vendredi 13 juin 2008

Telescope Keck

Reportage à Hawaii
1994

Nos nuits devraient être blanches. Dégoulinantes de lumière. Coiffées de millions de lanternes solaires juxtaposées. Sans le moindre noir sur la voûte. Question de bon sens.
Après tout, le nombre d'étoiles tapissant l'univers est assez monstrueux pour être admis comme "infini" à l'horizon de notre entendement (des millions de milliards). Ne pas être aveuglé par une voûte enchassée de lumière confine donc à l'hérésie. Notre perception "instinctive" du monde est bafouée.
Car la nuit est obstinée, noire. A peine mouchetée de myriades de lueurs. Pourquoi ?
Pour satisfaire leurs flirts avec les questions de l'univers, les cohortes scientifiques gravissent désormais les Cordillères les plus escarpées pour y percher de gigantesques réceptacles à lumière, les miroirs des télescopes. Comme au Centre d'Observation Européen (ESO) de la Silla, au Chili, ou sur le Mauna Kéa, le volcan d'Hawaii couronné de neuf dômes blancs, 4.200 mètres plus haut que la mer.
Parfois, les Terriens expédient aussi leurs entonnoirs à lumière en orbite, comme le désormais fameux Hubble Telescope, et bien d'autres instruments moins médiatiques.
L'idée originelle de toutes ces migrations en altitude étant bien entendu d'échapper le mieux possible aux troubles inhérents à la basse atmosphère terrestre : pollution chimique et lumineuse, turbulences de l'air, nuages et humidité... S'en affranchir permet d'atteindre les limites de clarté des optiques, de distiller des images au piqué tranchant comme des rasoirs, chaque détail révélé devenant une information sans précédent sur les pâles objets observés.
Pour ce genre d'affaires, l'espace semble la solution idéale. En principe... Les avatars de Hubble et les pirouettes des astronautes-dépanneurs de la Nasa ont convaincu bien des astronomes que la solution, pour les gros télescopes optiques du moins, n'est pas forcément d'être placé dans l'espace.
Durant les vingt années qui séparent la conception de Hubble et son fonctionnement optimal, en décembre 1993, les cartes ont tout simplement été redistribuées. Astronomes et ingénieurs n'ont pas chômé, développant des outils optiques et électroniques sans équivalents, trouvant des sites d'implantation qui font des télescopes actuellement en cours de réalisation au sol des machines à traquer la lumière capables sous peu de concurrencer Hubble. S'il est probable que l'orbite terrestre conservera un intérêt puissant pour tous ceux qui étudient les longueurs d'ondes les plus altérées par l'atmosphère : ultra-violets, infra-rouges, rayons X, gamma, etc, dans le domaine optique, cela est moins certain...
Pour le prix d'un télescope optique en orbite, les astronomes pourront s'offrir une bonne dizaine d'engins géants au sol....
La partie cruciale du télescope géant, son âme, c'est le miroir primaire. Cette cuvette argentée lui confère qualités, défauts et limites... Une surface la plus étendue possible, mais aussi la plus régulière. Elle est chargée de collecter tous les grains de lumière, les photons en provenance des confins de l'univers, et de les concentrer vers un autre miroir, plus petit, qui forme le pinceau lumineux destiné à l'analyse par les instruments, les différentes caméras montées à la réception des images.
D'emblée, on perçoit le dilemme : réaliser le plus grand miroir possible, mais aussi le plus régulier, le plus lisse, le plus stable. Sans oublier qu'il doit être mobile, orientable, et avant tout, ne pas se déformer sous son propre poids...
La limite du genre était connue. Elle avait été atteinte par les Soviétiques, en 1976, avec un miroir de 6 mètres de diamètre à Zelentchouk (Caucase). D'ailleurs les défauts techniques de l'installation ne lui ont jamais permis d'atteindre les objectifs scientifiques que l'on pouvait espérer, et le plus performant des grands télescopes fut longtemps le Hale, du mont Palomar, en Arizona, plus modeste avec 5 mètres de diamètre, et plus ancien (1948). Il ne fut rattrapé en performances que par les grands télescopes des années 70 et 80, comme l'engin franco-canadien implanté sur le Mauna Kéa en 1979 (3,6 mètres de diamètre). Mieux conçus, implantés sur des sites meilleurs, ces instruments plus petits voyaient mieux que leurs ancêtres géants...
"On pensait vraiment à cette époque que l'on ne pouvait pas faire plus gros que le miroir du Mont Palomar. Et encore. Un miroir massif de dix mètres réalisé avec les mêmes techniques aurait imposé des infrastructures gigantesques, et coûté plus de six milliards de francs. Totalement irréaliste", se souvient Jerry Nelson, de l'Université de Berkeley, en Californie.
