samedi 20 septembre 2008

Illusions d'optique

Septembre 1992

Ne retournez pas trop vite votre magazine. Ces images à l'envers ne constituent pas une erreur de mise en page. Nous vous convions ici à vivre à une expérience visuelle, qui va vous distraire tout en vous faisant visiter des méandres obscurs du cerveau. Un voyage vers un monde un peu troublant, où les repères de notre vision sont culbutés comme de vulgaires quilles sur la piste un peu savonnée des habitudes.

Vous êtes prêt ? Commencez par examiner ces deux visages présentés à l'envers. Ils vous rappellent probablement quelqu'un. Un personnage cathodique que nous fréquentons abondamment, pour la plupart d'entre nous. Mais si, regardez bien.... Ces yeux pimpants, ce sourire.... D'ailleurs, c'est étrange, parmi les deux figures, il semble qu'il soit plus facile de reconnaître l'une d'entre elles. Celle de FFFFgauche peut-être ?

Vous y êtes ? Bien. Maintenant, retournez la page. Brusquement.
Pouah ! Quel est ce Martien, cet "alien" hideux que personne ne souhaiterait recontrer au coin d'un bois ? Le visage de Jean-Pierre Foucault aurait-il été malmené ?

A peine. Oeil pour oeil, dent pour dent, seuls la bouche et les yeux ont été inversés, ce qui suffit à notre cerveau pour se faire duper et classer ce visage comme celui d'un monstre ! Un phénomène d'autant plus fascinant qu'il ne se produit que dans un sens, celui de l'endroit (pour les contours du visage), alors que d'après notre bons sens, cela devrait être le cas à l'endroit comme à l'envers ! Mais non, le visage truqué présenté à l'envers paraît obstinément normal, et grâce aux quelques traits manipulés, on se surprend même à le préférer ainsi, car il est plus facile à identifier que son voisin orginal. Quelle tempête souffle donc sur nos neurones ?

Nous remercions d'abord le sourant propriétaire des traits de s'être amicalement prêté à notre démonstration et à la sérieuse déformation d'image qu'ont entraînés quelques coups de ciseaux. Cette expérience a été concue par Peter Thompson, du département de psychologie de l'Université d'York, en Grande-Bretagne. "L'idéal étant d'avoir quelqu'un de très connu...", nous a précisé le chercheur. Merci, donc, à l'animateur, forcément vedette !

On s'en doute, cette petite farce de laboratoire n'a pas seulement des mérites récréatifs. Elle utilise, dans son fonctionnement, quelques découvertes fondamentales sur la manière dont le cerveau gère les informations visuelles. Une branche très dynamique de la "psychologie cognitive", qui tente par exemple de répondre à une question d'apperence anodine : "Comment lisons-nous le visage d'autrui ?".
C'est un lieu commun que de dire que pour un Provencal tous les Camerounais ou tous les Bengali se ressemblent. Hors de ses références habituelles, le système de reconnaissance visuelle est perdu, et mettra un certain temps à s'habituer, à augmenter son savoir-faire. Les éleveurs de chiens deviennent ainsi capables de discerner infailliblement des centaines de "visages" chez leurs amis à quatre pattes, là ou tout un chacun est incapable de voir autre chose qu'une meute.

C'est quand il est bébé que l'homme apprend à utiliser ses circuits à décoder et identifier le visage de l'autre, peu à peu, en commençant par ceux de ses parents. "Mais la manière dont le cerveau traite cette information va se perfectionner progressivement, pour atteindre une performance maximale avec les visages familiers vers l'âge adulte", note Raymond Bruyer, neuropsychologue à l'Université de Louvain, et auteur de "La reconnaissance des visages", Ed Delachaux et Niestlé. Pas si simple, pourtant. Les enfants, on l'a constaté, n'analysent pas les visages comme les adultes. Ils observent trait par trait, au scanner. Ce qui les amène souvent à se tromper lorsque quelqu'un change de coupe de cheveux, de vêtements, ou de parure. Puis, vers l'âge de 10-11 ans, ils changent de technique, pour adopter celle, plus globale et efficace, (mais aussi plus rigide) des adultes.

Le secret de notre système de reconnaissance, c'est de juger sur pièces. Un visage sera mieux analysé si des schémas globaux déjà engrangés dans le cerveau sont respectés. Mieux vaut que la bouche se trouve entre le nez et le menton. Un exemple, dans un domaine proche. Il est plus rapide de trouver le S dans le mot "VISAGE", qui un sens, que dans l'ensemble de lettres "GASIVE", note Raymond Bruyer.

Et ce qui frappe, c'est l'incroyable conformisme des neurones dans ce domaine. D'abord, il y a une hiérarchie. Chez l'Européen, les traits les plus importants sont par ordre décroissant : la chevelure, les yeux et la bouche (chez un Africain, les cheveux sont secondaires). Pas étonnant qu'il vaille mieux éviter d'être chauve... Mais que le visage soit déjà connu ou non redistribue encore un peu davantage les cartes : yeux, nez et bouche sont très importants sur des visages connus, mais se retrouvent à égalité avec les informations de contour (cheveux, menton) dans le cas de visages inconnus (travaux du Pr Ellis à York). Pour la plus grande efficacité du test, il nous a donc fallu choisir un personnage archi-connu, quasiment familier.

Autre surprises des chercheurs : l'exploration du visage ne se fait pas, comme notre bon sens pourrait nous amener à le croire, du haut vers le bas, comme sur une page. Car dans un visage présenté comme ici à l'envers, les cheveux gardent leur importance, qu'ils soient en haut ou en bas de l'image. Nos neurones se moquent, dans ce cas, de l'envers. Ils observent trait par trait, et rectifient d'eux-même le sens de l'image.

Etonnant. Présentation à l'envers et à l'endroit d'un visage, et seulement d'un visage, modifient complètement la manière dont le cerveau fonctionne. Comme s'il passait d'un mode "global" et rapide à l'endroit, à une analyse plus détaillée et morcellée à l'envers. Essayez donc de contempler les autres photos de ce magazine à l'envers. Tout paraitra facilement reconnaissable, les avions, les maisons, les chateaux. Tout, sauf l'identité des visages. Pour Justine Sergent, qui travaille au Canada, dans un visage présenté à l'endroit, il y a interaction des traits lors de la reconnaissance. La face devient un tableau dont tous les composants renvoient l'un à l'autre, et s'influencent, dans une globalité que construit notre cerveau. Par contre, dans un visage présenté à l'envers, chaque trait est analysé et identifié séparément, passé au scanner, à la manière d'un objet (avion, bateau, etc...), et le cerveau tente de reconstruire l'image à l'endroit. Ce qui conduit tout droit à un paradoxe. Présenté à l'envers, un visage connu supporte comme ici de grandes altérations et sera tout de même identifié, car ses traits sont analysés séparément. Par contre, à l'endroit la reconnaissance globale devient une ornière pour notre regard. La moindre modification des traits principaux entraînera une non-reconnaissance, allant jusqu'à déclencher la panique du phénomène d'horreur, comme ici.

Dans la jungle de notre cerveau, tout se passe donc comme si un enchaînement de neurones hautement performants était tout entier dédié à la reconnaissance explicite des visages familiers. Peut-être pour améliorer la reconnaissance de leurs expressions, ou éviter de se faire berner par quelques sosies. N'est-ce pas, Monsieur Foucault ?

Georges Charpak prix Nobel

Octobre 1992

Un geste de la main ordonne une méche blanche comme la lune de janvier. Les yeux sont bleu, mais les paupières restent closes, souvent, pour tenter d'oublier les rumeurs de l'univers médiatique. "Je surfe sur la vague des sollicitations, et pour tout vous avouer, je ne serai pas mécontent de retomber sur le sable, quand toute cette excitation sera un peu calmée".

"Georges, tu es trop gentil, cesse de dire oui à tout le monde". Dominique, la femme, gronde et veille au grain. Faisant front, tentant de protéger son Nobel de mari dans ce marathon public dont le comité suédois a donné le départ, un mercredi d'octobre. Pour la condition physique de ce jeune homme de 68 ans, l'annonce ne pouvait pas plus mal tomber. Georges Charpak venait de passer plusieurs nuits blanches à surveiller et à règler un détecteur, au CERN de Genève, le temple des physiciens européens des particules. "Plus jamais, disait-il, c'est trop dur". Et puis dans la matinée est arrivé ce coup de téléphone. Une blague ? Les premiers journalistes, déjà, confirmèrent... Ce qu'il a ressenti sur le coup ? "Dix minutes d'ivresse pendant lesquelles j'ai vu défiler ma vie, les visages de ceux qui m'ont aimé et rendu tout cela possible. Ma femme, mes enfants... Ce que je vais pouvoir faire maintenant, pour les aider un peu".
Car ce Nobel sera utile : dans la famille Charpak, les causes à défendre ne manquent pas. Dernier exemple en date, Nathalie. Pédiatre à Bogota, la fille de Georges travaille depuis 5 ans à faire connaître dans le monde une méthode originale de soutien aux bébés prématurés, sans couveuses : la méthode kangourou. Les mères colombiennes portent leurs bébés sur le ventre, 24 heures par jour, jusqu'au terme théorique de la grossesse. Une méthode qui, outre le renforcement du lien maternel qu'elle procure, pourrait sauver des milliers de prématurés si elle était généralisée dans les pays en voie de développement.
Nouvelle sonnerie de téléphone dans l'appartement parisien. Cette fois, c'est le journal des Polonais de France. "Je ne peux tout de même pas leur refuser... Moi aussi je suis venu de Pologne..." Le ton est las, mais Georges Charpak s'avoue seulement désolé de ne pouvoir répondre mieux à toutes les demandes, de n'avoir plus l'esprit aussi clair qu'il le faudrait....

Un instant, la silhouette un peu voûtée évoque un Kessel aux abois. Un colosse aux pieds d'argile, une âme de diamant. Violence du contraste entre la robustesse de l'homme et une sensibilité aux autres qui étonne, à chaque détour de phrase. L'individu est lui-même une antenne. Un détecteur qui capte les gens, leurs intelligences, leurs affections. Comme les instruments qu'il forge dans son laboratoire enregistrent les passages fulgurants des particules fondatrices de notre monde.

Sous le vent de la vie, sous l'effet combiné du temps et d'une lucidité trempée dans l'épreuve du réel, le petit immigré polonais est resté sauvage. Mais il est aussi devenu plaque sensible. "Probablement parce que mes parents, mais aussi ceux qui m'entourent m'ont aidé, m'ont entouré de leur affection. Chez moi on a parfois manqué de confort, mais jamais de soutien".

De cette écoute quasi-maniaque des autres est né un moteur. Un gros engin au rythme patient qui a fait de lui un chercheur de premier plan, et le patriarche d'une famille soudée. Un moteur de Caterpillar coulé dans la générosité. Générosité pour ces collègues auxquels il ne refuse jamais un coup de main, surtout en pleine nuit, pour faire tourner une expérience de physique. Générosité pour son travail, qu'il ne trouve passionnant que s'il est exigeant : "j'aime par dessus tout les beaux problèmes, c'est une drogue", et auquel il était prêt à sacrifier sa maison de Gex, près de Genève (il était sur le point de la vendre au moment de son prix). Mais surtout, générosité pour sa famille, et tous les amis du clan, pour lesquels il y a toujours place autour de la table familiale. "Notre maison de Corse, près de Cargèse, nous l'avons construite autour de la table. Il n'est pas rare que nous y soyons vingt cinq. On s'assoit, parle, on boit, on chante, les amis musiciens nous font pleurer de quelques mélodies tziganes. Une histoire faite de rencontres, "sans laquelle rien de toute cette aventure scientifique n'aurait valu la peine d'être vécu".
L'autre maison, la vaste demeure familiale de Gex, a ainsi vu s'épanouir Yves, Nathalie et Serge, les trois enfants, mais aussi quelques protégés. Trois étudiants chinois, un africain ont grandi et se sont formés ici. Bizarrerie, fatalité ? Tous, quasiment, ont choisi la voie médicale. "C'est à cause de Dominique. Leur mère a toujours été un exemple de générosité, d'attention pour les autres. Elle s'était engagée dans un combat, elle s'est occupée de jeunes drogués à Genève pendant plus de dix ans, et ramenait des oiseaux blessé au nid. Cela a du faire davantage pour forger la sensibilité de mes enfants aux autres que mes pirouettes avec des particules", glisse Charpak dans un sourire.

