1994 (Archives)
Je republie cet article-entretien avec Luc Montagnier, en hommage au prix Nobel de médecine 2008 qui distingue aujourd'hui les travaux des chercheurs français Françoise Barré-Sinoussi et Luc Montagnier sur le sida ainsi que ceux de l'Allemand Harald zur Hausen dans un autre domaine, le cancer de l'utérus
Dix ans après la découverte du virus du sida, Luc Montagnier publiait chez Odile Jacob "Des virus et des hommes". Le récit de sa croisade de médecin-chercheur, du parcours de la maladie, ses espoirs face au mal du siècle.
Cet entretien fut réalisé dans sa résidence, au sud de Paris
"Vous avez de la chance, j'ai pu dormir un peu, je suis reposé ". Nous sommes un dimanche. A vingt minutes de Paris et de son laboratoire Luc Montagnier a déployé sourire et transats sur la pelouse qu'il vient de tondre. Un moment-oasis dans l'agenda d'un homme plus sollicité qu'un ministre. Les derniers remous tièdes de l'été font chahuter les arbres sentinelles, tandis que le découvreur du virus du sida évoque quelques souvenirs. Son arrivée à l'Institut Pasteur...
"Ce qui m'a vraiment ému, c'est l'annexe de Garches... La petite bâtisse où Pasteur est mort, dans cette chambre modeste. A l'Institut le culte de Pasteur est un peu trop caricatural et frise parfois la bigoterie, mais le personnage est fascinant par bien des aspects... Par son sens des réalités, par exemple. Il ne perdait jamais de vue les applications potentielles de ses recherches. Son culot aussi. Entre nous, il a eu de la chance que ses premiers essais de vaccination fonctionnent. Aurions-nous une telle audace aujourd'hui ?"
D'humeur buissonnière, l'oeil pétillant de complicité, Montagnier élargit un instant le cercle de ses mots et confie quelques affections. Ce qui le fascine ? Le vivant. L'exceptionnelle continuité du monde animé, avec ses mécanismes les plus minuscules, les molécules, leurs outils à l'échelles des chaînes d'atomes. Mais aussi les objets les plus complexes, les organes les plus finis. Quelle loi préside à cette organisation de la matière ?
On retrouve ici les compagnons de vie de Montagnier, les virus, aux marges du vivant et de l'inanimé.
"On peut aujourd'hui accélérer, produire leur évolution en éprouvette, pour observer quelles mutations peuvent survenir..., lesquelles s'adaptent, et tout cela en quelques heures... Cela s'applique aussi aux médicaments, des peptides, qui sélectionnent leur composants et leur forme, par le jeu des sélections...
Pourra-t-on ainsi, par le jeu des hasards nécessaires produire demain en laboratoire des médicaments qui n'existent pas dans la nature et que notre esprit aurait lui aussi négligé de concevoir ? Peut-être...
C'est dans la chambre de cette maison sémaphore, à l'orée d'une mer d'arbres, que les nuits du chercheur voient déferler cohortes de doutes, de questions, quelques lucioles d'espoirs aussi.
"Je suis en manque de sommeil depuis des années, alors chaque fois que je ferme l'oeil, les cauchemars me tendent leurs bras. Je passe le moins de temps possible en leur compagnie....".
Le plus souvent, étendu, les yeux ouverts, le médecin réfléchit. Prépare les questions qu'il va soumettre à ses collaborateurs, aux responsables de recherches de son département de virologie, et se demande s'il faudrait oser d'autres pistes, plus audacieuses encore. A quelles flammes se forge un personnage ?
Parfois, tout de même, le sommeil gagne. Un mince rempart de repos. Entre la lecture d'articles scientifiques, qui l'amène jusqu'au coeur de la nuit, et le travail difficile, qu'il retarde pour mieux en venir à bout sous les lueurs de l'aube.
Dans son livre, Luc Montagnier révèle quelques fragments de sa vie. Ceux qui l'ont, pour l'essentiel, construit. Son enfance, avec un accident qui laisse quelques empreintes, et la disparition de ce grand-père emporté par le cancer, qui l'aiguillera en douleur vers la médecine.
Mais c'est comprendre et savoir qui anime déjà l'adolescent de Châtellerault. Bien entendu, il engloutit son Jules Vernes et grignote toutes les expériences amusantes qui lui passent sous la main, derrière les épaules de son expert-comptable de père, bricoleur amoureux de progrès. C'est tout juste la fin de la guerre. Dans la cave-laboratoire de la nouvelle maison (la précédente a été bombardée), c'est un voyage extraordinaire : piles électriques au sodium, laboratoire de chimie, mélanges explosifs...
A seize ans, et deux bacs en poche, Montagnier (pas assez forcené en labeur mathématique pour devenir physicien) se lance à la fois sur les sentiers de la science naturelle et de la médecine. Pour se reconnaître, sept ans plus tard, en cet assistant de biologie moléculaire, à la Fondation Curie de Paris. Avant d'opter encore, en 1957. Mais cette fois, ça y est, c'est pour la virologie, et la rencontre d'un maître, Raymond Latarjet...
"C'est en 1982 que le sida commence à retenir mon attention de chercheur.... l'agent responsable pourrait être un virus..."
Que vient faire le hasard ici ? Tout, peut-être.
C'est Paul Prunet, directeur scientifique de l'Institut Pasteur Production, qui pilote Montagnier vers cette recherche. Par une simple question : regarder si un rétrovirus, vecteur du sida, pourrait être présent dans le sang dont se sert le laboratoire pour préparer des vaccins. Une excellente et précoce question, à l'origine de la création de l'équipe Montagnier, Chermann, Barré-Sinoussi.
