jeudi 12 juin 2008

Folie des dinosaures

Dinosaures-MANIA
juillet 1993
Fig Mag


C'est la puanteur qui a tiré Michael de son sommeil. Une haleine gluante et tiède de carnivore frôlant l'indigestion de proies avariées. Réfugié sous le petit lit en lattes de pin, Michael ne voit pas le mufle du Tyranosaure pulvériser la lampe de chevet. Il entend le bruit sourd de l'impact du crâne sur le mur, et le hurlement de rage courir sur les incisives grandes comme des bananes. Le garçon presse encore un peu plus son corps contre le plancher. Avec la certitude que dans deux secondes son coeur va se tétaniser dans sa poitrine.

"Ne pas bouger, ne pas bouger, T-rex ne voit presque rien , il ne détecte que les mouvements, comme tous les grands prédateurs". Michael se souvient de ce conseil du Pr Grant. Et pour ne pas regarder les yeux immobiles du tueur , il tourne sa tête de l'autre côté, vers la porte de sa chambre. C'est en voyant cette poignée-là tourner, qu'il comprit que pour lui, tout allait finir très vite. Qui d'autre qu'un Velociraptor pouvait être assez sournois pour ouvrir la porte du couloir ?
"Michael, Michael, tu ne dors pas ?"

Vraiment, c'était insupportable cette manie de sa mère de toujours venir fourrer son nez dans ses meilleurs jeux.
"Tu joue encore à Jurassic Park. Vraiment, tu exagères. Tu vas être épuisé demain matin... couche toi." En son fort intérieur, très loin, Michael se surprit a souhaiter que la maquette du Parasaurolophus, achevée trois jours auparavant, saute à la gorge de sa mère. Il pouvait le penser, il savait bien que cela ne se réaliserait pas...
Dès qu'il entendit la porte de la chambre parentale se refermer, il ralluma et prit sa console de jeux. Pour se défouler, il opta pour le niveau trois. Celui où les montres du Mésozoïque s'en prennent aux mammifères, et empêchent l'apparition de l'homme et des parents...

Déjà présenté au festival du film de Deauville cette semaine, avant sa sortie officielle le mois prochain, "Jurassic Park" et ses héros, le Pr Grant, Velociraptors et Tyranosaure Rex, vont investir l'imaginaire des adolescents (le film est déconseillé aux très jeunes). Et devant des millions d'yeux du XX-ème siècle, une fraction éteiente de l'histoire de la planète va se mettre à rugir en son THX-Dolby.

Jurassic Park, le film, est le happening économique et financier de la dino-maboulo-mania, pandémie mondiale...
Car si la dino-folie est une vieille coutume, notamment en Californie, où les restaurant en forme de dinosaure et les magazines exclusivement consacrés aux sauropodes disparus existent depuis belle lurette, les industriels ont misé très gros sur la roulette des engouements du public, pour achever de transformer une immodérée passion de Sapiens sapiens pour les gros lézards en une hystérie de dino-consommation.

En temps normal on parvenait à se faufiler entre les posters, les poupées, les restaurants, les pins, les dessins-animés, les savons, de manière à vivre SANS dinosaures. Ce sera désormais aussi impossible que d'empêcher un gamin de vous raconter par le menu les habitudes herbivores du cornu Triceratops. Pour éviter de se retrouver face à un Brachiosaure (sur la confiture) à l'heure du thé ou de fréquenter un bébé Dilophosaure, il faudra le hurler haut et fort. Et surligner en rouge sur la liste de courses : "produit SANS dinos". Pire, planifier ses trajets, ses repas, ses incursions dans la chambre des enfants, la cuisine, la salle de bain , aux moments SANS. Comme on demande un compartiment non-fumeur, et outre-Atlantique un soda SANS sucre (diet), il faudra exiger des espaces, des moments SANS dinos.