Mais le physicien n'est pas mécontent de son coup. Même s'il était plus souvent au chevet de ses détecteurs qu'à celui de ses enfants, il est parvenu à semer la graine de la science chez ses deux fils. S'ils sont aujourd'hui médecins, ce sont aussi des scientifiques. "Ils auraient fait de bons physiciens", lâche le Nobel. Yves, l'aîné est épidémiologiste. "Il applique la rigueur de la science au domaine médical, pour détecter les effets des maladies, valider des méthodes de soins"

Le benjamin, Serge, a lui aussi fait médecine. Une formation qu'il s'est empressé de compléter par des études de sciences. Il est aujourd'hui chercheur en neurobiologie à l'Université de New York. Et tente actuellement de rentrer en France, au sein d'un laboratoire du CNRS.
Nathalie, tout comme ses frères, a interrompu ses études médicales à mi-parcours. "Pour sentir le monde et prendre le temps de se connaître", explique Charpak. "Ils avaient la chance d'avoir les moyens de le faire, mais je crois que c'est important pour tout le monde : être à l'écoute". Pendant cette année sabbatique, Yves fait du piano, Serge de la science. Nathalie elle, part dans l'Altiplano péruvien. Un choc. Dominique et Georges retrouvent leur infirmière de fille dans des petits villages, chevauchant des heures pour atteindre une communauté reculée. "Les femmes me présentaient des hommes pour que je choisisse un mari à ma fille, et qu'elle puisse rester sur place", se souvient Dominique Charpak. Nathalie, elle, voit son énergie transcendée par la somme de travail qui lui incombe. Elle veut bien rentrer en rance, mais c'est décidé, elle sera médecin à part entière, et pas une scientifique.

"Elle est d'une volonté farouche. Cela ne m'étonne pas qu'elle soit devenue pédiatre. En fait c'est le seul vrai médecin de la famille, dévouée aux autres, à leur service", poursuit Charpak.

"Elle est très humaine. L'un des évènement qui l'a marquée le plus intensément, c'est quand elle a senti, lors d'un stage, la reconnaissance dans les yeux d'un mourant dont elle s'était occupée. Avec les enfant, elle a trouvé aujourd'hui une voie qui correspond vraiment à sa vocation. Mais le problème, à Bogota, c'est qu'elle travaille vraiment trop dur. C'est une esclave. Elle mène avec une main de fer son projet d'étude et de validation de la méthode kangourou, et le soir, elle organise des ateliers de coutures pour que les femmes de cet hôpital, les plus pauvres de Bogota, trouvent de quoi survivre pendant leur maternité".
Grâce à son père, Nathalie a pu trouver un financement pour mener à bien cette étude. C'est la société d'épidémioliogie d'Yves, EVAL, qui s'est chargée du protocole scientifique de la validation. Avec l'objectif, à terme, de généraliser cette méthode de soin aux prématurés dans les pays du sud qui disposent d'un minimum d'infrastructures hospitalières, mais aussi dans nos maternités, pour y améliorer les relations des enfants nés avant terme avec leurs mères.
"Je suis très fier de ma fille, et j'essais de l'aider au maximum. Je suis directeur de ce projet d'évaluation , mais c'est au culot et à l'énergie de Nathalie que ce programme doit d'exister".
"Mon père ? Pour moi, c'est un idéaliste, très positif, qui voit d'abord le bon côté des choses. Je suis surtout très fière du fait qu'il n'aie jamais voulu faire de compromis avec ses idées. C'est quelques chose qui a marqué tous ses proches, et que nous appliquons aujourd'hui dans notre travail". Et puis c'est quelqu'un qui fonctionne à la passion, à l'émotion.
"Emotionnel, moi ? Peut-être bien, après tout, avoue le physicien. Si la physique ne me donnait pas tant de plaisirs, je ne resterai pas dans ce milieu. J'aurais peut-être mieux fait d'être médecin, moi aussi, peut-être aurais-je été plus heureux, plus proche des autres..."

Demain, grâce au prix, les innombrables projets de Charpak devraient avancer un peu plus rapidement. Le Nobel lui permettra de développer, dans sa société, de nouveaux outils pour la biologie et la médecine, des détecteurs capables de faciliter la recherche et le diagnostic en améliorant les images de l'intérieur du corps et des organes. Il devrait aussi empêcher ses interlocuteurs de sourire quand il leur soumettra son vieux projet de lire, avec l'aide d'un laser, les sillons des poteries antiques. La voix du potier, les bruits de l'atelier sont peut-être inscrits là, sous nos yeux, comme les chants des Amérindiens dans les premiers cylindres de cuivre et de cire des phonographes.

Que fera-t-il de l'argent de son prix ? "Rembourser mes dettes, m'acheter une paire de chaussures, et la meilleure encyclopédie de tours de magie, pour captiver et passionner mes quatre petits-enfants, revoir des amis". Charpak serait-il un Houdini des âmes ?

jeudi 17 juillet 2008

Bactéries calcaire

février 1993

Sur ce lac invisible de transparence, le petit canot orange paraît fiché en l'air. Paré à se faire broyer entre stalactites et stalagmites. A bord, Jean-Pierre Adolphe joue les acrobates. Fesses en l'air, le nez projeté vers la surface de cristal, le responsable du Groupe d'études et de recherches sur les milieux extrèmes guette l'endroit propice. Enfin, d'un coup de patte le chercheur remplit son récipient, prélevant un peu de ce voile qui colle comme une peau au lac souterrain.
Sur la berge du Lavoir des Fées, les autres membres de la petite équipe se frottent les mains d'excitation. "C'est formidable, on va enfin savoir ce que cache cette roche flottante" laisse fuser François Soleilhavoup. Cela fait des siècles que l'on sait que la pierre, dans la Grotte d'Arcy-sur-Cure, s'entête à ne pas couler. D'accord, ce petit voile calcaire ne pèse guère. Jamais perturbé par la moindre houle, il a en outre tout loisir de reposer en paix. Mais du caillou qui joue les radeaux, ce n'est guère banal... Peut-être un phénomène de finesse, de portance, de tension...?

"Oui, mais cela illustre d'abord notre thèse... Normalement, si le calcaire venait du plafond, en solution dans l'eau qui percole, il devrait tomber au fond de l'eau. Mais ici, la voûte est de plus étanche. Pas de stalactites.. La seule explication, pour expliquer cette curiosité flottante, c'est qu'il y a quelque chose à la surface, qui fabrique ou qui favorise la lente élaboration de ce voile, en se nourrissant des nutriments présents dans l'eau ...", commente Adolphe, de retour de sa croisère lacustre.
Quelque chose. Mais quoi ?

"Les bactéries, des milliards de bactéries, mon vieux... La roche est vivante. Là, autour de nous, les stalactites, les stalagmites, ce sont des milliards de bactéries qui les ont fabriquées, en secrétant du calcaire, ou en favorisant le dépôt du calcium, par leur activité biologique. Cette roche est vivante, ce sont des microbes qui la façonnent..." s'emballe Adolphe.
Soigneusement, fiévreux comme s'ils tenaient entre leurs mains une eau de Jouvence qu'il ne faudrait sous aucun prétexte laisser filer, les trois chercheurs remontent le produit de la pêche, jusqu'au boyau principal de la grotte d'Arcy.

"Il suffit de regarder cette grotte pour comprendre comment travaillent les bactéries..." José Paradas, le microbiologiste, vient de stopper net au bord d'un autre lac sous-terrain. Ici, les gouttes qui percolent depuis les stalactites du plafond ont créé, sous la surface de l'eau, de petites bosses de sable. Des monticules aux allures de taupinières sous-marines. "Probablement de la calcite, on va en prélever", aprouve François Soleilhavoup. Mais personne n'a les bras assez longs, pour arriver jusqu'aux petits tas qui dorment sous l'eau. C'est finalement le plus grand gabarit de la bande, votre serviteur, qui joue de l'éprouvette en faisant le grand écart. Les tubes remplis, on manipule un instant le sable laiteux. Il crisse comme du sucre, semble friable...
Depuis des années, Adolphe et ses acolytes pensent que les bactéries encombrent la planète de monceaux de roches calcaires. Une armée de microscopiques ouvrières au travail... Une idée qui provoque une levée de boucliers dans le milieu des géologues. Mais le directeur de recherches de l'Université Paris VI a poursuivi son idée en formant, à l'extérieur de son labo, une petite équipe interdisciplinaire avec François Soleilhavoup, spécialiste de la conservation des oeuvres rupestres sous toutes les latitudes, et José Paradas. A eux trois, ils ont décidé de faire de cette capacité de certaines bactéries à bâtir avec du calcaire une nouvelle manière de restaurer oeuvres d'art et bâtiments.

C'est en étudiant en 1974 des voiles blanchâtres apparaissant sur des mousses de tufs, en présence d'eau courante, que Jean-Pierre Adolphe a eu l'idée d'aller voir si quelque chose de vivant était à l'oeuvre.
Le test est simplissime : dans une éprouvette on met de l'eau chargée de calcium. On y saupoudre quelques échantillons provenant d'un de ces voiles blanchâtres, ou bien des fragments de roches sédimentaires, agès de plusieurs millions d'années, peu importe.

Dans un autre récipient, l'eau et le calcium ne sont pas "ensemencés". Le résultat est spectaculaire. En quelques jours, l'eau du tube garni de bactéries est devenue soupe laiteuse, le calcaire s'est formé en voiles, alors que le liquide du tube témoin est toujours limpide, le calcium se complaisant en dilution.
Pourquoi ne pas mettre ces microbes bâtusseurs à l'ouvrage ? Un mur a été ensemencé, au Laboratoire National des Monuments Historiques de Champs-sur-Marne. Les bactéries, arrosées de nourriture, y ont tissé un écran de calcite, celui-là même que les tailleurs de pierre cherchent à privilégier, quand ils choisissent les faces des blocs à exposer aux intempéries.
Dans la grotte d'Arcy, les chercheurs vont se livrer à d'autres expériences : demander à des bactéries présentes dans l'eau de la grote de récouvrir de calcite des pièces du Louvre. Transformé en laboratoire, le boyau de l'Entonnoir devrait pourtant garder quelques secrets. On ne sait pas par exemple, si le calcaire est concentré à l'intérieur des microbes, ou simplement à leur surface... Des chercheurs américains pensent que les bactéries sont également responsables de l'apparition de certains gisements métalliques, comme l'or. De quoi faire se lever à la pleine lune le compte de la Varende, proprétaire des grottes d'Arcy, et alchimiste convaincu..

Impuissance

Impuissance
jullet 1993

Il est des plaines que les montagnards les plus hardis rechignent à fouler du pied. Et les médecins ne sont, au final, qu'un genre d'éclaireurs parmi d'autres. Pourquoi s'étonner alors de les voir vivre les mêmes inhibitions que leurs contemporains et de s'être si longtemps aussi peu préoccupé de la fonction sexuelle de l'homme ? A tel point que celle-ci est restée, zone interdite, un mystère. Une ombre sur le corps viril qu'il était peu opportun de balayer. De ce côté-là, les ennuis se taisaient, question de réputation. Et la fatalité s'abattait dans le silence masculin des cabinets de consultation.

"Tout change aujourd'hui, enfin. Il faut le dire, le répéter, les biologistes, les neurologues, les chirurgiens se retrouvent avec de vrais outils de recherche et de compréhension au chevet de l'impuissance. Et si le mécanisme fondamental de l'érection est toujours un mystère, on dispose désormais d'armes pour lutter. L'impuissance, c'est fini. Pour ceux qui veulent se battre, elle n'existe plus, dans 90 % des cas. Et dans quelques années, ce ne sera plus qu'un souvenir, quelque soit le problème".
Ronald Virag, directeur du Centre d'exploration et de traitement de l'impuissance (CERI) est un militant de longue date de la cause masculine. Et sa devise pourrait rejoindre le mot de Claudel, dans le Soulier de Satin : "rien ne suffit à l'amour".
Sous cette banière ont depuis des millénaires sévit les potions. La corne de rhinocéros, le bois de renne pilé, les redoutables mouches dorées d'Espagne d'Ambroise Paré, aux effets secondaires mortels, les breuvages taoïstes, qui permettaient de retenir longtemps l'énergie vitale, les fourmis jaunes, la Yohimbine africaine, le ginseng asiatique s'échangeaient sous le manteau. Avec des vertus allant de zéro à une activité notable. "Pour certaines de ces substances, il faudrait aller voir de plus près, il y a peut-être des molécules intéressantes", note un phytochimiste spécialisé dans la recherche de nouvelles molécules actives. Mais pour l'heure, peu d'études scientifiques officielles sur l'effet des molécules issues de l'armoire naturelle, encore moins sur les actions secondaires mais intéressantes de certains médicaments modernes, comme les alpha-bloquants. A tel point qu'aujourd'hui le gros du travail dans ce domaine est le fruit d'initiatives privés, d'équipes isolées. "Mais d'ores et déjà, il faut prévenir les hommes contre les effets des aphrodisiaques sauvages et violents que sont les mélanges éther-alcool, la cocaïne en application locale : à bannir, car excessivement dangereux, voire mortels" prévient Ronald Virag.

Certes, on sait désormais que le sexe se commande depuis le cerveau, qui lui-même fonctionne comme une glande, échangeant des informations chimiques en quantité. Mais déclencher une érection chez l'homme n'a rien de commun avec le mécanisme chez le rat (on sait le faire par injection d'un neuromédiateur, la lulubérine). Le cocktail des substances est complexe, et l'on est pas prêt de mettre la main sur le mélange de la "pilule à désir".

"Par contre, on peut déjà rétablir la fonction, par injection pharmacologique dans la verge, par chirurgie vasculaire, ou dans le pire des cas, à l'aide de prothèses", annonce le Dr Virag. L'administration d'hormones comme la testostérone n'est pas suffisante ? "Elle ne correspond qu'à un nombre limité de situations, quand le déficit hormonal général est patent. Néanmoins, nous commençons toujours par un bilan hormonal", note Virag.

