samedi 2 février 2008

Fourmis et papillons

1992
Pacte entre chenilles et papillons


Professeur émérite à la Sorbonne, à Paris, Rémy Chauvin est un habitué des surprises que nous réservent les insectes. Cet entomologiste, spécialiste des insectes sociaux, sait que les fourmis sont capables de s'organiser, même entre fourmillières voisines, en vastes fédérations territoriales, pour contrôler des régions de plusieurs dizaines de kilomètres carrés. Elles organisent alors des routes, où l'on voie des trains de fourmis transporter des masses impressionnantes de matériaux d'une colonie à l'autre. Certaines fourmillières se spécialisent alors dans un type d'activité, d'autres dans la surveillance du territoire. mais ce n'est pas tout. Les fourmis savent aussi mettre à profit des plantes et d'autres animaux, comme les coléoptères, dont elles prélèvent des sucs. A moins que ce ne soit elles qui ne se trouvent, au bout du compte, exploitées ?

Ainsi Thisbe irenea. Une paisible dévoreuse de feuilles, appelée à devenir un petit papillon riodinide assez banal dans les cohortes voletantes et colorées des forêts d'Amérique tropicale. Des ailes décorées, sans trop, et des ocelles sobres. Une vie banale ? Loin de là. Grâce à quelques astuces machiavéliques, Thisbe vit sa vie de chenille plus que sereinement, débarassée du stress des prédateurs voraces. Pour assurer sa quiétude, elle a réduit des fourmis au rôle de gardiennes de son corps, une défense anti-aérienne motivée, un rempart qui rapplique au moindre signe de sa part. Comment ? Les chercheurs s'en sont intrigués (1)...

Comme toutes les chenilles, Thisbe commence sa vie en sortant de son oeuf, dans un arbre, sur des arbres croton. Déjà, son destin est scellé. Car les crotons passionnent les fourmis. Les nectaires de cet arbre secrétent un suc légendaire, qui les attire par légions depuis la nuit des temps. Mais apparemment elles ne font pas que se gaver, car lorsque l'on empêche les fourmis de grimper aux arbres, les chenilles disparaissent, emportées et dévorées par leurs héréditaires ennemis : les guêpes. Philip DeVries, de l'université d'Austin, aux Etats-Unis, constate rapidement que ce sont bien les fourmis qui défendent les chenilles, en se dressant sur leurs pattes postérieures, et en agressant résolument la tueuse. Pourquoi ?

La reconnaissance du ventre semble être la clef de l'échange. Les chenilles secrétent un miellat dont raffolent les fourmis. Ce sont des organes spécifiques, en forme de doigt de gant, qui délivrent ce liquide qui retient les fourmis (pour certaines pendant une semaine). Abasourdies par ce régal, elles sollicitent sans cesse de leurs pattes ces glandes situées tout à l'arrière du corps, sur les derniers segments, jusqu'à obtenir une goutte de miellat par minute.

Bien entendu, rien n'est gratuit. Et l'association entre la fourmi et la chenille fonctionne dans les deux sens. Motivée pour rester sur place, la fourmi va, à la moindre alerte aux guêpes, subir un signal chimique, émis par un appendice situé près de la tête de la chenille. Ce cocktail chimique doit ressembler comme deux gouttes à un signal d'agression en langage fourmi. Car instantanément, les fourmis adoptent une position hostile, mordant tout ce qui passe à portée de mandibules. En cas de pénurie de combattantes, la chenille possède même un dernier atout. Une paire de baguettes qu'elle porte sur le premier segment de son corps va frotter des petites irrégularités, et produite un "chant". Un très faible crissement, dont les vibrations sont véhiculées par la plante jusqu'aux pattes de fourmis lointaines. A l'écoute de cette complainte, les renforts arrivent, en nombre, et s'interposent entre la guêpe et la nourricière.

Pour vérifier, le chercheur est allé jusqu'à amplifier et à enregistrer ces sons normalement inaudibles, pour les rejouer à des fourmis. Pas de problème : de nombreuses d'entre elles sont sensibles à ce chant même si elles ne l'ont jamais entendu.
D'où vient cette symbiose particulière, remarquable parmi toutes les myrmécophilies (associations avec les fourmis) ? Probablement de l'opportunité saisie par quelques papillons pour s'interposer dans une relation hautement intéressée entre une fourmi et une plante à nectar.

Mais cette relation complexe constitue aux yeux des entomologistes un précédent. On ne connaissait jusqu'ici aucune communication sonore entre des espèces différentes d'insectes. Et elle pourrait bien obliger à revoir certains modes de fonctionnement entre des espèces complémentaires.

Si elle est plus connue, la communication sonore entre insectes de la même espèce demeure elle aussi souvent une surprise. Il a fallut des décennies avant que Julian Monge-Najera, de l'université du Costa-Rica n'explique enfin le bruit de castagnettes que l'on entend souvent résonner au fond de la forêt ombrophile de son pays. Filmant des papillons Hamadryas à grande vitesse, et enregistrant ces étranges sons de mitraillette, il s'aperçut que le bruit, audible à une cinquantaine de mètres, est provoqué par l'entrechoquement répété et vigoureux des ailes du papillon.

Sa fonction ? Probablement attirer les femelles, mais surtout repousser d'autres mâles, et libérer un peu d'espace sur le chemin qu'empruntent les femelles, au retour de leurs activités butineuses...

(1) Pour la Science, Décembre 1992, p 82

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