mercredi 6 février 2008

La révolution carbone 60

1991

Rien de plus connu que le carbone. Vulgaire graphite, ou diamant flamboyant, les dés étaient, croyait-on, jetés pour cet élément depuis la nuit des temps. Jetés ? 1991 a tout changé. En une année, les publications scientifiques sur les molécules complexes formées de cet élément ont livré un ouragan d'informations, de quoi éditer une encyclopédie en 12 volumes. Avec plus de 6 publications par jour, ces travaux ont atteint "un rythme fou, qui rappelle celui des supraconducteurs", constate André Rassat, responsable du laboratoire d'activation moléculaire de l'Ecole Normale de Paris. Désormais on ne parle plus du carbone, mais de fullérènes ou footballène (60 atomes de carbone formant une sphère aux allures de ballon de football), de tubes ou de quasi-cristaux, voire de semi-conducteurs. Une épopée qui pourrait très bien n'en être qu'à son prologue, car elle risque de bouleverser des pans entiers de la chimie des prochaines décennies.
Les premiers indices de ce monde peu ordinaire de carbones complexes sont venus au début des années 80. Des ballons d'exploration stratosphérique, bardés d'équipements, décèlent au loin dans le cosmos des particules qui semblent faites de chaînes importantes d'atomes de carbone.

Au sol, des expérimentateurs astucieux ont su retrouver, d'abord sous des bombardements de graphite par des lasers, puis dans de la suie produite par des arcs électriques entre des électrodes de graphite sous ambiance d'argon ces structures moléculaires révélées par le cosmos. Des assemblages de 60, 70 et 84 atomes de carbone, sous la forme de ballons de football (60) ou de rugby (70) et peut-être de citrouille (84). Tout ce qu'il fallait, pour commencer à rêver, c'était la capacité de produire des quantités raisonnables de ces molécules. Depuis cette année, c'est chose faite. La recherche, l'imagination commencèrent à galoper : et pourquoi pas des molécules faites de plusieurs centaines d'atomes, se demandait-on dans les laboratoires. A vrai dire, la course internationale prenait des allures de jeu géométrique. C'était à qui dessinerait, sur le papier ou sur ordinateur, toutes les structures possibles comportant des trièdres et des pentagones (plans à cinq côtés). Et on ressortait les grimoires des plus anciens mathématiciens pour voir si une possibilité de figure n'avait pas échappé aux théoriciens ou aux programmes des informaticiens.

Le diamant et le graphite, les structures naturelles connues de l'élément carbone comportant respectivement cinq et six atomes avec des propriétés fort différentes en raison, précisément, de leurs architectures variées. Les liens étroits entre les 5 atomes de chaque molécule donnent au diamant toute sa solidité. C'est la structure la plus robuste connue sur cette planète. Tandis que les carreaux plats de six atomes donnent au graphite sa structure en feuilles, ou en tuiles qui se détachent facilement les unes des autres, et en font un lubrifiant très prisé.

Harry Kroto (université du Sussex) et Rick Smalley (Rice University, Texas), qui furent parmi les premiers à reproduire la structure du C60 dans une expérience en 1985 compliquèrent les choses en baptisant leur trouvaille du nom d'un architecte connu pour des structures formées de combinaisons de pentagones et d'hexagones, Buckminster Fuller. Cela donne : "buckminsterfullérène". Simplifié dans les laboratoires en "bucky ball".

Cette grande cage creuse a bien entendu des propriétés totalement différentes du diamant et du graphite. Elle devrait pouvoir contenir en son sein d'autres atomes, ou encore des substances pharmaceutiques, auxquelles elle pourrait servir de cage protectrice ou encore offrir des possibilités de supraconductivité, en s'associant avec d'autres éléments. Son goût pour les électrons lui ouvre des perspectives en électronique, dans le domaine des batteries. Il pourrait également révolutionner le monde des alliages métalliques, en s'associant, comme on vient de le montrer à l'université de Philadelphie, à des métaux alcalins comme le rubidium.

A côté des chercheurs qui voient là un objet tellement nouveau qu'ils sont tentés d'en faire un élément à part entière, d'autres lui trouvent des propriétés surprenantes. D'abord celle de ne pas s'arrèter à 60 atomes, puisque les Japonais de la firme NEC viennent d'obtenir des tubes creux formé d'une nappe d'atomes de carbone. Apparue spontanément lors de séance de production de C60, ces tubes de carbone sont assez proches des tuiles de graphites, dont les lèvres se rejoindraient pour former un cylindre. Une tendance qui pourrait se voir exploitée dans le domaine des matériaux ou dans celui des membranes de filtration, et qui ouvre de nouvelles perspectives pour la conceptionde formes moléculaires.

Ensuite en France, des chercheurs du CNRS et de plusieurs universités ont unis leurs efforts pour mettre en évidence un nouveau visage de ces molécules de carbone : ce seraient là des quasi-cristaux (1), les premiers sous forme moléculaire ! Cet état de la matière différent découvert en 1984 par des chercheurs israéliens, américains et français, se différencie des cristaux classiques. De certains alliages métalliques correspondant à ce critère on fait désormais des plaques de cuisson très performantes, parce qu'elles conduisent remarquablement la chaleur.

En laissant du footballène cristalliser dans une solution en évaporation lente, on obtient en effet des bâtonnets à 10 faces rectangulaires, ce qui est tout à fait inhabituel pour un cristal. Si cette découverte est confirmée, il s'agira là de la première molécule quasi-cristalline organique. Un pas dans une direction jusque là inexplorée : les symétries moléculaires anormales. Des cas eut-être beaucoup plus fréquents qu'on ne pensait jusqu'ici et qui fera peut-êre de 1992 une autre année carbone ?


(1) CNRS Info 15 décembre 1991
Labo. de chimie physique de la fac. de pharmacie de Tours
Labo. d'activation moléculaire de l'Ecole Normle de Paris
Labo de chimie physique des matériaux amorphes d'Orsay
Group de dynamique des phases condensées de Montpellier

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