L'histoire de la découverte du virus restera entachée d'une polémique scientifique. Celle occasionnée par une contamination des cultures virales du laboratoire américain de Robert Gallo, le concurrent de Montagnier. Un virus communiqué par les français, selon les habitudes de la recherche internationale, et que Gallo baptise d'un autre nom, dans la logique de ses travaux à lui.
La polémique est aujourd'hui close, à l'avantage exclusif des Français.
Gallo a-t-il "volé" le virus français ? Le pasteurien n'a pas d'atomes crochus avec l'Américain. Les tempéraments des deux personnages sont à l'opposé, et Montagnier relate dans son récit une rencontre glaciale avec Gallo, chez un ami commun... La question fait souffler une brise glacée sur le regard du virologue.
"Je n'ai pas de raison de douter de la thèse présentée par Gallo, qui est celle d'une contamination de laboratoire". Avec un regret toutefois : "Si l'administration française avait été convaincue plus rapidement par le travail de notre équipe, on aurait pu gagner des mois sur la mise au point de tests de dépistage..."
Aujourd'hui, on en est-on ? Un vaccin reste-t-il concevable ?
"Oui, définitivement... C'est difficile, certes. Par exemple, la piste la plus avancée, celle des anticorps neutralisant, semble vouée à l'échec, car les anticorps reconnaissent une partie extrêmement variable du virus.
Plus prometteuse, mais aussi plus complexe, une autre stratégie consiste à mettre en oeuvre des anticorps qui s'en prennent à des parties conservées du virus. Ou encore à provoquer une immunité des cellules contre le virus, avant son intrusion. C'est plus complexe, et pose le problème éthique de l'essai de ces vaccins.
Là encore, l'espoir pourrait venir de voies plus originales, qui passent par une expérience de terrain.
"Sur ce point nous comptons beaucoup sur l'Afrique. Dans des pays où l'incidence de la maladie est forte vous avez parfois dix pour cent des gens infectés. Les probabilités que les gens rencontrent le virus sont très grandes. Or on constate précisément que tous ne s'infectent pas. Un certain nombre ont probablement une résistance immunitaire naturelle, qu'il faut étudier et comprendre..."
En attendant le vaccin partiel ou total, les chercheurs tentent toutes les portes thérapeutiques. Comme les association entre divers antiviraux qui agissent sur différentes étapes de la réplication du virus.
"A mon sens, il faut une approche thérapeutique globale. Associer des anti-oxydants, des antibiotiques, restaurer l'immunité cellulaire qui permet la survie à long terme. Tout ceci dans l'esprit de bloquer l'évolution vers la maladie, bien entendu".
Une autre approche, ce sera demain, lorsque l'on connaîtra bien ces divers moyens de lutte, d'utiliser massivement ces médicaments.
"L'objectif étant, en quelques semaines de traitement choc, de faire sortir les virus présents dans les cellules à l'état latent, puis de les coincer par un traitement antiviral, pour éradiquer l'infection."
C'est ce type de stratégie que Luc Montagnier souhaite faire étudier dans les centres de recherche clinique qu'il met en place, dans la cadre de sa Fondation, et avec le soutien financier de la soirée contre le sida.
Ici le chercheur couvert d'honneurs, habitué aux joutes scientifiques autour des thèmes les plus discutés avoue sa sensibilité devant les ravages de la maladie.
Des patients amis ont été emportés...
"Je suis enragé de cela. C'est à la fois très dur, et une formidable motivation..." Celle du médecin ? "Oui, pas seulement... J'ai imaginé faire venir des séropositifs dans mon service, pour qu'ils rencontrent des chercheurs, mais je ne sais pas comment faire. Mais pour moi c'est clair, la motivation est là. L'urgence, pour que demain des gens bien portants puissent raconter au passé : j'ai eu le sida. Il faut lever le nez de sa paillasse, penser aux malades... Je me souvient de tous les noms des premiers patients. Ce n'est pas facile à vivre".
Depuis plus d'un an, le chercheur se bat aussi dans les couloirs et les antichambres lambrissées pour faire vivre sa Fondation, avec le soutien de l'Unesco. Les fruits de ce labeur à porte-documents mûrissent.
L'installation de trois centres de recherche clinique est en bonne voie. Il y a celui de l'hôpital Saint Joseph à Paris, un autre à Abidjan, et encore un autre aux Etats-Unis à San Diego.
Cela ne suffit pas au médecin ennemi du temps. Trois millions de malades, dix sept millions de séropositifs. C'est assez pour trransformer l'oxygène de l'air en énergie, à chaque instant.
"C'est vrai, j'ai sacrifié beaucoup de choses à cette lutte, mais que pouvais-je faire d'autre ? Il reste tant à essayer..."
Comme ces rencontres inédites avec d'autres chercheurs. Montagnier organise à Venise les 8 et 9 octobre prochain une réunion d'un genre inédit. Destinée à ouvrir un dialogue entre physiciens et biologistes.
Les prions, la maladie d'Alzheimer, peut-être dans le sida, les nucléations, un phénomène physique, intervient... Le vieillissement aussi, est concerné. Une réalité qui, aux yeux du pasteurien, montre bien que "pour avancer sur le sida, il faut bouger sur le plan des connaissances intimes de la vie elle-même".
Ce dimanche, le traqueur de virus consacre quelques heures de liberté à préfacer une biographie de Pasteur. Ce qui le frappe au détour du récit, c'est la manière dont vivait l'homme, séparé de la société, détestant les mondanités, réfugié dans son ultime cercle de famille.
Alors qu'en même temps, il pensait aux applications industrielles et sociales de ses travaux.
"Il était isolé, mais proche du monde réel, entouré de médecins, ressentait très violemment les problèmes de la société. Le sida aurait été de son époque, je suis certain que Pasteur s'y serait intéressé".