Mais Nelson avait une idée qui illuminait son cerveau chaque nuit, celles où la limpidité est telle que l'on se dit que toutes ces étoiles sont à portée de bras... Dès 1975, l'astronome dessina un télescope dont le miroir n'était plus d'un seul bloc, mais réalisé avec plusieurs petits éléments, alignés au moyen de vérins contrôlés par ordinateur.
Vingt plus tard, son rêve est à l'abri dans son écrin, sur le plus beau site astronomique du monde. Celui où le ciel est le plus pur, le plus sec. Le Mauna Kéa. Comme pour le Mont Palomar, un milliardaire a financé les 550 millions de francs de la construction, en échange de l'attribution de son nom au meilleur avaleur d'étoiles de la fin du siècle : Keck.
Les dix mètres de diamètre du miroir sont une ruche. Biseautés en alvéoles, les trente six miroirs hexagonaux sont montés côte à côte. Excessivement mince, avec 7,5 centimètres d'épaisseur, pour 1,8 mètres de haut, ils ne pèsent que 500 kilos chacun. Au total, un miroir trois fois plus léger que le Titan du Caucase, pour une surface trois fois plus grande ! Ce format a aussi permis de finir les miroirs de manière inhabituelle : en les voilant sous pression lors du polissage. Puis ils ont été relâchés, afin de prendre leur forme définitive.
Mais le sage secret du Keck, ce sont ses ordinateurs. Toutes les deux secondes ils calculent et rectifient la position des 108 vérins qui alignent les miroirs avec une précision équivalente au millième de l'épaisseur d'un cheveu. A la moindre variation de température, d'humidité, dès qu'une porte ouverte crée un courant d'air sous le dôme géant, les miroirs se réalignent, comme par magie. Et sagement, les particules de lumière se laissent cueillir, finissant leur voyage cosmique sur le même endroit du détecteur électronique...
"Les résultats sont surprenants", concède Barbara Schauffer, l'opératrice du télescope.
A tel point que le télescope sera flanqué d'un jumeau, déjà en construction 85 mètres plus loin. Reliés entre eux, les frères Keck pourront additionner leurs images, fonctionner comme un télescope unique dix fois plus performant en pouvoir de séparation...
L'histoire de cet instrument est l'exemple même de ce que font les télescopes modernes : harcelant des filets à lumière, capables de compter photon par photon, grain après grain, la lueur en provenance de l'horizon du monde.
Quels confins ? On ne sait guère. Selon les thèses, l'âge de l'univers varie de 8 à 20 milliards d'années. Pardonnez du peu. L'incertitude est énorme, et on espère, précisément, lever ce doute au cours de cette décennie, avec cette nouvelle génération d'instruments. La majorité des astronomes concernés optent aujourd'hui pour un âge probable de 15 milliards d'années. Si tel est le cas, les créatures célestes les plus distantes détectés à ce jour, des quasars, crachent leurs torrent d'énergie, à 14 milliards d'années lumière de nous.
Le Keck a déjà tiré les meilleurs portraits de ces torches folles du cosmos. Probablement nées au début de l'univers, leur lumière nous parvient enfin, et confirme leur statut de mystérieuses créatures. Ce sont les objets les plus brillants, vomissant des milliers de fois davantage d'énergie que des galaxies entières. Outre leur études, des télescopes de la puissance du Keck offrent de se servir de cette lumière pour analyser tout ce qui se trouve sur son trajet. Comme si de Paris, la photographie d'une ampoule électrique située à Lyon permettait de déterminer la pollution de l'air du côté d'Autun.
Du côté d'Hawaii, les résultats pleuvent. On estime aujourd'hui que les galaxies bleues, les plus chaudes, sont plus nombreuses que prévues, et bien plus jeunes. Et sous ce nouveau regard, le plus brillant objet dans le ciel, FSC10214+4724 de son petit nom scientifique, aussi éclairant qu'une centaine de milliard de soleils ordinaires, mais à 10 milliards d'années-lumière de nous, s'est déjà révélé comme un amas, peut-être une galaxie se faisant cannibaliser par un gigantesque quasar situé en son centre.
Des histoires de cannibalismes, on en compte par milliers dans le cosmos. Notre gentille galaxie, la Voie Lactée, est actuellement accusée de grignoter ses voisines, membres du même groupe spatial. Et en observant des centaines d'étoiles du Grand Nuage de Magellan, d'autres astronomes ont montré qu'un grand halo de matière sombre entoure notre groupe d'étoiles. Comparant des images prises à 15 années d'intervalle, ils ont pu mesurer les effet de cette matière invisible. Enfin, la masse manquante, la matière noire de l'univers, aurait donné signe d'existence. Selon les variantes de la théorie, elle pourrait peser jusqu'à 99 % de notre univers !
