jeudi 6 mars 2008

Les promesses du carbone C60

juillet 1991


Les qualificatifs ne manquent pas. "Porte ouverte sur une nouvelle chimie... des structures de rêve..., le carbone dans tous ses états". Tant les titres de la presse scientifique internationale que les commentaires des chercheurs marquent un état certain d'excitation autour de ce bon vieux carbone. Il n'y a qu'à consulter, sur les banques de données, la liste des publications traitant des fullérènes (molécules de carbone) : en moyenne quatre par jour. Et les colloques internationaux consacrés au sujet se terminent parfois au petit matin ! Une vague d'intérèt qui n'est pas sans rappeler la fièvre intense qui avait suivi, voici trois ans, la découverte d'alliages métalliques supraconducteurs à des températures "élevées".
Voici en tous cas la chimie du carbone propulsée sous les feux de la rampe. Grâce à des molécules inattendus, comportant plusieurs dizaines d'atomes, elle semble capable de faire écrire de nouvelles pages aux chimistes, en se comportant carrément comme des éléments inconnus, en offrant des nouvelles solutions géométriques, ou permettant (enfin ?) aux physiciens de comprendre les phénomènes de supraconductivité à haute température.

Par la grâce d'expérimentateurs astucieux, qui on su retrouver, d'abord sous des bombardements de graphite par des lasers, puis dans de la suie produite par des arcs électriques entre des électrodes de graphite des structures moléculaires, assemblages de 60, 70 et 84 atomes de carbone, sous la forme de ballons de football (60) ou de rugby (70) et peut-être de citrouille (84). Le diamant et le graphite, les structures naturelles connues de l'élément carbone comportant respectivement cinq et six atomes, mais sous forme de cristaux continus. Les chercheurs étaient loin d'imaginer obtenir du carbone sous forme moléculaire, et qui plus est, avec une telle taille : ce sont les plus grosses mélcules faites d'un seul élement. Quel bond ! La symétrie parfaite est atteinte avec C60, assemblage remarquable de pentagones et d'hexagones, formant un icosaédre tronqué, et rappellant furieusement le ballon de football. Les liaisons entre atomes y étant soit simples, soit doubles. La tentation fut irrésistible de faire de cette nouveauté du "footballène", dès 1983. Mais Harry Kroto (université du Sussex) et Rick Smalley (Rice University, Texas), qui furent parmi les premiers à suspecter cette structure du C60 dans une expérience en 1985 étaient davantage formés en architecture qu'en ballons. Ils brouillèrent les pistes en baptisant leur trouvaille du nom d'un architecte connu pour des structures formées de combinaisons de pentagones et d'hexagones, Buckminster Fuller. Cela donne : "buckminsterfullérène". Déjà simplifié dans les laboratoires en "bucky ball".

Mais si la découverte de ces molécules eut lieu dès 1985, pourquoi l'ébullition scientifique se produit-elle seulement aujourd'hui ? "Elle remonte en fait à plusieurs années, mais c'est seulement depuis quelques mois que nous disposons d'une technique capable de produire une quantité suffisante de ces molécules pour les étudier", explique André Rassat, au laboratoire de chimie de l'Ecole Normale Supérieure.

La découverte (W Kratschmer, Max Planck Institut et R Haufler, Univ Arizona) de la technique de production des fullérènes par arc électrique sous atmosphère d'hélium vient de fournir aux chercheurs les doses nécessaires à leurs investigations. Mais il faut être patient : dans le laboratoire d'André Rassat, il faut une semaine pour obtenir 500 milligrammes de produits, et pour certaines expériences, il faut disposer d'un gramme !
Le moindre des paradoxes n'est pas que le nouveau héros compte parmi les éléments les plus étudiés, les mieux connus des chimistes.

L'importance du carbone dans notre chimie, et plus particulièrement son rôle central pour tout ce qui touche la chimie "organique". Sa position remarquable d'élément à la fois électro-positif et électro-négatif (il peut gagner ou céder quatre électrons) faisant du carbone un intervenant d'une souplesse considérable. On le trouve donc dans un nombre incroyable de molécules, en association avec les éléments chimiques les plus divers. Une omniprésence qui a souvent fait dire du carbone qu'il constitue la brique centrale de la chimie de la vie sur notre planète.

Mais c'est dans l'espace que furent trouvée les premiers indices de molécules à grand nombre d'atomes de carbone. Des chercheurs comme Alain Léger (Ecole Normale Supérieure) repérant dès 1984 dans la "signature" infra-rouge recueillies par des télescopes des signes évoquant des molécules de ce type. Des structures que les théoriciens avaient de leur côté envisagé dès 1973. Et les surprises sont au rendez-vous des théoriciens et des expérimentateurs, dès que la molécule fut effectivement produite..

Parmi les plus importantes, la supraconductivité. Lorsque les chercheurs intercalent des éléments comme le potassium (métaux alcalins) entre les ballons de footballène, pour former un cristal combinant les deux éléments, celui-ci est supraconducteur, à 13 degrés K (moins 260 degrés C). Avec le rubidium, on y parvient à 28 degrés K (moins 242 degrés C). Le C60 est devenu la première molécule organique en trois dimensions supraconductrice ! Plus simples à étudier que les alliages métalliques, les physiciens en attendent une meilleure compréhension du phénomène, que les théoriciens ont toujours du mal a expliquer.

Mais d'autres applications devraient voler la vedette à la supraconductivité des fullérènes."Certains ont déjà suggéré de s'en servir comme lubrifiants, le footballène agissant comme une petite bille très dure, ce qui pourrait faciliter les frictions entre pièces", explique encore André Rassat.

On peut aussi envisager d'utiliser ces "cages" (l'intérieur du ballon est creux) pour y enfermer différents atomes (le lanthane ou le potassium ont été proposés), ce qui modifierait considérablement le comportement de la molécule et de l'atome.
Patrick Bernier, qui a mis sur pied une unité de production des fullérènes au CNRS de Montpellier croit également à l'avenir de ces produits dans le domaine des semi-conducteurs (1). Les molécules de ce matériau dopé étant capables d'échanger trois électrons avec leur entourage. Nos ordinateurs seront-ils demain au carbone ? Peut-être sera-t-il capable de remplacer le silicium ou l'arsénure de gallium dans certaines utilisations. On y pense également pour augmenter les performances des électrodes des accumulateurs et des piles.

D'ores et déjà Warren Pickett, du Naval Research Laboratory de Washington n'hésite pas à carrément qualifier la molécule carbone 60 de "nouvel élément", le Bf (buckminsterfullerène). Et cela autant en raison de ses différences de comportement par rapport au carbone simple, qu'en raison de la persévérance de ses propriétés dans les différentes phases (vapeur, solide).
Où s'arrètera la réalisation de ces molécules de carbone ? On sait déjà produire C60, C70 et C84 et probablement demain fera-t-on du C180, du C240, etc... Plus poétiquement, on peut parier sur leurs couleurs. C60 étant en lumière naturelle violet, C70 orange et C84 plutôt marron, les paris sont ouverts sur les coloris suivants.

(1) La Recherche, juin 1991, p 795

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