Mauvaise nouvelle, la guerre des nerfs commence franchement à l'avantage des dino-boulimiques. Face au succès de Jurassic Park, qui a provoquée des embouteillages sur les bretelles d'accès aux drive-in (cinémas en plein air) dès sa sortie, et remboursé son budget de production (330 millions de francs) en quelques jours, 350 autres millions ont été investis dans les objets de promotion. Tout est bon : gobelets, brosses à dents, T-shirts, cahiers, cartes téléphoniques, chaussures de jogging (pour échapper aux dents acérées du T. Rex ?), linge de maison, une armée de mille objets estampillés "Jurassic Park" a été lancée contre les derniers résistants à la dino-déferlante. La vague frappe aussi en Grande Bretagne, où le respectable "Daily Telegraph" propose désormais une rubrique "Dinosaures". Plus "moderne", des extraits du film ont été logés sur des CD-vidéo interactifs, qui permettent de se rejouer les scènes les plus saignantes de "Jurassic Park" à domicile, en dévorant à grands coups de dents un dino-hamburger (McDonald's et Burger King), et quelques morceaux des 90 tonnes de sucreries à l'effigie des Lézards fabriquées chaque jour. Bien entendu Nintendo fourbit en Californie un jeu spécial dinosaures hyper-réaliste (moins sanglant que le film). Et pour les passionnés, les vrais, les Musées d'histoire naturelle du monde entier présentent des expositions tournantes de dinosaures robotisés, qui font courir les foules et permettent à des lieux trop souvent désertés de rembourser des années de dettes accumulées.

Faut-il verser une larme sur le destin commercial des dino-héros ? Pour répondre aux attentes d'Homo sapiens business, ils doivent dégager un chiffre d'affaires de plus d'un milliard de dollars cette année. Dont les royalties iront pour une bonne part dans la poche de Matsushita, propriétaire des studios de cinéma MCA/Universal .
Il y a là comme un parfum d'injustice. Car si l'on devait trouver un bénéficiaire moral à toutes ces retombées dinomaniaques (et un responsable, par la même occasion), c'est bien Richard Owen qu'il faudrait hisser sur le dos du Brontosaure.
Si le paléontologue britannique n'est pas le premier à avoir réalisé la nature des dinosaures (c'est Gideon Mantell qui le fait en 1825), c'est bien lui qui leur déniche un petit nom tellement sympathique.

"Terrible lézard", signification de "dino-sauria", c'est déjà du marketing. Le nom du produit est à lui seul une merveille. Reste le rêve. Owen et les savants de son époque s'en chargent... Oui, ils se tenaient debout, se mouvaient rapidement... Cuvier, Buckland, Mantell débatent. La communauté scientifique s'enflamme, le public suit. Les revues montrent des dessins d'Iguanodon dans les rues de Londres, le mufle à hauteur du 6-ème étage. Horreur rétrospective et intérèt à vif : le mélange propulseur de la dinophilie existe déjà et s'enflamme spontanément. Pour le réveillon du 31 décembre 1853, Owen n'hésite pas. Avec fracas, il convie ses éminents collègues et compères à festoyer à l'intérieur d'une reconstitution en plâtre de son Iguanodon, le premier dinosaure identifié. Et dès 1854, une reconstitution maladroite mais géante du bestiau est exhibée à Crystal Palace. Si cela n'est pas du marketing de génie...

Pour la promotion de leurs travaux, les savants font peu ou prou référence au mythes les plus profondément ancrés dans la plupart des cultures. Le dinosaure, c'est le dragon qui surgit enfin des temps, pour avouer sa forme, son gabarit, sa réalité. Mélange intime d'horreur et de sympathie dans l'occident chrétien, mais aussi pour les autres cultures. En Chine, "Konglong" signifie à la fois "terrible dragon" et dinosaure. Nul besoin d'explication de texte, au troisième siècle après Jésus-Christ, Chang Qu, écrivain, rapporte : "Un dragon gravit la montagne et se présente aux portes du paradis. Il ne peut entrer. Alors il retombe vers la terre et meurt sur place". Aujourd'hui, lorsque le paysan du Sichuan exhume un fémur géant, il se tait. Il conserve précieusement ce cadeau et broie en poudre l'os du dragon.
Pour devenir fort et chanceux...

Autant que Spielberg, qui a acheté à un musée chinois le droit de baptiser une nouvelle variété de dinosaures d'un nom choisit par ses soins : NOM 'si on le retrouve-JE N'en ai pas eu le temps ici avant d'envoyer le papier)

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