Autre sujet à suspense, pour les super-télescopes : les trous noirs. On cherche actuellement à comprendre celui qui se niche au centre de la galaxie, derrière un rideau de poussière.
Pour le dénicher en observant ses effets sur les astres voisins, il faut pointer de longues heures durant le même soleil, le suivre sur sa trajectoire de firmament. Amusant, de voir un colosse de 297 tonnes comme le Keck glisser sur son bain d'huile pour courtiser l'infime clarté, ramasser et concentrer assez de ces photons dans le réceptacle de ses miroirs alignés. "Si vous débloquez le frein, vous pouvez le faire tourner à la main", lâche un astronome.
Dans quelques années, d'autres grands télescopes glisseront ainsi en silence, en quête des images de leurs proies de la nuit.
Treize au total sont prévus à travers le monde.
Dont le très ambitieux projet de VLT (Very Large Telescope - Très Grand Télescope) de l'ESO, auquel la France participe pour plus du quart de l'investissement.
Pour ce grand chasseur du ciel austral, une montagne des Andes, le Cerro Paranal a déjà été rabotée, afin d'accueillir le bijou européen. Quatre télescopes de 8,2 mètres de diamètre seront construit l'un à côté de l'autre. Les miroirs, coulés d'un seul bloc, contrairement au Keck, mais de structure déformable, souffriront sous l'effet continu de petits vérins (optique active), commandés par un ordinateur, afin de compenser les effets de la dilatation, ou des perturbations mécaniques. Surtout, à terme les images des quatre engins seront fondues, additionnées. De quoi atteindre, à terme, les performances d'un télescope virtuel de 16 mètres de diamètre!
L'un des quatre télescope fera l'objet d'une autre révolution technique : son miroir sera "adaptatif".
C'est l'arme absolue contre les turbulences.
Comme sur une route surchauffée l'été, l'air de l'atmosphère est soumis à des variations de températures qui provoquent des turbulences, des flottements des images.
Pour des télescopes capables de distinguer une balle de tennis à 36.000 km de distance de la Terre, de telles ondulations sont plus que néfastes : elles gâchent les campagnes d'observation. Et il faut des heures de calculs aux meilleurs ordinateurs pour tenter, a posteriori, de corriger les clichés.
L'idée est ici de mesurer, sur le télescope, en direct, les turbulences observées. Un calculateur électronique intervient rectifie la forme du miroir, de façon immédiate et continue, pour que les défauts de l'image soient corrigés par le profil même de la surface réfléchissante.
Le plus étonnant, c'est que cela fonctionne.
Le système français COME-ON+ testé sur l'autre site de l'ESO au Chili, a permis de montrer toutes les capacités de cette technique, avec 64 vérins corrigeant la forme d'un miroir. Une technique ardue à mettre au point pour les grands télescopes, le problème étant évidemment le temps de réponse du système : il ne sert à rien de corriger le miroir trop tard. On ne ferait qu'amplifier les défauts.
Une solution envisagée pour mieux se débarrasser des clapotis de l'air ambiant est alors l'étoile artificielle. Pour disposer dans le ciel d'un astre assez brillant pour que l'ordinateur de correction optique dispose d'une "référence" (les lointains objets observés sont souvent peu visibles sur les caméras de correction), on illumine la très haute atmosphère, à 60 km d'altitude, d'un tir de faisceau laser. L'excitation du sodium présent là-haut suffit à créer une petite boule lumineuse, dont l'image vient ensuite régaler les caméras du télescope : sur une source aussi brillante, les corrections à porter au miroir deviennent évidentes.
Cela nous dira-t-il pourquoi le ciel est-il noir ?
Peut-être. Imaginons l'univers comme une explosion en cours, dans laquelle les astres les plus lointains, les quasars nous fuient à plus de 90 % de la vitesse de la lumière. Et nous "percevrons" un part du mystère : la lumière, toute la lumière craché par les étoiles n'a pas encore eu le temps de remplir l'univers. Et ne l'aura peut-être jamais, puisque de l'avis général, les galaxies sont jeunes, très jeunes. D'autres pensent que la matière disponible est insuffisante pour fournir assez d'énergie pour éclairer le ventre du monstre. Que le seul éclat dont nous disposerons jamais, c'est ce reste, ce rayonnement à 3 degrés Kelvin, la pâle lumière fossile a mise par le big bang, et qui nous baigne.
Nous resterions à toujours dans un tunnel...

Une année-lumière = 9,46 x 10p12 km

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