samedi 2 février 2008

Plantes carnivores

1993
De quel pâle horizon ont bien pu surgir les lobes griffus des Dionées ? Ou les milliers de glandes digestives des divines Népenthès ? Les mâchoires des "tue-mouches" américaines vous happent une proie en deux dixièmes de seconde, tandis que les urnes fatales des Sarracénies piègent les moustiques attirés par de petites veines. Ces stratégies de carnivores intriguent plus que jamais. On n'a guère de difficultés à admettre le fait qu'une plante ignore que des mouches vont passer à portée de ses pièges. La notion même d'insecte lui échappe, forcément. Reste l'aventure de l'évolution. Ou comment de simples feuilles (les fleurs sont apparemment restées des fleurs) se sont muées au fil du temps en d'impressionnantes machines à piéger et à digérer protéines et sels minéraux dilués dans l'air, sous forme d'insectes. Pour savoir comment ce parcours s'est réalisé, l'affaire se complique.

La question intrigue presque autant aujourd'hui les spécialistes de phylogénèse qu'à l'époque de Darwin. Quelle organisation, quelles circonstances, quelles pressions ont pu pousser certaines plantes à aller chercher dans le corps de victimes de passage l'appoint qu'il leur fallait pour croître et embellir ?

Pour l'heure, pas de réponse précise. Et surtout, pas de carte du parcours évolutif suivi. Juste un constat à se mettre sous la dent. Que les plantes à carnivores angiospermes représentent bel et bien un niveau de l'organisation des espèces végétales. Les diverses formes et moyens utilisés pour attirer, piéger et digérer les proies sont-ils pour autant caractéristiques de l'évolution de ces mangeuses de chair ? Il suffirait peut-être de classer les familles en fonction de la nature et de la forme de leurs armes (colle, urne, piège mobile), de leurs moyens de digérer les proies (types d'enzymes) pour retrouver une filiation et lire leur évolution ? Hélas. Des travaux récents (1) viennent de montrer que les diverses sortes de pièges sont apparus indépendamment, en parallèle, dans différentes lignées de plantes. Pire, il apparaît que des types précis de piège, par exemple celui des englueuses de type "papier tue mouche" (comme les feuilles des grassettes) ont des ancètres commun avec les plantes carnivores qui usent de stratagèmes totalement différents. Venant de directions évolutives diverses, des trains entiers d'espèces de plantes se sont retrouvés face aux mêmes problèmes, et se sont arrêtés à la station carnivore pour les résoudre, avec des solutions semblables. Une évolution dite convergente. L'idée de dresser une carte simple de l'évolution des plantes carnivores est-elle pour autant condamnée ?

Heureuse époque. La boîte à outil des biologistes s'est enrichie ces dernières années de quelques puissants moyens d'inquisition. Et c'est en pistant une séquence génétique chez les plantes carnivores, que l'équipe de Victor Albert (1), oeuvrant à l'université de Caroline du Nord, a pu reconstruire quelques fragments de l'arbre généalogique de nos tueuses des bocages. Un premier pas.

A ce jour, on dénombre cinq cent trente cinq espèces de ces dévoreuses à pétales. On en découvre toujours. Parmi les récentes débusquées, on peut citer des monocotylédones (2) qui se régalent de petits arthropodes, alors que l'on ne connaissait jusque là que des carnivores dicotylédones (3), précise Pierre Jolivet (4). Un distingo de spécialiste, mais qui montre que lorsque les conditions du milieu deviennent défavorables, le club des carnivores ne demande qu'à s'élargir.
Pour attirer, elles ont des fleurs brillantes, voyantes, dégoulinantes de nectar, voire des feuilles cireuses qui réfléchissent les ultraviolets que perçoivent les insectes. Les pièges des feuilles, eux aussi, sont munis d'appâts. Ils sont actifs, à succion (Biovularia) ou se refermant comme des mâchoires (Dionée, Aldrovandie), et collants mais à tiges mobiles (Drosera). Ou alors passifs, en forme d'urne avec leur goulet d'étranglement (Nephentes), ou encore à glue (Drosophyllum).
Piégées, souvent détectées en raison de leurs mouvements par des cils sensibles, les proies sont digérées par des enzymes, assistés de bactéries qui vivent là, en symbiose avec le piège.

Pierre Jolivet explique que certaines plantes comme les Roridula ne digérent pas leurs captures, mais les laissent choir au sol, où leurs racines récupéreront cet engrais tombé du ciel. Une forme embryonnaire ?

Chez les monocotylédones il n'y a pas d'enzymes. La digestion est entièrement assurée dans une sorte de réservoir central par des bactéries complices. Parfois ce sont des araignées qui dévorent les insectes, puis poussent leurs restes vers le coeur glouton de la plante. Vraiment rustiques, ces plantes-là sont qualifiées de "protocarnivores". Et Jolivet note au passage que ces broméliacées déviantes en voie d'apétit de chair se trouvent en général dans des conditions difficiles, sur des sols pauvres, comme les plateaux du Vénézuela, entre 1800 et 3000 mètres d'altitude, ou au Brésil, dans une zone inhospitalière aux racines et humide.

Pour entrevoir les moyens qui ont permis aux plantes d'évoluer vers l'alimentation carnée, Jolivet souligne que des sauges ou des tabacs sauvages ont des poils collants qui repoussent les insectes, et parfois les engluent. Ils meurent, sans être utiles à la plante. Mais on peut supposer que dans certaines conditions, comme celles des marécages ou des terres pauvres, les plantes puissent peu à peu trouver un avantage à utiliser ces résidus placés à portée de sève.

Si elles sont anciennes (au moins 75 millions d'années) les plantes carnivores semblent donc disposer de pistes et d'origines multiples. Au moins six, selon les travaux américains mentionnés (1). Mais si les cartes sont aujourd'hui brouillées autour de la parenté des plantes carnivores, les chercheurs espèrent lever un coin du voile. En cherchant à lire les liens de parenté dans les glandes qui secrètent les enzymes digestifs. "La solution, estime Victor Albert, permettrait d'éclairer d'un jour nouveau l'évolution générale des plantes à fleurs à travers les âges".

(1) Carnivorous plants, phylogeny and structural evolution, V Albert, S Williams, M Chase, Science vol 257, p 1491
(2) Dont la graine possède un seul cotylédon, réserve nutritive de la future plante.
(3) Graines munies de deux cotylédons.
(4) Auteur avec Joao Vasconcelos-Neto d'un article dans la Recherche d'avril 1993

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