûteuse presse, pour découvrir que son fullérène violacé a viré au jaunâtre transparent : du diamant polycristallin.
Une manière comme une autre de se souvenir qu'il faut parfois oser l'inutile pour trouver l'incroyable. N'est-ce pas en regardant la lumière trop sombre de certains soleils que des astronomes eurent les premiers la formidable intuition de molécules de carbone vomies par des étoiles ? Ensemençant le cosmos...



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