Depuis des décennies, les administrations d'hormones simples ou les greffes de tissu hormonaux ont en effet fait courir les hommes vers de discrets cabinets. Testostérone, LH (son stimulant) y sont devenus des produits convoités...
"En fait l'andropause n'existe pas. Certes, on observe une diminution progressive de l'hormone sexuelle, la testostérone, vers 50 ans. Elle est généralement faible et lente, mais on n'a pu établir aucune relation directe entre cette évolution et la capacité érectile. On n'administre des hormones que si la baisse du taux hormonal est vraiment très importante" explique le Pr Gabriel Arvis, responsable du service d'andro-urologie de l'hôpital Saint Antoine, créateur de la première unité de ce type en France, à l'aube des années 80.

Perte d'apétit sexuel, diminution des hormones, blocage psychologique, causes phsysiologiques et surtout artérielles : les causes potentielles de l'impuissance sont multiples. Et souvent imbriquées. "En l'absence évidente de statistiques officielles, on peut dire globalement qu'un homme sur deux sera concerné tôt ou tard par l'impuissance, mais la motivation à 75 ans pour récupérer sa fonction érectile ne sera évidemment pas la même que celle d'un quadragénaire frappé de diabète", poursuit Arvis.

Dans la forêt des causes potentielles de l'impuissance , on réalise vite qu'il est difficile, même au spécialiste, de s'y retrouver. La plupart du temps, un bilan sérieux et complet sera nécéssaire pour cerner l'origine du trouble.
Dans le cabinet du Dr Virag, monsieur V., 60 ans consulte car il n'a plus d'érection avec sa compagne régulière. Alors qu'avec des partenaies de rencontre, la machine fonctionne encore. Il s'en déclare fort contrarié, car il souhaite préserver son couple... Vingt minutes plus tard, dans le noir de la salle d'examen, après une injection de papavérine dans la verge, cntemplant un film suggestif, Monsieur V aura une érection tout à fait honorable. "C'est un cas typique d'inhibition psychologique, qui rentrera dans l'ordre, mais il y a peut-êre autre chose", commente le Dr Virag. Les courbes montrent en effet que l'érection de M. V aurait pu être plus importante. "Nous allons examiner sons sytème veineux, pour voir s'il n'y a pas de fuite à ce niveau. Au fil des ans nous avons mis au point un protocole qui permet d'indentifier la plupart des cas. Et avec un recul sur plus de huit mille patients aujourd'hui, je puis affirmer que la part psychologique est généralement beaucoup plus réduite que ce qu'affirment les psychiatres, et que lorsque l'on soigne l'organe, la fonction se rétablit plus facilement."
Par ces positions tranchées, Ronald Virag irrite parfois. Mais le médecin tire son optimisme d'une expérience accumulée à partir d'une trouvaille unique, pour l'heure aussi simple qu'efficace.

Chirurgien vasculaire, il commence bien entendu par opérer. La verge doit ouvrir ses artères lors de l'excitation, accueillir du sang dans ses corps caverneux, et le retenir en comprimant les veines. Tout défaut dans ce système "hydraulique" contrôlé par les systèmes biochmiques associés aux terminaisons nerveuses rend l'érection plus ou moins difficile à obtenir. Virag propose donc plusieurs types d'intervention veineuses à ceux dont les vaisseaux sont atteints des maux habituels : sclérose, plaques d'athérome, etc.. C'est au détour d'une telle opération que se produira le déclic. En injectant à son patient une dose de papavérine, vieux médicament extrait du pavot et utilisé en chirurgie pour dilater les artères , le médecin constate une érection incongrue. La molécule chimique, par son action locale, met en route les automatismes de l'érection, chez un homme dont toutes les possibilités étaient oubliées.

Depuis, la panoplie chimique s'est enrichie de nouvelles molécles et Virag commercialise notament un mélange efficace, la Céritine.
L'injection, pour sa part, a été automatisée, à l'aide d'un injecteur manipulable par n'importe qui, une dizaine de minutes avant l'érecton souhaitée.

"Ces injections, complétées par d'autres mesures, nous permettent aujourd'hui de diagnostiquer les troubles physiologiques profonds. Les patients qui réagissent à la papavérine et aux autres mélanges par une érection pourront évidemment bénéficier du traitement, et obtenir une raideur honorable. Sous surveillance médicale, ils pourront s'administrer deux fois par semaine le produit, grâce à l'injecteur automatique".

Pour le Dr Virag, il s'agit là d'une révolution, que les années 80 ont permsi de valider en traitement de fond, capable de rendre leur joie de vivre à des milliers de patients. Seule contrainte : un suivi médical rigoureux, pour parer aux deux risques associés à ce genre d'injections : le priapisme, ou blocage de la verge en érection, qui au-delà de deux heures devient dangereux pour les tissus, et la fibrose, du fait des injections répétées. "Dans l'un et l'autre cas, les incidents sont en fait très rares, en raison du dosage précis des produits, et d'une surveillanace au long cours de l'état des tissus.", précise sur ce point le médecin.
Pour les troubles plus profonds, soit moins de 10 % des cas qui ne peuvent être abordés par l'injection pharmacologique directe, il reste lun double recours. La chirurgie, qui consiste à dévier des artères, à ligaturer des veines, ou à moduler le volume afin de retrouver une vigueur oubliée, et enfin, dans les cas les plus désespérés, la mise en place d'une prothèse. "Une procédure lourde et irréversible, qui peut donne pourtant une satisfaction remarquable aux patienst qui en acceptent totalement le principe. Il y a là un travail important de préparation psychologique, et d'acceptation à mener, m^me à l'encontre des compagnes", poursuit le chirurgien. Si ces conditions sont remplies les prothèses semi-rigides, qui procurent une demi-érection permanente, ou la version gonflable, peuvent donner des résultats d'excellente qualité.

Face à des patients qui revendiquent désormais de mener une vie complète, malgré les traces normales que l'age, ou le stress nous imposent, les andrologues ne peuvent évidemment se satisfaire de cet état des lieux. Des travaux de recherche, entrepris au sein du Ceri ou d'autres groupes à travers le monde, pourront demain abaisser les dernières barrières psychologiques et matérielles de ce type de traitements.
Dans la foulée de la découverte récente du rôle de l'oxyde d'azote (NO), ,dans le déclanchement du mécanisme de l'érection, il est probable que l'on pourra intervenir plus efficacement sur la chaîne des évènements chimiques, qui du cerveau jusqu'aux muscles lisses contrôlant le diamètre des artères péniennes, induisent l'érection.
Des substances plus actives pourraient ainsi être appliquées au moyen de petites bagues injectrices, des pommades mêler aux principes actifs des molécules transporteuses, des "mictroturbines", capables de convoyer ces nouveaux médicaments à travers la barrière de la peau et l'enveloppe des corps caverneux.
Pour l'heure, les substances appliquées sur la peau présentent l'inconvénient de se laisser drainer par le flux veineux dans le reste de l'organisme.

Le Dr Virag a pour sa part présenté aux colloque de Rome consacré le mois dernier à l'andrologie de nouvelles "olives", implantables sous la peau et destinées à réduire le débit veineux, et à faciliter le gonglement de la verge, dans les cas ou le sang demeure insuffisamment bloqué dans le verge.

D'autres projets de prothèses sont sur la paillasses des chercheurs du Ceri. Il s'agirait de petits parasols, inclus dans les corps caverneux, et que l'érection viendrait bloquer en position ouverte. Ces tuteurs ne se replieraient qu'au moment voulu, lors de la disparition de toute ardeur chez l'homme. L'évolution des biotechnologies, des cultures de tissus aidant, pourquoi ne pas envisager un jour la culture de tissus érectiles, ou des auto-greffes de muscles lisses prélevés en d'autres endroits de l'organisme ? Acharnement technique ? Il suffit d'assister à une journée de consultations dans un cabinet d'andrologie pour se convaincre du contraire. Les hommes qui s'assoeint en face d'un andrologue sont là en désespoir de cause. Ils ont souvent tout essayé, gadgets, remèdes de fortune, psychothérapie, partenaires de rencontre, et n'osent, bien souvent, même plus espérer.
"Il faut consulter, demande le Pr Arvis. Que ce soit pour une impuissance, parfois signal d'alarme de troubles vasculaires, pour une déformation de la verge, qui peut souvent s'opérer, ou encore pour des complexes induits par une taille de pénis qu'ils jugent trop modeste, j'ai vu trop de regrets. Ces inhibitions-là doivent être balayées. Un homme de cinquante ans, jettant un regard en arrière sur une vie entière de mari et de père gâchée, s'est encore l'autre jour écroulé en pleurs dans mon bureau..." Aujourd'hui on peut l'éviter.

Du son dans la piscine

Janvier 1993

Par gorgées de bulles, la piscine se faufile sous nos néoprènes. "On peut faire la planche", murmure quelqu'un. C'est vrai. Dès que la nuque touche, l'effet est là. Et lorsque la tête bouchonne, le monde bascule en harmonies. Au zénith, le regard note machinalement des puffins qui fusent vers le mauve, ailes dépliées. Mais c'est sous l'eau que les esprits ont à comprendre. L'eau ? Ce liquide-là ? La première réaction est de ressortir. Peur de briser le rêve. De casser le cristal... Peut-on flotter dans des sons, y nager ?

Peu à peu les gestes reviennent, on fait la planche. On écoute. Voici la piscine promue auditorium, concert, cathédrale engloutie à la nef farcie de sirènes par la magie nue de la musique subaquatique. D'un oeil, tout en vérifiant les équilibres des diffuseurs sonores, Michel Redolfi surveille mes réactions. Le compositeur et directeur du Centre international de recherche musicale de Nice connait bien ces émotions. Le public pataugeur des concerts sous-marins qu'il donne depuis des années se comporte comme je viens de la faire. Une reculade, une agitation, et puis l'installation dans un mode d'écoute, avec des positions et des nages propres à chacun. Certains flottent, passifs. D'autres voyagent en apnée, font l'ascenseur dans le bleu. Pour mieux capter les vibrations de l'onde, on peut aller en groupe, se réfugier au loin, solitaire. En quète de quelque chose comme la fragilité du temps...

Cocteau aussi, a défloré de quelques brasses cet émeraude qui glougloute et sert de piscine au Bel Air, le palace du Cap Ferrat. Entendrait-on rire Picasso, autre habitué des lieux? On peut parier, il aurait aimé se verser à l'eau sonore.
Les bulle musicales sont celles de Crysallis, l'opéra de Redolfi. C'est la première oeuvre que l'on écoute pas, que l'on ressent par toutes les cellules. Le corps entier et le crâne surtout sont des récepteurs. Pour le cerveau et son oreille, égarée, dépassée, le son vient de l'intérieur. Une voix intérieure... C'est la meilleure description de cette illusion humide. Comme si dans vos entrailles de ludion un coup de poing venait révéler la source sonore tapie.

Dommage, la tête hors de l'eau la magie s'estompe. A peine une rumeur...
"L'énergie passe très mal : seulement un cinq millième de la puissance sonore se transmet de l'eau à l'air..." explique Michel. Ce qui vaut à la piscine, pour nos amis restés au sec, de demeurer muette. En apparence.
La phrase s'éteint, nous replongeons, avec des tubas cette fois, histoire d'immerger nos fronts. Le rêve s'allume encore un peu davantage, l'effet est plus fort. Les sons s'offrent en pâture, métalliques et minces, à la limite de la rupture. Fragiles, intimes et distants. En se rapprochant de l'une des sources sonores, on perçoit autrement. Mais toujours, l'origine du son se dérobe, s'évanouit. Il est partout...

"C'est normal, l'eau est des milliers de fois plus dense que l'air... Et le son se propage quatre fois plus vite (1450 mètres par seconde, au lieu de 350). Pour l'oreille, habituée à s'orienter sur des décalages plus lents, le son est du coup omniprésent. D'autant que le tympan, inutile, écrasé d'eau, est court-circuité. Ce sont les os du crâne qui captent les vibrations de l'eau, et les répercutent vers l'oreille interne, directement", explique Redolphi, assis au bord du bassin. On entend donc émoussé, en monophonie, un son qui fait vibrer.

Comme dans le ventre d'une mère...

"C'est probable.. Dans l'espace maternel, l'embryon entend des sons qui lui sont transmis par conduction osseuse, par la colonne vertébrale, pour l'essentiel, souligne Alfred Tomatis, oto-rhino-laryngologiste auteur d'une méthode de rééducation par des sons indirects. L'embryon est au coeur d'une sorte de cathédrale osseuse... Démuni de tympan, son oreille est ouverte, et c'est l'oreille interne qui capte les sons... Et heureusement pour les bébés, les bruits sourds et graves, comme ceux du coeur, sont largement amortis. Il les entend pas ou mal..."
Il fait nuit à présent. Encore une plongée dans les vibrations englouties. Cette fois, Michel joue les Nemo et nous offre quelques lieues peuplées de mammifères marins, pour le plaisir. Dans la seconde, les hurlements fauves envahissent l'espace, retrouvent un univers qui leur faisait défaut...

