samedi 2 février 2008

Un muscle pour aider le coeur

1993

C'est en 1985 que Sylviane Paska commença à vivre avec son coeur hors du commun. Une tumeur ne lui laissait guère le choix. Le Pr Alain Carpentier décida "sur l'insistance des infirmières et de l'équipe, émus par la situation et la personnalité de cette jeune femme de 37 ans", de tenter une première mondiale, au moyen d'une technique en cours de développement dans son laboratoire. Il s'agissait d'exciser la tumeur, mais surtout de détourner un muscle dorsal afin d'en entourer le coeur, pour combler le déficit de puissance.
Huit ans plus part, Mme Paska va bien, très bien. Son coeur enturbanné d'un ancien muscle du dos lui offre une vie normale, ou presque.
"Que vous dire ? Cet homme c'est mon dieu, mon sauveur. J'ai pu élever mes filles, je mène une vie normale, et depuis quatre ans j'ai monté une entreprise..."
L'espoir d'Alain Carpentier, patron du service de cardiologie de l'hôpital Broussais de Paris, c'est aujourd'hui de pouvoir généraliser ce geste. Du 24 au 26 mai il organise à Paris un symposium, une confrontation entre cardiologues allemands, américains, espagnols, anglais, au chevet de sa technique, la cardiomyoplastie.
"Pour notre équipe, ce sera émouvant. Cette chirurgie, qui consiste à utiliser un muscle du squelette du malade, à l'enrouler autour de son coeur , et à lui commander autant de contractions qu'en produit le muscle cardiaque passera à l'âge adulte... et pourra sauver des milliers de vies à travers le monde". Un procédé susceptible, aux yeux du cardiologue, de devenir une alternative à la transplantation cardiaque, pour des milliers de patients.
"Au vu des résultats sur plus de 300 malades dans le monde, cela paraît certain. Nous obtenons une espèrance de vie de plus de 70 % des malades à trois ans, pour des insuffisances cardiaques où elle est de 20 % si l'on ne fait rien. Et en moyenne, on gagne près de 20 % sur la puissance du muscle, avec une dégéneresence cardiaque enrayée".
Tout en parlant, le chirurgien allonge le pas. Lui filer le train jusqu'à la pizzeria, face au porche de l'hôpital Broussais relève du sprint. "Vous savez, j'aime bien m'accorder une demi-heure de récréation par jour, alors je vais grignoter..."
Slalom entre les voitures qui passent et voici le grand patron planté au milieu de la rue, en sabots de chirurgien, une blouse blanche dissimulant les habits verts du bloc. Un geste à l'attention du serveur, et deux chaises surgissent. Une table, extirpée de la salle est dressée là, sur un trottoir il y a encore un instant dévolu aux passants. "J'ai besoin de prendre l'air... Je passe mon temps entre mon bureau et le bloc... Quand j'habitais l'hôpital, il m'arrivait même de prendre ma voiture et de tourner dans Paris, pour prendre le rythme de cette ville".
Direct, le Pr Carpentier manie le verbe à l'énergie davantage qu'en nuances. Paradoxe, c'est une apparente froideur qui fait une bonne part de sa séduction. L'économie du propos, son efficacité un peu brutale, lui permet en fait d'offrir une écoute peu banale aux autres. En dépit d'un agenda totalement paré à exploser. C'est bon signe. Car à soixante ans l'un des chirurgiens les plus célèbres de France, connu et reconnu à l'étranger, n'a pas fini de courir. Triple transplantation coeur-foie-poumon, valves cardiaques de nouvelle génération, amélioration de la cardiomyoplastie, transplantation de coeur d'origine animale sur l'homme, les thèmes de recherche et les malades affluent comme jamais. Comme les canditatures de jeunes médecins. "Ils viennent me proposer leurs projets, je les retiens s'ils sont bons..."
Ajoutez à ce tri des hommes une étonnante capacité du patron à décrocher des budgets de recherche en provenance du privé. "Je l'avoue, j'ai un truc. Je finance un travail de recherche avec l'argent qui m'a été donné pour un programme plus ancien, qui était déjà terminé. Cela permet de gagner des années et donne une souplesse peu banale".
Chez Carpentier on travaille dur. Mais si l'on vénère la sueur et le labeur bien ciselé, on accepte volontiers de faire savoir. "Je connais le pouvoir des mots et des images. Si l'on veut des moyens, si l'on veut pouvoir travailler, il faut savoir communiquer le fruit de son boulot".
L'homme n'a rien d'un bateleur. Il est immergé dans une réalité où le temps de dérobe, où "la maladie gagne si l'on s'endort". Mais la frontière entre la communication et la mystifications lui semble évidente. "Si vous voulez être crédible il ne faut parler que des résultats les plus certains, les plus indiscutables de votre travail. Et encore, si vous avez obtenu une amélioration de 25 % sur un système, annoncez 20 %. Lors des vérifications, on vous en sera gré... Alors que si vous aviez parlé de 30 %, pour arrondir, vous auriez perdu une part de votre crédit et prêté le flanc aux critiques... Je ne comprends pas que certains passent leur temps à raconter des sornettes. Cela vous retombe toujours dessus, mais c'est surtout tricher avec soi, et empêche toute vraie prise de responsabilités. " Fatigué, le Pr Carpentier ne parlera pas du malade qui était sur la table voici encore un quart d'heure, et dont l'opération s'est compliquée d'un anévrisme au niveau de l'aorte. Ce qui a mobilisé toute l'équipe bien au-delà de ce qui était prévu. Il ne dira rien aujourd'hui de ses recherches sur le coeur artificiel. Et nous n'aurions rien vu des valises de médicaments en partance pour son Institut du Coeur, au Vietnam, si nous n'avions par hasard croisé un chirurgien en partance.
Aujourd'hui, ce sont les patients que le chirurgien veut pousser sous les projecteurs. Ceux qu'il a sauvés d'une mort quasi certaine au moyen de la cardiomyoplastie dynamique.