"Le plus décevant, quand on immerge des haut-parleurs conventionnels, c'est que l'on entend rien, ou presque. Dans l'eau, les seuls timbres vraiment perçus sont entre 500 et 5000 Hertz, dans le médium-aigu. Et la rigidité du crâne, qui reçoit les vibrations, écrase encore un peu davantage la dynamique, réduit les contrastes de volume entre deux plages musicales", poursuit le compositeur.

Autrement dit, Wagner et Pink Floyd sont interdits de séjour dans l'univers plat de l'Atlantide sonore. Inaudibles. Ce qu'il faut ici, c'est une musique conçue en prévision du spectre sonore sous-marin, fondamentalement différent. Sous peine, comme bien de propriétaires de piscine, de carboniser les haut-parleurs étanches que vous aurez immergés dans votre bassin, à force de monter la puissance de l'amplificateur, et de vouloir entendre ce que les os du crâne ne peuvent capter.
Pour mieux contourner cet écueil, Redolfi a carrément inventé des hauts-parleurs d'un genre nouveau. Des cristaux piézoélectriques enfermés dans des coques en aluminium, pour ses recherches et les concerts qu'il donne à travers le monde. Ils sont faits sur mesure pour lui, s'usent et se brisent si l'on s'en sert trop brusquement.

Le fruit rare d'un travail étrange, commencé à la fin des années 70 en Californie, dans ces caissons d'isolation sensorielle alors très en vogue. "J'y ai découvert que mon attention aux sons était plus grande, que mon univers mental était plus ouvert..."
Hasard, Redolfi est alors chercheur à San Diego, site d'une base importante de l'U.S. Navy. Et il peut accéder aux compte rendus des expériences de la marine, sur des communications en phonie avec les plongeurs de combat, des techniques d'enregistrement sous-marin...
"Une matière fabuleuse... J'y ai trouvé mes bases techniques, poursuit le musicien, et bien d'autres choses..."
Sous l'eau, donc, les sons sont autres, l'oreille fonctionne différemment... Redolfi-compositeur voit là un terrain à explorer, tout comme un peintre se ruerait vers un espace où le rouge serait bleu et les carrés changés en bulles !
Pour comprendre, il commence par traquer des sons en mer, phoques et baleines, et à les restituer en piscine. Et en 1981 il commence à composer des pièces totalement destinées à être interprétées sous l'eau. Un gong sous-marin est aussi créé, qui transmet ses vibrations à de l'électronique située en surface. Puis avec Dan Harris, de New York, il concocte une console de mixage... sous-marine ! Muni d'un scaphandre autonome, il peut savourer tout un concert au fond de l'eau, y règler la puissance des amplis, les répartitions sonores...

Le subaquatique ne s'interdit pas non plus la voix humaine. Une cantatrice peut chanter au bord du bassin, et le son est alors transmis sous l'eau. Deux cent personnes se sont ainsi immergées dans les mélopées de Susan Belling, cet été à Lisbonne. L'artiste peut même, comme à Grenoble au printemps, chanter dans une bulle d'air immergée, réalisée par un vieux complice, l'architecte Jacques Rougerie.
N'est-ce pas aller un peu trop loin ?
"Je ne veux rien revendiquer de surnaturel, encore moins le New Age grand-dadais. Cette technique musicale est un atout, car elle permet aux auditeurs de changer d'univers brutalement. Une modification de leurs équilibres sensoriels qui les rend simplement plus attentifs, plus ouverts...", répond Redolphi.
Une psychiatre parisienne, pourtant, va plus au-delà. Et use de cet "état de grâce" que procure un bassin habité de sons. Claire Carrier utilise dans sa pratique thérapeutique la situation peu banale de se trouver dans une eau sonorisée par Redolphi, pour induire une adaptation corporelle chez ses patients.
Le rêve de Michel ? Sonoriser une crique, une baie entière, avec des capteurs qui lorgneraient le soleil, tâteraient la température de l'eau, renifleraient vent et nuages. De cette arène sortirait une modulation sous-marine, amplifiée. Sans cesse changeante, cette musique deviendrait une sorte de ligne sonore, consacrée à une forme de cohabitation de nos cultures avec le monde naturel.
Eloignés de la mer ne désespérez pas. Redolphi se déclare disposé à faire fabriquer des systèmes miniaturisés qui équiperaient les baignoires, et pourquoi pas, les piscines municipales...
Ecouter le chant des baleines, ou des musiques contemporaines sous l'eau : bon programme pour le crawl du samedi, non ?

Des Etrusques !

janvier 1993

"Nous sommes des Etrusques !" Gros, très gros, le titre barre la première page. Incongru. Après tout, ce journal du 2O juillet 1993 n'est que la très administrative feuille municipale de Murlo, une grappe de bicoques égarées dans les éternelles ondulations de la Toscane, à quelques coups de volants de Sienne. Un village assommé de soleil, endormi depuis trop longtemps, et qui semble ne pas se remettre vraiment de l'électrochoc de l'incroyable rencontre avec son passé.
Tout a commencé voici deux ans. L'irruption d'Alberto Piazza et de sa barbe de patriarche dans la paisible existence de ce village de 1815 âmes n'est pas passée innaperçue. Avec son équipe, ils ont prélevé des premiers échantillons sanguins, posé des questions mené leurs enquêtes. Pourquoi ?

"Parce que ce village a étét isolé des grands mouvements de populations qui se sont déroulés depuis l'Antiquité", explique le chercheur. Et que nous avons de bonnes chances de retrouver ici certains caractères génétiques communs avec les populations du passé, notamment les Etrusques".

A cinquante-deux ans, le responsable du département de génétique, biologie et chimie médicale de l'Université de Turin, "visiting professor" à l'Université de Stanford, est donc venu traquer ici les indices d'un monde disparu. Dans le cadre d'un projet européen, partie d'un programme mondial (voir plus bas), il dresse même une carte de l'Italie. Pas n'importe quelle carte : une représentation des diversités de "morphologie" génétique.
"Nous voulons montrer la filiation des actuels habitants de l'Italie avec ses plus anciennes populations pré-romaines, et peut-être retrouver la trace des origines et des influences extérieures, quand elles ont eu lieu. Nous allons créer une bibliothèque, une banque de données concernant toutes les populations italiennes que nous pourrons identifier".
Un travail que Piazza situe d'emblée dans un cadre historique passionnant : dans la botte italienne, le mélange génétique des populations correspond clairement une hétérogénéité culturelle à travers les temps. Vers le septième siècle avant Jésus-Christ trois grands groupes de peuplement sont identifiables : les celto-ligures règnent au nord, les étrusques au centre et les grecs au sud. Dans un premier temps, trois sites d'enquète ont donc été choisis par Piazza : Trino Vercellese en Piémont, Murlo en Toscane et plusieurs villages à l'est et à l'ouest de la Sicile, non loin de Sélinonte. Chacun répondant à un lot de critères historiques, démographiques et linguistiques préalables aux recherches génétiques.
Murlo fait partie de ces endroits du monde écumés et retournés par les chercheurs. Archéologues, historiens et linguistes sont déjà venus visiter cette région retirée des fracas du temps, entre la vallée de l'Ombrone et le flots éternels du fleuve Merse. Sur sa colline, blotti autour d'un vieux castel, le village présente de bonnes chances d'être un"conservatoire" des génes des premières populations venues s'implanter dans la région, dont les Etrusques. Les archives permettent d'ailleurs de remonter le fil de l'histoire de sa population depuis le Moyen-Age, et de vérifier du coup l'ancienneté des noms des familles. S'il le fallait, la présence étrusque est encore attestée par les fouilles menées depuis une vingtaine d'années par des archéologues de Bryn Mawr College.

Forts de ces éléments, les chercheurs turinois étaient de retour à Murlo au printemps 1993. Pour opérer cette fois des prélévements sanguins à grande échelle, sur un échantillon de 1O % de la population, quelques cent cinquante personnes appartenant aux clans les plus anciens.
Après extraction, le précieux ADN (acide désoxyribonucléique, support du code génétique) a été congelé et stocké. Un trésor scientifique, qui attendra d'être comparé à l'ADN extrait des ossements étrusques trouvés dans les nécropoles de Toscane. Cette comparaison permettra peut-être un jour, quand les techniques de laboratoire seront plus performantes, de montrer à travers quelque 15O générations, s'il existe une compatibilité sinon une continuité génétique entre les habitants de Murlo et leurs Etrusques prédecesseurs. Prudent, Piazza refuse pourtant de cèder aux bouillantes passions du village et des médias italiens, qui ont fait de son travail une quête forcenée des Etrusques et de leurs mystères. Avec des ambitions touristiques et commerciales à peine voilées...

"Il n'est pas certain que les différences de marqueurs génétiques que nous trouveront soient significatives. Même dans un groupe isolé, il arrive que des parties d'ADN soient très différentes... Vous pouvez très bien avoir une séquence codant votre groupe sanguin qui soit plus proche de celle d'un japonais que celle de votre cousin", estime Piazza.
Sous les toits de l'Ecole Normale Supérieure, Dominique Briquel niche dans une cellule de travail aussi minuscule qu'encombrée de documents. Le professeur et directeur du département de recherches étrusques au CNRS commente avec un sourire ravi les images que nous publions : "C'est un bon exercice. On peut retrouver des critères physiques constants dans une population dont on sait qu'elle a étét historiquement isolée, et il n'est pas stupide de comparer les descendanst des Etrusques avec les représentation transmises par les oeuvres d'art de l'époque. D'autant qu'au deuxième et troisème siècles avant J.-C., l'art étrusque est descriptif et très fidèle".

Les Etrusques ? La peinture, la sculpture et les frises (celles trouvées à Murlo, notamment) nous ont transmis une image d'un peuple en proie aux plaisirs. Comme pour confirmer les dires des âpres romains, Catulle ou Virgile en tête qui villipandaient l'Etrusque "obèse"ou"gras", les sarcophages des nécropoles de Tarquinia montrent des notables prospères, à la bedaine avantageuse, mollement allongés sur des lits de repos, un collier de fleurs autour du cou et une coupe de vin à la main.
Méfiance... L'art antique obéissait à des canons esthétiques qui ne sont pas ceux du réalisme et l'embonpoint possédait une nette valeur culturelle et idéologique : l'apanage des groupes dominants. Vers le VII-ème siècle avant J-C, l' art étrusque hérité des Grecs se préoccupe aussi peu de la représentation du réel que possible. Sourire ionien, nez fuyant, grands yeux en amande, généreusement dispérsés dans les oeuvres, ne sont pour l'essentiel que des traits de vision culturelle. Ce n'est que vers les III-ème et II-ème siècles avant notre ère que la peinture et la statuaire s'orientent vers le réalisme que l'art romain illustrera plus tard avec bonheur. Des ressemblances physiques entre les habitants de Murlo et les Etrusques du IIIème siècle sont donc concevables...

Avec leur piété superstitieuse, leurs moeurs choquantes - la femme ne jouissait-elle pas d'un statut égal à l'homme ? - leur faste ostentatoire, leur passion pour la musique, la danse, le théatre, les jeux et les courses de chevaux, les Etrusques ne pouvaient alors qu'offenser la sourcilleuse vertu romaine. ET, en contrepartie, créer leur légende, en se gagnant les faveurs des hédonistes ou des adversaires de Rome. De Piranèse à D-H Lawrence en passant par Stendhal, ceux-ci se sont régalés à opposer"l'art d'être heureux", la vitalité "solaire" des Etrusques à l'implacable appétit de domination de Rome. "L'art de vivre" étrusque : c'est l'une des raisons de la fascination exercée jusqu'à nos jours par ce peuple disparu.
Y-a-t-il toujours un "mystère" étrusque ?
"A l'heure actuelle, la mode, chez les étruscologues, est de soutenir qu'il n'y a pas de mystère étrusque" s'amuse à souligner Dominique Briquel.

Ainsi, le professeur Massimo Pallotino, le "Pape" de l'étruscologie, condamne sans appel l'idée d'un mystère étrusque propice à l'éclosion d'élucubrations plus fantaisistes les unes que les autres. De fait, toute une littérature a exploité les lacunes de l'Histoire au sujet de ce peuple, sur lequel les historiens de l'Antiquité eux-mêmes ne s'accordaient pas. Hérodote les voulait venus d'Asie Mineure, à la suite d'une famine. Denys d'Halicarnasse, pour sa part, plaidait en faveur d'une origine autochtone. L'historiographie contemporaine s'est détournée de cette question épineuse et stérile, pour ne s'intéresser aux Etrusques qu'à partir du moment où l'Histoire les connait . Le "mystère étrusque" a pourtant un autre allié, qui a fait déborder beaucoup d'encre : leur langue, dont les premiers témoignages écrits remontent au début du VIIème siècle avant notre ère. Une armée d'érudits s'est épuisée au cours des siècles à rapprocher l'idiome de de l'hébreu, de l'égyptien, voire du hittite, du turc ou de l'albanais. "Ce n'est pas facile, avoue Dominique Briquel, car même si nous connaissons l'alphabet emprunté au grec, et que sommes à même de la lire, elle reste une langue isolée, qui ne semble pas appartenir au groupe des langues indo-européennes. C'est agaçant, on ne parvient pas à la rapprocher d'autres langues connues".

Elle appartiendrait peut-être à un stade antérieur à l'arrivée des Indo-Européens en Europe. Il s'agirait alors d'une langue de "substrat" comme le basque ou l'ibère. Une origine, donc. Mais comble du paradoxe, nous ne disposons pas de comparaisons. Abondantes, les incriptions étrusques sont désespérement brèves et répétitives et l'on attend toujours la trouvaille d'une "pierre de Rosette", qui résoudrait les difficultés.

La civilisation et la vie quotidienne des Etrusques n'offrent en revanche plus guère matière à l'histoire-fiction. Entre l'Arno et le Tibre, les Apennins et la mer Tyrrhénienne, cette civilisation est d'abord villanovienne ( IX- VIIIème siècles avant notre ère ). Son apogée survient entre le VIIème et le VIème siècle avant J-C. Les Etrusques, partenaires commerciaux des Grecs et des Phéniciens, agriculteurs et mineurs, ont pu étendre leur domination au delà de leurs frontières et répandre leur culture sur une grande partie de l'Italie et de l'Europe antique. Formateurs des Romains, ils leur fournissent la dynastie des Tarquins, l'exemple des grands travaux d'urbanisation et la notion de citoyen-soldat et d'armée civique. Plus tard, quand Rome profita des dissensions entre les cités étrusques et de troubles sociaux pour renverser le rapport de domination en sa faveur, la"marque"étrusque subsistera. A travers la science sacrée des haruspices et l'interprétation des oracles.
On peut sourire du banquet étrusque que chaque année les habitants de Murlo s'échinent à organiser. N'est-il pas, à sa manière, un émouvant témoignage de fidélité à des ancêtres présumés. Et en attendant l'éventuelle preuve de leur filiation génétique avec eux, la démonstration que l'héritage est d'abord une idée forte ?



QUAND LA GENETIQUE TEND LA MAIN A CLIO...


Alberto Piazza se montre extrémement prudent. Ses travaux n'ont abouti jusqu'à présent qu'à révéler, avec des marqueurs classiques, des diffèrences entre les populations italiennes, différences qui correspondent à des zones historiques anciennes comme la zone celtique, grecque et étrusque. En aucun cas ses recherches ne sauraient cautionner un quelconque fantasme au sujet de la race étrusque ou de la race celte : "Du point de vue scientifique, souligne-t-il, le probléme des séparations de race est déja dépassé. Non seulement il n'y a pas de races supérieures ou inférieures, mais les races elles-mêmes n'existent pas. Il s'agit d'un concept culturel du XIXème siècle qui dérive d'une problématique caduque. Ce qui nous intéresse ce n'est pas de savoir si le pur Italien ou le pur Etrusque existent mais de comprendre l'influence des migrations du passé sur la structure génétique de l'Europe actuelle".

Une démarche qui s'inscrit dans un cadre mondial, en cherchant des éléments communs au sein de populations isolées.
Deux projets complémentaires , l'un européen,"The Biological History of European Population", en partie financé par la CEE, l'autre américain,"Human Genome Diversity Project", mis en chantier en 1991 par le professeur Luca Cavalli-Sforza, de l'université de Stanford, ont pour ambition de recueillir et d'analyser, au cours des prochaines années, les génes de cinq cent populations parmi les plus isolées et les plus statiques du monde, dont certaines sont en voie d'extinction. But de l'opération : réunir le maximum de connaissances sur les caractéristiques de peuples peu connus ou voués à disparaitre ou, dans le cas de l'Europe , de peuples trés anciens comme les Celtes ou les Etrusques, dont les traces sont difficiles à isoler en raison des mêlanges intervenus au cours des siècles. A travers l'étude des différences génétiques, sur certains morceaux de leur patrimoine cellulaire, il deviendrait un jour possible de retracer l'arbre généalogique de la population du globe, de déterminer l'origine des peuples et de connaitre leurs interrelations.

Vaste programme, en quête, encore de ses outils. En Italie, le professeur Alberto Piazza, qui en assure la coordination , a déja bien entamé ses recherches sur la diversité de certains caractères génétique à travers la péninsule italienne . "La situation en Europe est très diffèrente de la situation en Amérique et dans le reste du monde, confie-t-il, et le travail y est facilité par l'abondance de la documentation historique, archéologique et linguistique. Nous ne connaissons pas ou peu le cas de populations en voie d'extinction, mais nous nous heurtons à d'autres difficultés . La première c'est le mêlange des populations. Il nous faut récupérer la variabilité génétique qui existe entre les peuples européens pour en étudier le sens avant que les migrations internes ne la fasse disparaitre. La seconde, c'est que les différences à mesurer sont de petites différences. Il faudra donc choisir un nombre d'individus par échantillon plus grand que pour d'autres populations. Enfin, il est important de sélectionner un système de marqueurs génétiques communs aux laboratoires des autres pays, susceptibles de bien discriminer entre elles les populations européennes. C'est la tâche primordiale à laquelle les chercheurs européens doivent s'atteler pour le moment". Dans le cadre du projet européen, une douzaine de laboratoires travaillent sur des expèriences similaires. Ainsi, dans un but commun, un laboratoire italien pourra analyser avec les mêmes marqueurs des échantillons français tandis que des chercheurs français pourront étudier les échantillons italiens.

Relevant du CNRS, le"Centre de Recherches sur le Polymorphisme des Populations Humaines", installé à Toulouse, et que dirige Mme Cambon-Thomsen, est précisément l'un de ces laboratoires associés au projet européen. Spécialisé dans la génétique des populations, il posséde plusieurs banques d'ADN sur les populations françaises (basques, béarnais... ) mais aussi originaires d'autres contrées d'Europe (Sardes, Grecs... ).

"L'étude du code génétique des populations vivantes se fait à partir du sang, plus exactement des globules blancs, dont on extrait l'ADN, explique Brigitte Crouau-Roy. On procéde au choix d'un marqueur, d'une petite séquence (on ne sait pas encore "lire" tout le code génétique d'un individu, mais seulement de petits extraits), puis on passe au stade de l'amplification. Le principe de cette technique (PCR en anglais ou Polymerate Chain Reaction ) mise au point en 1985 aux Etats-Unis, consiste à libérer les brins d'ADN par la chaleur puis à répéter le cycle une trentaine de fois afin d'amplifier un fragment, choisi grâce à un marqueur polymorphe. Ce processus permet, à partir d'une trés petite quantité d'ADN de la multiplier à volonté. Ensuite, on peut détecter et révéler le marqueur génétique choisi dans chaque individu, ce qui n'était pas possible en pratiquant juste une prise de sang et une extraction d'ADN". Le même processus - à cette différence prés qu'il faut augmenter le nombre de cycles - permet d'extraire l'ADN à partir de fossiles.

Passer de l'étude des vivants aux fossiles présente-t-il des difficultés particulières ? Mme Crouau-Roy, qui est l'un des rares chercheurs français à travailler sur ces derniers opine :" La première difficulté c'est qu'il faut d'abord s'assurer la collaboration d'archéologues et d'historiens qui puissent garantir l'ancienneté de telle population fossile. La seconde, c'est que les fossiles ne doivent pas avoir été contaminés par des manipulations humaines, faute de quoi les résultats seront faussés. On extrait un segment d'ADN à partir d'un cheveu, du sang coagulé ou de l'intérieur des os ou de la moelle, s'il en reste, puis on procéde à son amplification, afin de le multiplier et de pouvoir l'étudier. La technique est simple et a été universellement adoptée dans tous les laboratoires de génétique ou d'immunologie"
La comparaison entre l'ADN des habitants de Murlo et l'ADN extrait d'ossements étrusques permettra-t-elle de prouver que les premiers sont d'authentiques descendants des Etrusques ? La réponse de Brigitte Crouau-Roy est moins catégorique que ne le sont les propos des Murlésiens, déja persuadés de leur prestigieuse ascendance : "On peut prouver - et c'est le plus facile - qu'ils sont tout-à-fait différents. S'ils sont proches, on ne saurait conclure pour autant qu'il s'agit du même code génétique. On peut seulement dire que l'ADN des vivants est compatible avec l'hypothèse d'une filiation étrusque".

Allergies aux chats

décembre 1993

Le chat passe, et les humains éternuent. Du moins certains. Que l'on se rassure ! C'est en général en respirant longuement du chat que le poil de l'allergique potentiel se dresse peu à peu, et que ses tissus prennent la mauvaise habitude de s'enflammer comme si leur survie en dépendait.
Pour cela, il faut compter de six mois à deux ans, en ronflant avec Grigris chaque nuit. Chez les individus prédisposés, la réaction du système immunitaire tourne alors au blitz-krieg, ultra-rapide et violente : rhinites, urticaire flamboyant, conjonctive larmoyante, asthme redoutable.

Le pr. Francisque Leynadier, chef du service d'allergologie de l'hôpital Rotschild à Paris est lui-même un passionné de chats. Et c'est le coeur serré qu'il dispense à ses consultants le seul conseil efficace : "séparez-vous de votre chat".
C'est un facteur essentiel de réussite de la désensibilisation.
Dans un sourire compatissant, le médecin met de l'eau dans son lait : "c'est un peu comme demander à un malade de cesser de fumer..., tant qu'il ne l'a pas décidé de lui-même... En fait ce sont les mères qui sont les plus raisonnables, lorsqu'on leur explique que l'allergie au chat se développe en une ou deux années. Si elles sont déjà allergiques, mais qu'elles ont décidé de le supporter, notamment avec des traitements de désensibilisation, leurs bébés ont par contre de fortes chances de devenir allergiques, avec un risque d'asthme".

La, le sourire du prof s'efface : le problème de l'asthme chez le très jeune enfant est un problème important, un risque que les parents ne doivent pas négliger. Et souvent, avant d'arracher les moquettes et de bombarder l'appartement de produits acaricides, c'est bien du côté de minou qu'il faut lorgner. Les chiffres sont là : parmi les malades du service d'allergologie de Rotschild, un quart sont sensibles au chat...
Pour les victimes sensibles, il ne suffit pas même de se priver de son matou. Il faut aussi passer son lieu de vie au scanner, un nettoyage vigoureux à la clé.

"L'allergène du chat s'accroche, partout, et peut s'embusquer cinq ou six années avant de venir provoquer une réaction. J'ai l'exemple d'une patiente qui s'était résolu à se séparer de ses chats, et qui a fait une crise trois ans plus tard, en dépliant une couverture qui n'avait pas été nettoyée...." Attention, donc, aux appartements ayant hébergé des chats dans le passé. Ou aux fréquentations du fiston. S'il a la larme à l'oeil le mercredi en rentrant de chez l'oncle Albert-qui-a-un-élevage-de-Siamois, probable qu'il y a là chaton sous roche...
Simultanément avec la désensibilisation, c'est donc souvent à une véritable enquête de moeurs félines à laquelle il faudra se livrer.

"A titre préventif, on peut aussi, même si l'on est pas allergique, être raisonnable. Eviter de dormir avec son chat, le cantonner au salon, et le laver une fois par semaine. La protéine allergène, le Feld-1 est secrété par les glandes séborrhées du chat, et en le nettoyant, on en diminue déjà considérablement la quantité présente", recommande le médecin.

"

Tardigrades

novembre 1993



Il roule sur l'horizon, le soleil de minuit. Et la température du Groenland plonge vers l'abîme. Sur l'Inlandsis de glace, personne. Pas même l'Inuit de la côte avec le skidoo pétaradant qui a remplacé le traîneau et l'attelage de chiens hargneux.
Pourtant l'été, c'est plein de surprises ici. Des rubans d'émeraude fondent des rivières à la surface du gel et cascadent vers des gouffres béants. Pour mugir en tombant de dizaines de mètres, et aller fourailler de toutes leurs forces dans les tripes froides du glacier-continent.

Quels autres mystères détient le grand gâteau blanc, ce tas de neige qui s'empile, année après année, et qui atteint trois mille mètres sur sa plus grande épaisseur ? Quelques-uns, on peut le parier, à voir ces hélicoptères bourdonner l'été durant, déménageant scientifiques et caisses vers des zones incongrues.

Comme à "Summit", l'endroit ou les Européens ont décide de forer dans la neige pour faire parler les climats du passé. Histoire de voir s'ils sont aussi sages et stables que l'on veut bien le faire dire aux courbes et aux équations...
Janot Lamberton, lui, fou de spéléologie, vient ici, au sud, avec ses équipes. Dans une région infestée de crevasses, là ou le grand plateau brise son horizon pour redescendre vers la mer. Les failles y sont profondes, agrandies par l'eau de l'été qui erre sur la glace et cherche son trou.

Tout commença en 1986 avec Jean-Marc Boivin, dans les crevasses de la vallée de Chamonix. Là, le spéléo du noir et du gris découvrit l'ivresse de s'enfoncer dans le blanc, l'émeraude et le saphir.