En France, 6O personnes ont bénéficié de cette technique mise au point avec les Dr Juan-Carlos Chachques et Pierre Grandjean. Et dans le monde, ils sont plus de 300, à avoir été été opérés par des équipes prestigieuses, à partir des formations dispensées par les cardiologues français.

"Le problème, c'était de transformer le muscle fatigable du dos en un muscle de type cardiaque, infatigable. C'est la condition pour éviter qu'il ne se tétanise, à devoir se contracter 60 à 90 fois par minute."

L'idée fut alors d'amener progressivement, au moyen d'un excitateur électrique, le muscle à se contracter de plus en plus souvent. Un apprentisage progressif de six semaines en moyenne, mené étape par étape. Surprise, la plasticité des cellules musculaires est telle que ce régime se solde par la transformation des fibres musculaires rapides du grand dorsal en celles, dites lentes, d'un muscle qui ne fatigue jamais...

L'avenir ? "Ce sera de séparer le muscle dorsal de ses vaisseaux, et de ses nerfs. Nous pourrions alors mieux entourer le coeur, par des tissus plus puissants, et gagner de précieux points sur le débit cardiaque". Il faudra pour cela maîtriser la dégénerescence nerveuse qui se produit quand on sectionne les neurones... Le Pr Carpentier admet même que l'on puisse un jour remplacer le coeur par une prothèse ventriculaire, et la faire fonctionner grâce à la seule puissance de ce muscle du dos. Ce coeur "bionique", structure artificielle mue par un muscle naturel, est encore un rêve lointain. Mais une telle solution aux insuffisances cardiaques serait capable de précipiter les infinies précautions de la transplantation, et les gourmandises énergétiques des moteur des pompes actuelles dans les oubliettes de la chirurgie. Une promesse que dégustent déjà, à pleines goulées de vie, plusieurs centaines de témoins souriants.

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