Les "bédières", les eaux de fonte qui s'écoulent l'été chutent dans des failles de glace, des "moulins" des glaciers alpins. Puis les compères migrèrent vers le Groenland, car la cour de récréation de la Mer de Glace était déjà trop petite, pour ces assoiffés, avec ses trous de trente mètre à peine. Là-bas, vers Illulisat, dans le monde du froid, c'est à plus de deux cent mètres que l'on peut plonger, suspendu à une simple corde. Le record, établi cette année, est déjà de cent soixante treize mètres sous la surface de l'Inlandsis... Et l'an prochain, le fou de boyaux gelés partira avec des plongeurs, pour passer les syphons qui barrent le chemin au bas des moulins géants.

Mais pour cela, il faudra viser juste : c'est quand le froid revient, que les bédières regèlent à la surface du glacier, et cessent de se déverser dans les crevasses. Les moulins sont praticables. Les chutes d'eau avec leur hurlements de diables se taisent d'un coup, et c'est dans un silence surnaturel que pendulent les hommes-araignés, au bout de leurs fils de rappel.
Attention au redoux : si le thermomètre remonte, les hommes aussi doivent resurgir du gouffre. Une rivière qui revient se déverser, et ce sont des tonnes d'eau qui dégringolent sur l'alpiniste des fonds blancs.
C'est là affaire de moustachus, comme on dit. Des techniciens hyper-compétents, formés par des années d'expérience sur le terrain. Mais pas seulement. A côté des gaillards qui ne rêvent que d'en découdre avec les entrailles du glacier, on trouve des scientifiques.

Anette, bien sûr, mais aussi Louis Reynaud, chercheur au laboratoire de Glaciologie et Géophysique de l'Environnement de Grenoble, qui visite les glaciers pour comprendre comment la pression fait évoluer la glace.
"C'est un monde plastique, qui se déforme sans cesse. Avec des pressions fabuleuses, de 20 kg par centimètre carré. Quand on enfonce une broche dans la glace, chaque coup de marteau résonne comme un coup de canon, à cause de l'énergie que l'on libère dans l'eau gelée...."
Un monde bleu, en déformation perpétuelle, ou la température est de zéro degré, environ...
Si d'autre scientifiques sont intéressés par les secrets de ce monde parfait et la course effrénée des glaciers, Lamberton lance comme une invite : venez, nous vous emmènerons dans les entrailles de Thulé, l'ultime Thulé...

Tiens, là, une ridicule cuvette est tapissée de grains noirs. Janot Lamberton, le patron de l'expédition Inlandsis 93 l'a dit : c'est signe qu'une météorite infime est venue se ficher là. Achevant sa céleste trajectoire dans la neige humide du printemps. Un soleil tiède, peu à peu, a chauffé ce bouton noir sur le visage vierge de la calotte. Alors il a foré son trou, l'extraterrestre, faisant fondre le blanc pour s'enfouir. Pour devenir cryoconyte, une éprouvette naturelle. Emu du clin d'oeil des Perseïdes, vous vous baissez. Une flaque d'eau scintille sous la lampe, au fond du cylindre de neige. Pleine d'algues broutées de bidules en mouvement. Des amibes, des puces, des larves de moustiques ?

Et puis tout à coup, une voix...
"Quitte notre ciel, humain. Nous sommes une légion invisible et éternelle. Noyée dans la masse de cristal d'un monde idéal... Moins soixante degrés centigrades et six mois de nuit par an ? C'est quoi ce climat de rêve ? Quelle rigolade... La plupart d'entre nous sommes capables de narguer des siècles durant le froid absolu du cosmos, avec ses deux cent soixante treize degrés C sous le zéro des Terriens. Alors ces quelques frissons à blizzard, tu parles d'une cure de Jouvence...
Nous autres Tardigrades, le peuple de l'extrême, nous sommes à même de défier le désert le plus aride, le vent le plus puissant. Nous sommes les princes de l'ombre, le peuple des marges. Nous adorons cela. Nous buvons la vie dans son calice le plus odieux. C'est notre lot, mais nous savons l'apprécier. Bien sûr, nous savons survivre aussi dans vos sous-bois odorants, dans vos villes à poussière et face à vos printemps de midinettes. Mais notre terrain de jeu favori, c'est bien ce monde que vous jugez hostile...."

Les quelques bestioles boudinées et microscopiques qu'Anette Grongaard, la biologiste du Zoologisk Museum de Copenhague s'empresse de déposer dans son flacon de formol ne tiendront jamais ce discours narquois. Celles-ci sont parties pour les grand sommeil. Car si les Tardigrades sont à l'épreuve de tout, quasiment capables de voyager dans le cosmos ou de flirter avec l'explosion nucléaire, ils ne résisteront pas au poison chimique de la jeune chercheuse.
"C'est dommage, mais il faut que je les conserve dans l'état de leur prélèvement... sinon, ils vont se transformer, et se déshydrater", explique-t-elle.

Qu'est-ce que c'est que cette bizarrerie gesticulante de ses bras miniatures ? Une nouvelle sorte de créature débarquée sur notre planète ?
"Non, on les connait depuis plus de cent ans, mais ils sont si petits (moins de un millimètre de long pour les plus grands) que l'on ne s'en préoccupe guère. Il n'y a que trois ou quatre chercheurs dans le monde entier à s'intéresser à eux", précise la jolie danoise.
On sait tout de même vaguement ce qu'ils sont : ni insectes, ni mammifères, ni rongeurs ni batraciens... Ce sont des Tardigrades, quoi. Un genre à part, une classe zoologique en soi. Avec des centaines d'espèces différentes, s'il vous plaît. Ils ressemblent à quoi ?

A des ours miniatures, c'est pourquoi on les affuble du quolibet familier d'ourselles. Les uns sont blancs, les autres transparents, voire rouges, ou alors vert olive. Deux yeux est la solution la plus fréquente, mais noirs ou rouges, c'est selon. Et pour compléter ce joli profil, leurs pattes, au nombre de huit, sont ornées de minuscules griffes.
Ces "multicellulaires", même s'ils appartiennent au monde de Lilliput, ont tout du lointain cousin oublié. Un cerveau qui leur permet de diriger leurs mouvements avec précision, de procéder à des parades amoureuses, de trouver leur nourriture, et d'y planter le stylet qui orne leur bouche pour sucer le contenu des algues ou des microbes. Certains, on l'aurait parié, ont opté pour la facilité : ils dévorent leurs congénères !

Et, on l'aura déjà retenu, les bestioles sont présentes à toutes les latitudes, endurantes à tous les maux.
Mais alors, s'il suffit de courir les vergers pour les rameuter, et les étudier, pourquoi cette villégiature scientifique au Groenland, Anette ?
"C'est dans les conditions extrêmes, bizarrement, que l'on trouve le plus grand nombre de ces animaux. Sous les latitudes clémentes, quand ils sont en compétition avec d'autres formes de vie, on en trouve, mais très peu. Comme s'ils étaient mal adaptés à la concurrence avec d'autres groupes", explique la biologiste. Alors ils reculent, vers les niches peu encombrées de notre planète si généreuse en recoins inconfortables..
Mais dans un monde gelé huit mois par an, ces extrémistes ont bien un secret ? En aucun cas leur organisme miniature ne saurait contrer les attaques d'un froid aussi violent...

"L'astuce, c'est qu'ils se déshydratent, en expulsant volontairement l'eau de leur corps. Ainsi desséchés, ils peuvent être congelés et décongelés à la demande, sans souffrir le moins du monde..."
C'est simple, non ? Pour survivre, il suffit de savoir mourir et renaître à la belle saison...
Reste à comprendre comment fonctionne la fabuleuse alchimie vivante qui permet cette réconciliation saisonnière entre l'être et le néant. Ce travail-là aura lieu au laboratoire, un jour. "A condition que des biologistes et des biochimistes s'y intéressent", espère Anette. Le secret de la longévité et de la vie entre parenthèse déniché dans l'écrin des glaces du Grand Nord ? Ce serait une jolie manière de raconter le monde, non ?.

Ariane 5

janvier 1994

"Tout ça, c'est plus grand que Paris", lâche un technicien, son regard rivé sur un horizon défoncé à coups de Caterpillar.
A vol de fusée, nous sommes à plus de 6.000 km d'Europe. Champignon de béton, fourmilière de métal, le Centre Spatial Guyanais de Kourou est fébrile. Malgré les cataractes que déverse à l'envi le ciel équatorial, et les coups de masse du soleil, la nouvelle base de lancement, la troisième du site, est prète. Sur plus de deux mille hectares, le surnaturel a surgi de l'esprit des hommes.
Salles de contrôle, site d'intégration, usines de poudre et d'hydrogène ont poussé au milieu de la latérite sanguine. Les plus beaux, les plus orgueilleux bâtiments qui aient jamais fait face à la forêt gluante. A Petit Saut, on a noyé d'un barrage toute une vallée de la forêt. Ses turbines sont chargées de gaver d'électricité une Guyane en explosion économique, dans le sillage du Centre Spatial.

A quelques minutes des tôles tordues et déjà rouillées du pas de tir des fusées françaises "Véronique", héroïnes oubliées des années 60, l'"Ensemble de Lancement numéro3" est un écrin appétissant, mais encore vide. Kourou attend Ariane 5.
La fusée géante qui mettra l'Europe sur la même orbite que les Etats-Unis et la Russie, est annoncée. Un premier exemplaire de test vient d'être assemblé en France, à "Ariane City", le gigantesque établissement de l'Aérospatiale des Mureaux, près de Paris. Le transport de cette version d'essai de la machine aura lieu au printemps à travers les flots de l'Atlantique, pour qu'elle vienne se frotter aux installations de la base. Assemblage complet du lanceur dans le bâtiment de 90 mètres de hauteur, transport sur la gigantesque table d'acier de 900 tonnes, mise à feu du moteur sur le site....
Et la fourmilière de Guyane de jubiler encore un peu davantage, à cette idée... A propos, c'est pour quand, le vol inaugural de la reine Ariane ?

A Kourou, ne guettez pas ces mots sur les lèvres. De l'ingénieur au dernier des manutentionnaires, l'événement n'est connu que par son nom de code : "V 501". On vous révèlera alors que cette ascension-là est inscrite au calendrier en octobre 1995. C'est à dire demain, pour les gens de l'industrie de l'espace.

Une proximité qui ne gène guère le chapelet routinier des missions Ariane 4. Les différentes versions de l'actuel cheval de bataille de l'Europe spatiale déchirent quasiment tous les mois le ciel, du côté de l'île du Diable. Une mélopée, qui dépose dans le noir de l'espace ses fardeaux de satellites et d'autres missions orbitales.

Mais depuis peu d'autres hurlements se sont joints à ces rugissements-là. Des sons d'une violence inouïe, qui dans la forêt font détaler les tatous et trembler jusqu'aux "tayis", les grands ébéniers au bois si dur.
C'est que les techniciens de l'Agence Spatiale Européenne, du CNES, de l'Aérospatiale et des autres partenaires européens sont déjà au chevet des moteurs surpuissants de leur nouvelle créature.

A deux reprises, les propulseurs à poudre, ceux que l'on assemblera à Kourou pour gagner en souplesse et en sûreté de réalisation, ont délivré leur fournaise. Dans une fosse géante de 60 mètres, leurs flammes de 600 tonnes de poussée ont fait rougir la pierre à plus de 3.000 degrés. Fait grincer les dix mille tonnes du socle d'acier et de béton qui les clouaient au sol... De furieux pétards , dont sera flanquée de part et d'autre la géante.
Mais gare : au moindre défaut, ces engins-là se transformeraient en feux d'artifice... Les Européens n'ont qu'à se souvenir du dramatique accident de la navette américaine Challenger.

"Nous procédons à des essais fouillés. Tout s'est bien déroulé pendant les deux premiers, mais sur une troisième version du propulseur nous avons détecté quelques anomalies sur la structure des blocs de poudre. Nous sommes en train de modifier notre mode de coulage de ces élements, pour corriger l'imperfection, et les tests reprendront dans les prochains mois", explique Jacques Durand, responsable du programme Ariane 5à l'Agence Spatiale Européenne.
Avec ces deux paquets de dynamite de trente mètres de haut, et un propulseur central à hydrogène et oxygène liquide (moteur Vulcain), Ariane 5 affichera au décollage une poussée de plus de 1.300 tonnes. A comparer avec les 468 tonnes que crache la plus puissante des Ariane actuelles.

Largement de quoi arracher du sol, donc, les 740 tonnes de la nouvelle fusée. Mais les propulseurs à poudre, s'ils sont capables de séparer Ariane et son plancher d'acier, ne sont que des "turbos" d'un principe sommaire. Ils ne fonctionnent que durant les 130 secondes de la première phase du vol. A l'épuisement de la poudre, vers 60 km dans l'azur, les deux tubes latéraux sont ejectés, puis récupérés en mer, pour examen des enveloppes...
Le moteur central, le Vulcain, devra faire en solo le reste du boulot, assurant la lourde tâche de pousser Ariane vers l'orbite. Et cela pendant plus de dix minutes.

C'est lui qui fait perler la sueur au front des ingénieurs. Sur plusieurs des cinq échecs d'Ariane, c'est une version moins puissante de ce type de moteur qui était en cause... Manque de préparation, de soins, d'essais ? Cette fois, pas question de louper la marche. Vulcain est passé au crible depuis des années déjà, sur les bancs d'essais de Lampoldshausen, en RFA, et à la SEP de Vernon (Eure). Au total, plus de 400 répetitions de mise à feu, de combustion, de tenue en puissance et en durée sont prévus. A chaque fois, l'engin sera passé au crible.

Il faut dire qu'engouffrer 25 tonnes d'hydrogène liquide et 130 tonnes d'oxygène liquide en l'espace de dix minutes dans des tubulures et des injecteurs, augmenter leur température de plusieurs centaines de degrés, les libérer sous forme de gaz, assurer la combustion harmonieuse de ce mélange explosif, et tout cela pour en extraire une poussée de plus de 100 tonnes est une alchimie qui peut faire haleter plus d'un spécialiste.

En octobre 1995, pendant les dix minutes de colère du premier Vulcain, le temps du Centre Spatial sera devenu l'eau épaisse qui goutte à goutte suinte des arbres.... Dix années de travail, un programme de 33 milliards de francs seront suspendus au fonctionnement de centaines de tuyauteries, pompes, turbo-pompes, à une centaine de kilomètres plus haut, dans le vide du cosmos...

Dans le centre de contrôle de Kourou, , ce sont les pulsations cardiaques des responsables, des techniciens de vol que l'on devrait mettre sous surveillance : au début des vols d'Ariane, un membre de l'équipe est décédé au cours d'un lancement, sous l'émotion...
Cette orgie de moteurs dopés et d'ergols (les carburants) stockés à bord suffit à dresser le portrait robot de la géante européenne : une croqueuse d'énergie.
Normal, donc, que la masse totale des combustibles l'emporte la balance : sur 740 tonnes au décollage, une Ariane 5 est faite de 470 tonnes de poudre (propulseurs latéraux), de 155 tonnes d'oxygène et d'hydrogène, de 10 tonnes d'ergols stockables pour la mise en place finale des satellites en orbite...
Soit 630 tonnes d'explosifs... Restent à peine105 tonnes pour la structure, les enveloppes des réservoirs, l'électronique, les satellites....

De fait, l'irruption de ce poids lourd du transport spatial au sein de l'écurie des fusées européennes fera l'effet d'un coup de semonce international.
Ariane 5, capable d'emporter 50 % de charge de plus en orbite (6.800 kg vers l'orbite géostationnaire, à 36.000 km d'altitude), avec une fiabilité relevée à 99 % et une baisse des coûts de lancement d'au moins 10 % sera l'aboutissement d'une incroyable aventure. Celle des politiques et industriels européen, des ingénieurs et des techniciens du vieux continent, qui en l'espace de vingt années, sont venus damer le pion de leurs concurrents sur le terrain de jeu préféré des "grands".
Les chiffres sont éloquents. Arianespace, l'entreprise chargée de vendre la fusée européenne sur le marché mondial possède aujourd'hui le plus beau carnet de commandes de la planète : trente sept satellites à lancer, pour un montant approchant les 17 milliards de francs. Ce qui signifie aussi que plus de la moitié du marché mondial de lancement de satellites civils est aujourd'hui entre les mains des Européens.

"Si nous voulons conserver une telle place, face à une concurrence de plus en plus vive, nous devons faire des efforts, et Ariane 5, c'est l'illustration de cette démarche, mais aussi l'aboutissement de la logique européenne du transport spatial", décode Jacques Durand.

Est-ce tout ?
Il y a encore quelques mois, les bureaux d'études astronautiques européens planchaient sur une mini-navette spatiale européenne, Hermès, dont on disait qu'Ariane V devrait pouvoir l'emporter vers l'espace. La croisière des Européens vers les étoiles avait trouvé sa nef, capables d'emporter des passagers vers des stations orbitales internationales, et pourquoi pas, européenne...

Ce projet a été réduit en cendres, atomisé. Sous l'effet des restrictions budgétaires imposées par divers Etats membres de l'Agence.
De cette aventure il reste pourtant à Ariane quelques restes. A commencer par un joli programme de développement de ses performances, qui doivent évoluer au fil des ans pour rejoindre ce qui aurait constitué un idéal pour mettre en orbite une navette lourdement chargée de fret.
Mais aussi, et surtout, une fiabilité imposée. La machine à lancer Hermès se devait d'assurer le sécurité de ses équipages, et viser un taux d'échec très faible, dès la conception du projet. Cet atout-là, Ariane V le conserve, intact...
Comment s'étonner alors que les féconds esprits de l'agence spatiale aient présenté récemment au choix de leurs décideurs politiques une nouvelle panoplie d'outils destinés à assurer à l'Europe la possibilité d'envoyer des astronautes en orbite ?
Moins couteux que le projet Hermès, beaucoup plus légere, la "capsule" CTV (véhicule de transfert d'équipage) offre ainsi d'emporter (et de ramener sur Terre) quatre personnes, avec quelques bagages, mais aussi de procéder à quelques expériences en orbite. Un retour aux capsules Apollo ou Soyouz, diront les fatalistes. Une sorte de compromis entre le carosse Hermès et la citrouille que constituerait le fait de devoir rester au sol, répondent les initiateurs du projet...

"Son principal avantage est de parfaitement s'insérer entre les moyens lourds des Américains, avec leur grosse navette, et ceux des Russes, avec leurs capsules sans fret", explique Jean-Jacques Dordain, responsable de la stratégie et la politique internationale à l'ESA.
Le petit CTV serait complété par un véhicule automatique de transfert (ATV), capable de livrer des charges à des stations orbitales, et de soutenir le CTV en orbite. Autres accessoires que l'on trouve dans ce mini-programme : un bras-robot pour pouvoir travailler dans l'espace, ainsi qu'une combinaison spatiale, développée en partenariat avec la Russie, et qui doterait astronautus Europeanus d'une autonomie de 7 heures.
C'est mesquin ?
Pour certains, c'est encore trop. Mais pour les ingénieurs et les politiques, c'est suffisant pour entretenir, à tarif raboté, la flamme des industriels européens pour l'espace.
C'est un ticket qui devrait aussi leur permettre de participer à d'éventuelles réalisations de stations orbitales internationales.
Et pourquoi pas, pour nous autres piétons, de continuer à rêver, encore, un peu...

vendredi 13 juin 2008

Immunofluorescence

Immunofluorescence
1994

Une bataille peut-elle être belle ? Cette question, c'est à des chercheurs comme Nancy Kedersha qu'il faut l'adresser. La jeune immunologiste américaine est une spécialiste mondialement reconnue du démontage des mécanismes du vivant. Sous ses yeux, des millions de cellules ont livré le combat de leur survie. Avoué leurs secrets.

Nancy n'est pas la seule chercheuse à utiliser l'immunofluorescence. La technique consiste à accoler des étiquettes colorées à des torpilles chimiques qui vont s'agripper à des cibles précises sur la cellule . Fluorescentes, ces marques s'illumineront lorsqu'on les fera passer sous une lumière bien précise, et révèleront l'anatomie intime des endroits ou elles ont été accueillies. Grâce à cette astuce aussi simple que jolie, les chercheurs peuvent voir les contours d'une cellule nerveuse, mais aussi traquer les effets de leurs molécules-médicament au contact de fibroplastes de la peau. Ils voient les substances, des "anticorps" ainsi colorés qui s'amarrent vigoureusement à la cellule, ceux qui font pénétrer le médicament qu'ils portent sur le dos à travers la muraille cellulaire et vont le livrer au bon endroit... Car en "ouvrant" les parois des cellules vivantes, on peut faire pénétrer ces missiles colorés dans la cellule. En se fixant à certaines protéines, ils dénoncent alors le fonctionnement intime de la microscopique usine du vivant....

Nancy a développé dans ce domaine une technique et un regard hors pair. Etudiante préparant sa thèse, elle a peaufiné jusqu'à l'extrème sa technique sur son microscope à fluorescence. Découvrant du coup dans les cellules des parties inconnues jusque là, des structures en forme d'arches (ribonucléoprotéines), omniprésentes, et dont on ignore toujours à quoi elles servent vraiment.

C'est ce regard "pénétrant" qui a intéressé les responsables de la société ImmunoGen de Cambridge (Massachusetts). Cette société mise actuellement sur le développement d'une nouvelle famille de médicaments contre le cancer, et ses responsables ont demandé à Nancy de venir observer chez eux l'effet de divers candidats-médicaments sur les cellules vivantes.
Le résultat de ces années de labeur? Un feu d'artifice coloré, un monde irréel, dont l'enjeu n'est pourtant rien moins que le combat pour la vie.

"Le plus étonnant, dans ce genre de travail, concède Nancy, c'est la manière dont les cellules conservent leurs caractéristiques, même quand vous les mettez en culture en éprouvette. C'est un peu comme si vous preniez des gendarmes et des voleurs, vous les mettiez sur une île déserte sans leurs armes, et qu'ils continuent à se poursuivre"....

Surtout, les cellules conservent leur capacité à "dialoguer" avec quantités d'agents extérieurs, les anti-corps.
A sa surface, chaque cellule porte des milliers de marques caractéristiques, des molécules chimiques qui font son empreinte, sa carte d'identité. Ces antigènes sont visités et lus par d'autres molécules, des anticorps présents à l'extérieur, et qui viennent épouser les formes des antigènes pour les identifier. Dans ce chaos de reconnaissances mutuelles, de tâtonnements chimiques, un intrus est identifié, dénoncé. Et les ordres d'attaque sont aussitôt donnés par une chaîne de réaction du système immunitaire, chargée d'ordonner le ménage et de faire balayer l'intrus.

Cela fonctionne plutôt bien. Même si certains envahisseurs, virus, bactéries ou parasites se sont adaptés en développant des astuces pour demeurer "illisibles", ou "invisibles", aux anticorps du système immunitaire. Dans le cas du cancer, il reste à comprendre pourquoi les cellules cancéreuses, qui pourtant ont une signature, un profil d'antigènes tout à fait particulier et différent de celui des cellules saines, ne sont pas exterminées par les défenses de l'organisme.

"Probablement le sont-elles, explique Wolf-Herman Fridman, directeur du laboratoire d'immunologie cellulaire de l'Institut Curie, mais le cancer se développe quand le système immunitaire ne fonctionne pas de façon suffisamment efficace...."
Cette déficience, les chercheurs veulent aujourd'hui la combler en jouant sur les arguments même de la défense. En fabricant des anticorps spécifiques, qui sachent parfaitement reconnaître les cellules cancéreuses et se fixer à la seule surface de celles-ci. En leur associant des substances toxiques, ils parviennent à faire converger les produits anti-cancéreux au coeur des tissus malades, en évitant leur dispersion dans le reste de l'organisme. Un progrès de taille par rapport aux techniques de chimiothérapie "aveugles", dont les effets de frappe massive sur l'organisme limitent trop souvent l'usage.
Parmi les substances qui pourraient ainsi se laisser guider par les anticorps, la ricine. Les immunologistes d'ImmunoGen pensent que cet extrait du ricin, capable à la dose de quelques molécules de tuer une cellule, pourra achever le travail dans le cas de chimiothérapies incomplètes, voire de remplacer celles-ci, à des doses mille fois moindre...

Le développement continu des techniques d'immunofluorescence progresse aujourd'hui à pas de géant. Les images que vous avez sous les yeux sont bien plus riches d'informations que celles que l'on obtenait il y a quelques années. Avec trois couleurs, bleu, rouge et vert, les fluorochromes permettent désormais de marquer différents effets des anticorps à l'intérieur même de la cellule, de cerner différentes étapes de la machinerie.
On a ainsi pu comprendre comment agissait le taxol, cet extrait de l'if qui s'avère un efficace agent anticancéreux. Il empêche le fonctionnement des microtubules, de petites structures qui interviennent lors de la copie des chromosomes en vue de la division cellulaire.

Dénonçant la présence la plus discrète, ces étiquettes fluorescentes peuvent aussi traquer un démarrage cancéreux avant-même qu'il ne soit observable. En trouvant de la kératine dans des tissus osseux, où cette substance n'a rien à faire, les biologistes peuvent diagnostiquer un affolement cellulaire correspondant à un cancer précoce.
Et demain ?

"Ces techniques vont se généraliser, on peut aujourd'hui directement regarder dans un microscope à immunofluorescence, alors qu'il y a quelques années, il fallait passer par la photographie", explique Jean Davoust, chercheur au centre d'immunologie de Marseille-Luminy (INSERM-CNRS).
Sur son écran, le biologiste pourra "visiter" la cellule sur laquelle il doit travailler. Y pénétrer pour un voyage virtuel, qui lui permettra d'assister en direct à l'action des médicaments convoyés par les anticorps...

Un fantasme ?
La microscopie confocale, où les points de fluorescence sont lus par un petit faisceau laser, les coordonnées enregistrées, permet déjà de restituer une image en trois dimensions de la cellule. Avec une précision aussi étonnante qu'émouvante.

Telescope Keck

Reportage à Hawaii
1994

Nos nuits devraient être blanches. Dégoulinantes de lumière. Coiffées de millions de lanternes solaires juxtaposées. Sans le moindre noir sur la voûte. Question de bon sens.
Après tout, le nombre d'étoiles tapissant l'univers est assez monstrueux pour être admis comme "infini" à l'horizon de notre entendement (des millions de milliards). Ne pas être aveuglé par une voûte enchassée de lumière confine donc à l'hérésie. Notre perception "instinctive" du monde est bafouée.
Car la nuit est obstinée, noire. A peine mouchetée de myriades de lueurs. Pourquoi ?
Pour satisfaire leurs flirts avec les questions de l'univers, les cohortes scientifiques gravissent désormais les Cordillères les plus escarpées pour y percher de gigantesques réceptacles à lumière, les miroirs des télescopes. Comme au Centre d'Observation Européen (ESO) de la Silla, au Chili, ou sur le Mauna Kéa, le volcan d'Hawaii couronné de neuf dômes blancs, 4.200 mètres plus haut que la mer.
Parfois, les Terriens expédient aussi leurs entonnoirs à lumière en orbite, comme le désormais fameux Hubble Telescope, et bien d'autres instruments moins médiatiques.
L'idée originelle de toutes ces migrations en altitude étant bien entendu d'échapper le mieux possible aux troubles inhérents à la basse atmosphère terrestre : pollution chimique et lumineuse, turbulences de l'air, nuages et humidité... S'en affranchir permet d'atteindre les limites de clarté des optiques, de distiller des images au piqué tranchant comme des rasoirs, chaque détail révélé devenant une information sans précédent sur les pâles objets observés.
Pour ce genre d'affaires, l'espace semble la solution idéale. En principe... Les avatars de Hubble et les pirouettes des astronautes-dépanneurs de la Nasa ont convaincu bien des astronomes que la solution, pour les gros télescopes optiques du moins, n'est pas forcément d'être placé dans l'espace.
Durant les vingt années qui séparent la conception de Hubble et son fonctionnement optimal, en décembre 1993, les cartes ont tout simplement été redistribuées. Astronomes et ingénieurs n'ont pas chômé, développant des outils optiques et électroniques sans équivalents, trouvant des sites d'implantation qui font des télescopes actuellement en cours de réalisation au sol des machines à traquer la lumière capables sous peu de concurrencer Hubble. S'il est probable que l'orbite terrestre conservera un intérêt puissant pour tous ceux qui étudient les longueurs d'ondes les plus altérées par l'atmosphère : ultra-violets, infra-rouges, rayons X, gamma, etc, dans le domaine optique, cela est moins certain...
Pour le prix d'un télescope optique en orbite, les astronomes pourront s'offrir une bonne dizaine d'engins géants au sol....
La partie cruciale du télescope géant, son âme, c'est le miroir primaire. Cette cuvette argentée lui confère qualités, défauts et limites... Une surface la plus étendue possible, mais aussi la plus régulière. Elle est chargée de collecter tous les grains de lumière, les photons en provenance des confins de l'univers, et de les concentrer vers un autre miroir, plus petit, qui forme le pinceau lumineux destiné à l'analyse par les instruments, les différentes caméras montées à la réception des images.
D'emblée, on perçoit le dilemme : réaliser le plus grand miroir possible, mais aussi le plus régulier, le plus lisse, le plus stable. Sans oublier qu'il doit être mobile, orientable, et avant tout, ne pas se déformer sous son propre poids...
La limite du genre était connue. Elle avait été atteinte par les Soviétiques, en 1976, avec un miroir de 6 mètres de diamètre à Zelentchouk (Caucase). D'ailleurs les défauts techniques de l'installation ne lui ont jamais permis d'atteindre les objectifs scientifiques que l'on pouvait espérer, et le plus performant des grands télescopes fut longtemps le Hale, du mont Palomar, en Arizona, plus modeste avec 5 mètres de diamètre, et plus ancien (1948). Il ne fut rattrapé en performances que par les grands télescopes des années 70 et 80, comme l'engin franco-canadien implanté sur le Mauna Kéa en 1979 (3,6 mètres de diamètre). Mieux conçus, implantés sur des sites meilleurs, ces instruments plus petits voyaient mieux que leurs ancêtres géants...
"On pensait vraiment à cette époque que l'on ne pouvait pas faire plus gros que le miroir du Mont Palomar. Et encore. Un miroir massif de dix mètres réalisé avec les mêmes techniques aurait imposé des infrastructures gigantesques, et coûté plus de six milliards de francs. Totalement irréaliste", se souvient Jerry Nelson, de l'Université de Berkeley, en Californie.
Mais Nelson avait une idée qui illuminait son cerveau chaque nuit, celles où la limpidité est telle que l'on se dit que toutes ces étoiles sont à portée de bras... Dès 1975, l'astronome dessina un télescope dont le miroir n'était plus d'un seul bloc, mais réalisé avec plusieurs petits éléments, alignés au moyen de vérins contrôlés par ordinateur.
Vingt plus tard, son rêve est à l'abri dans son écrin, sur le plus beau site astronomique du monde. Celui où le ciel est le plus pur, le plus sec. Le Mauna Kéa. Comme pour le Mont Palomar, un milliardaire a financé les 550 millions de francs de la construction, en échange de l'attribution de son nom au meilleur avaleur d'étoiles de la fin du siècle : Keck.
Les dix mètres de diamètre du miroir sont une ruche. Biseautés en alvéoles, les trente six miroirs hexagonaux sont montés côte à côte. Excessivement mince, avec 7,5 centimètres d'épaisseur, pour 1,8 mètres de haut, ils ne pèsent que 500 kilos chacun. Au total, un miroir trois fois plus léger que le Titan du Caucase, pour une surface trois fois plus grande ! Ce format a aussi permis de finir les miroirs de manière inhabituelle : en les voilant sous pression lors du polissage. Puis ils ont été relâchés, afin de prendre leur forme définitive.
Mais le sage secret du Keck, ce sont ses ordinateurs. Toutes les deux secondes ils calculent et rectifient la position des 108 vérins qui alignent les miroirs avec une précision équivalente au millième de l'épaisseur d'un cheveu. A la moindre variation de température, d'humidité, dès qu'une porte ouverte crée un courant d'air sous le dôme géant, les miroirs se réalignent, comme par magie. Et sagement, les particules de lumière se laissent cueillir, finissant leur voyage cosmique sur le même endroit du détecteur électronique...
"Les résultats sont surprenants", concède Barbara Schauffer, l'opératrice du télescope.
A tel point que le télescope sera flanqué d'un jumeau, déjà en construction 85 mètres plus loin. Reliés entre eux, les frères Keck pourront additionner leurs images, fonctionner comme un télescope unique dix fois plus performant en pouvoir de séparation...
L'histoire de cet instrument est l'exemple même de ce que font les télescopes modernes : harcelant des filets à lumière, capables de compter photon par photon, grain après grain, la lueur en provenance de l'horizon du monde.
Quels confins ? On ne sait guère. Selon les thèses, l'âge de l'univers varie de 8 à 20 milliards d'années. Pardonnez du peu. L'incertitude est énorme, et on espère, précisément, lever ce doute au cours de cette décennie, avec cette nouvelle génération d'instruments. La majorité des astronomes concernés optent aujourd'hui pour un âge probable de 15 milliards d'années. Si tel est le cas, les créatures célestes les plus distantes détectés à ce jour, des quasars, crachent leurs torrent d'énergie, à 14 milliards d'années lumière de nous.
Le Keck a déjà tiré les meilleurs portraits de ces torches folles du cosmos. Probablement nées au début de l'univers, leur lumière nous parvient enfin, et confirme leur statut de mystérieuses créatures. Ce sont les objets les plus brillants, vomissant des milliers de fois davantage d'énergie que des galaxies entières. Outre leur études, des télescopes de la puissance du Keck offrent de se servir de cette lumière pour analyser tout ce qui se trouve sur son trajet. Comme si de Paris, la photographie d'une ampoule électrique située à Lyon permettait de déterminer la pollution de l'air du côté d'Autun.
Du côté d'Hawaii, les résultats pleuvent. On estime aujourd'hui que les galaxies bleues, les plus chaudes, sont plus nombreuses que prévues, et bien plus jeunes. Et sous ce nouveau regard, le plus brillant objet dans le ciel, FSC10214+4724 de son petit nom scientifique, aussi éclairant qu'une centaine de milliard de soleils ordinaires, mais à 10 milliards d'années-lumière de nous, s'est déjà révélé comme un amas, peut-être une galaxie se faisant cannibaliser par un gigantesque quasar situé en son centre.
Des histoires de cannibalismes, on en compte par milliers dans le cosmos. Notre gentille galaxie, la Voie Lactée, est actuellement accusée de grignoter ses voisines, membres du même groupe spatial. Et en observant des centaines d'étoiles du Grand Nuage de Magellan, d'autres astronomes ont montré qu'un grand halo de matière sombre entoure notre groupe d'étoiles. Comparant des images prises à 15 années d'intervalle, ils ont pu mesurer les effet de cette matière invisible. Enfin, la masse manquante, la matière noire de l'univers, aurait donné signe d'existence. Selon les variantes de la théorie, elle pourrait peser jusqu'à 99 % de notre univers !
Autre sujet à suspense, pour les super-télescopes : les trous noirs. On cherche actuellement à comprendre celui qui se niche au centre de la galaxie, derrière un rideau de poussière.
Pour le dénicher en observant ses effets sur les astres voisins, il faut pointer de longues heures durant le même soleil, le suivre sur sa trajectoire de firmament. Amusant, de voir un colosse de 297 tonnes comme le Keck glisser sur son bain d'huile pour courtiser l'infime clarté, ramasser et concentrer assez de ces photons dans le réceptacle de ses miroirs alignés. "Si vous débloquez le frein, vous pouvez le faire tourner à la main", lâche un astronome.
Dans quelques années, d'autres grands télescopes glisseront ainsi en silence, en quête des images de leurs proies de la nuit.
Treize au total sont prévus à travers le monde.
Dont le très ambitieux projet de VLT (Very Large Telescope - Très Grand Télescope) de l'ESO, auquel la France participe pour plus du quart de l'investissement.
Pour ce grand chasseur du ciel austral, une montagne des Andes, le Cerro Paranal a déjà été rabotée, afin d'accueillir le bijou européen. Quatre télescopes de 8,2 mètres de diamètre seront construit l'un à côté de l'autre. Les miroirs, coulés d'un seul bloc, contrairement au Keck, mais de structure déformable, souffriront sous l'effet continu de petits vérins (optique active), commandés par un ordinateur, afin de compenser les effets de la dilatation, ou des perturbations mécaniques. Surtout, à terme les images des quatre engins seront fondues, additionnées. De quoi atteindre, à terme, les performances d'un télescope virtuel de 16 mètres de diamètre!
L'un des quatre télescope fera l'objet d'une autre révolution technique : son miroir sera "adaptatif".
C'est l'arme absolue contre les turbulences.
Comme sur une route surchauffée l'été, l'air de l'atmosphère est soumis à des variations de températures qui provoquent des turbulences, des flottements des images.
Pour des télescopes capables de distinguer une balle de tennis à 36.000 km de distance de la Terre, de telles ondulations sont plus que néfastes : elles gâchent les campagnes d'observation. Et il faut des heures de calculs aux meilleurs ordinateurs pour tenter, a posteriori, de corriger les clichés.
L'idée est ici de mesurer, sur le télescope, en direct, les turbulences observées. Un calculateur électronique intervient rectifie la forme du miroir, de façon immédiate et continue, pour que les défauts de l'image soient corrigés par le profil même de la surface réfléchissante.
Le plus étonnant, c'est que cela fonctionne.
Le système français COME-ON+ testé sur l'autre site de l'ESO au Chili, a permis de montrer toutes les capacités de cette technique, avec 64 vérins corrigeant la forme d'un miroir. Une technique ardue à mettre au point pour les grands télescopes, le problème étant évidemment le temps de réponse du système : il ne sert à rien de corriger le miroir trop tard. On ne ferait qu'amplifier les défauts.
Une solution envisagée pour mieux se débarrasser des clapotis de l'air ambiant est alors l'étoile artificielle. Pour disposer dans le ciel d'un astre assez brillant pour que l'ordinateur de correction optique dispose d'une "référence" (les lointains objets observés sont souvent peu visibles sur les caméras de correction), on illumine la très haute atmosphère, à 60 km d'altitude, d'un tir de faisceau laser. L'excitation du sodium présent là-haut suffit à créer une petite boule lumineuse, dont l'image vient ensuite régaler les caméras du télescope : sur une source aussi brillante, les corrections à porter au miroir deviennent évidentes.
Cela nous dira-t-il pourquoi le ciel est-il noir ?
Peut-être. Imaginons l'univers comme une explosion en cours, dans laquelle les astres les plus lointains, les quasars nous fuient à plus de 90 % de la vitesse de la lumière. Et nous "percevrons" un part du mystère : la lumière, toute la lumière craché par les étoiles n'a pas encore eu le temps de remplir l'univers. Et ne l'aura peut-être jamais, puisque de l'avis général, les galaxies sont jeunes, très jeunes. D'autres pensent que la matière disponible est insuffisante pour fournir assez d'énergie pour éclairer le ventre du monstre. Que le seul éclat dont nous disposerons jamais, c'est ce reste, ce rayonnement à 3 degrés Kelvin, la pâle lumière fossile a mise par le big bang, et qui nous baigne.
Nous resterions à toujours dans un tunnel...

Une année-lumière = 9,46 x 10p12 km